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Les tigres de papier
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Le Julung 13 Nohanur 814 à 20h54 |
Elle : c’est une figure, et elle se déplace quelque part entre maintenant et ce qui vient après. Elle se trouve dans l’atelier de son maître imprimeur, mais un atelier différent, déformé, distordu. Blafard. La nuit passe, le temps passe, elle passe. Le rêve se passe.
*** A travers quoi ? ***
Pas d’odeur animale. Pas d’odeur de colle. De la poussière flotte dans l’air gris, à peine lumineux. Il y a beaucoup de silence, mais aussi un peu de lancinance, un air, un rythme, son souffle, une sonorité labyrinthique. Et puis quoi ? Oromonde l’ignore. Elle est attirée par un flot de poussière grasse qui reste suspendues en l’air, rendues visibles par une clarté onirique qui filtre des étagères de travail. Il y repose les livres mort-nés, en attente, dégradés, jamais imprimés, raturés. Et puis quoi ? Elle tend sa main, et le rayon de lumière traverse sa paume. Elle constate qu’elle est transparente.
*** Les vaisseaux sanguins gonflent, ils sont fluides, lactescents. On y perçoit des formes, un mouvement régulier, infime. En se concentrant bien, on peut y voir… ***
Ça ne fait pas sens.
*** Qu’est-ce-qui fait sens ? ***
La peau… C’est sa peau, le problème, elle en est certaine. Elle en a une désagréable intuition, comme un hameçon dans le cours de son rêve. Comme si elle venait de rater une marche et d’amorcer une chute…
*** Le mouvement. Ce sont des poissons. Des poissons qui nagent dans ses veines… ***
Elle s’avance à la lumière grisée, tend son bras. Reflets ivoirins ; pulsation. A rebours, le cœur lui manque. Tout lui manque, tout lui fait défaut. Elle le constate bien désormais…La vision est étrange, indolore, pourtant terrible : elle n’a plus de peau. Mais l’écorchage est si net, et si vif, et sa chair est si claire, les os si fins, qu’elle n’en éprouve rien. Ni peur, ni panique.
Terrible limpidité.
*** Il y a un paysage qui ruisselle dans la peau de chacun. Gravé par les yeux d’autrui. Par les mains, aussi, au besoin… ***
Elle ignore le chuchotement impromptu du silence (?) et avance dans l’atelier.
Elle ne comprend pas ce que cela veut dire.
Mais peut-être que ça ne veut pas ‘dire’…
Quelque chose cloche : tout. Elle inspire et…comme ce pressentiment se fait d’un coup très pesant et très lourd dans sa poitrine… !
Au détour, là, sur l’atelier : sa peau, reposant nue et sanglante sur un fil, opaline et délicieusement opaque.
Elle crie.
…le rêve s’effondre, et Oromonde se réveille.
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Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume* |
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Le Matal 18 Nohanur 814 à 16h57 |
Un influx. Un temps, deux temps…la plongée s’effectue en douceur. L’apnée la guide dans les bras du songe sans accrocs. L’appel des profondeurs…Souple comme une salamandre, elle se faufile silencieusement dans les bas-fonds de sa conscience. La facilité avec laquelle le sommeil la love dans cet état est inquiétante, pourtant elle ne s’en fait pas.
Ses rêves sont subaquatiques, nageant librement en-deçà de la ligne de flottaison consciente.
Elle veut connaître la suite. Tout le monde veut toujours connaître la suite de l’histoire…jusqu’au jour où il n’y a plus rien qui suit, justement. Oromonde inspire. Récupérer sa peau, elle n’a que ça en tête. Aller jusqu’au bout de ce mystique capharnaüm. Voilà : elle y est. Elle sent la consistance du rêve s’épaissir, son sang se ralentir et la vitesse coaguler en une étoffe souple et fluide, transparente. Des reflets argentés, rayons lumineux cendrés, percent de l’air de l’imprimerie spectrale dans laquelle elle se retrouve.
Elle : c’est une figure, et elle se déplace entre maintenant et ce qui vient après. La nuit passe, le temps passe, le rêve passe. Elle passe.
*** A travers quoi ?
A travers quoi passe la nuit ? ***
Encore une fois, une musique étrange et cassante résonne à ses oreilles, pas la même que la dernière fois pourtant.
Sa peau étincelle presque sur son fil de cristal. Elle est longiligne, étendue, flasque mais pleine de promesses. Elle suggère un monde opaque, une couverture chaleureuse, organique.
Oromonde souhaite la récupérer.
Sa carcasse tient à un murmure, mais aucun son ne sort de ses lèvres. Pour cause : elle en est dénuée. Bêtement, elle tend les bras, tente de la décrocher. Le matériau sous la pulpe de ses doigts est étonnamment doux et lisse. Avec surprise, elle constate, à force de palper sa peau, que les poils et les tâches sanguinolentes en ont été enlevés. Ne reste que le sac rose et douceâtre. Et son corps, lourd de promesses et d’attente, si plein de réalité, est trop transparent pour qu’elle parvienne à s’en saisir… : à force de discrétion, Oromonde est devenue intangible.
Elle remarque que le derme a été raclé et désinfecté, une procédure à laquelle elle n’est pas étrangère pour l’avoir souvent pratiqué.
*** Des poissons, des poissons tournent en rond dans son ventre… ***
L’effroi et le trouble qui la saisit est violent. Oui, elle a déjà souvent fait ça, pour travailler les peaux et les cuirs animaux qui servent à la presse…
Sous l’effet de l’intuition, elle se tourne vers la bibliothèque quasi-vide qui se trouve dans son dos et, à force d’efforts démesurés, parvint à faire tomber un des ouvrages au sol. Elle se met à genoux pour le lire, et constate avec horreur que la composition…
…est entièrement humaine.
*** Rien n’est gravés sur les pages, mais les pages sont chaudes et respirent sous ses doigts. ***
Elle se relève, faible. Les gestes lui sont de plus en plus pénibles, ce qui est d’autant plus difficile à supporter que la parole lui est ôtée. A tâtons, elle se projette dans la pièce voisine, où doit travailler maître Li Yun, l’imprimeur…
Elle suffoque. Dans la pièce voisine, la chaleur augmente considérablement. La gravité aussi. Le rêve se décale encore plus profondément dans les profondeurs. Elle sent la barre peser sur ses épaules et ses genoux, et son incarnation intangible tremble et tombe à genoux.
« Tsss-k, tsss-k. »
*** Et si elle ne remontait pas ? ***
C’est avec beaucoup de peine qu’elle parvient à redresser la nuque. Ses yeux papillonnent. Ses mains sont moites, froides, se fondent à son torse.
La pièce est immense, rectangulaire, rougeâtre. De multiples peaux de krolannes se succèdent à perte de vue, aussi loin que portent ses yeux fatigués. A gauche, elles sont vierges, nues de sens ; à sa droite, l’épiderme a été entièrement recouvert de signes très étroits qui doivent sans doute correspondre à un système sémiotique qui dépasse totalement Oromonde. Elle suffoque, et finit par croiser le regard de l’orchestrateur de cette pièce de cauchemar.
Il se trouve au bureau de Li Yun et porte des lunettes rondes sur un visage blafard exagérément angulaire et appuyé. Des cheveux gras et tirés en arrière, très noirs, souligne les rides étranges de son front et son sourire impossible. Ses doigts arachnéens, trop nombreux pour faire de lui un krolanne normal, sont pointus et acérés, et gouttent de l’encre noire. Sur le bureau est étalé un sac de peau rose de taille…enfantine.
Il cesse son travail macabre et lève ses mains horribles à hauteur de son visage, penchant la tête sur le côté. Sa mâchoire cliquète désagréablement.
« Ainsi donc, vous êtes venue jusqu’à moi. Vous n’êtes pas la première, ni, j’imagine, la dernière qui viendra m’importuner dans ma tâche. Bon, bon, bon.» Il secoue la tête avec désapprobation. « Savez-vous qui je suis, jeune fille ? »
Elle aimerait pouvoir répondre, mais son manque d’organicité est terrible : elle ne peut parler, à peine bouger. Elle se sent comme un animal pris au piège, sans mots, sans gestes, sans idées. Avec peine, elle parvient à secouer la tête.
« Non, évidemment. (soupir) Bon. » Ses mains s’agitent et il reprend son travail. Ses doigts, à une vitesse inimaginable, s’inscrivent superficiellement dans la chair interne et y laisse des écritures microscopiques, des sillons infernaux. « Nous verrons cela plus tard. Savez-vous au moins ce que je fais, en ce cas ? »
Elle se rend compte que oui. Il grave les peaux des krolannes…mais cela veut dire quelque, non ? Quoi ? Réfléchis, réfléchis, Oromonde, use de ta tête…
« Je grave vos vies, bien sûr. Je vous écris, vous rédige. Oh, ce n’est pas moi qui ai décidé de tout ça », rajoute l’horrible figure avec un sourire suffisant, « naturellement, cela vient des ordres supérieurs. J’exécute. Il faut dire que j’aime ce que je fais. Personne ne travaille avec mon talent. Alors, certes, on pourra vous dire : « Ce type, là, il est un peu dur, quand même », ou encore me reprocher, que sais-je, mes méthodes de travail, pas assez ‘raffinées’ pour les sphères célestes du destin… » En un geste, il finit de cisailler la peau. Avec horreur, Oromonde le voit se saisir d’un fil et recoudre le sac informe ensemble et une parodie terrifiante d’être vivant, puis le jeter négligemment et sans regard sur un chariot déjà recouvert de carcasses de ce type. Les inscriptions luisantes qu’il y a tracées sont encore visibles et fraîches. « Mais il faut dire ce qui est : avec moi, on sait toujours qu’on aura ce qu’on a demandé. Bon, bon, bon. Hasard ! Présage !»
L’injonction fait soudainement apparaître une autre créature difforme et bicéphale. Elle s’avance comme une ombre, haute de deux mètres.
« Occupe-toi de ça, » ordonne la créature en désignant le tas de cadavres (ou de naissants… ?)
Il se tourne à nouveau vers Oromonde, la détaille brièvement. L’effroi la gagne et elle se sent s’évanouir.
« Bon, bon, bon. On n’a pas fait tout ce chemin pour rien, n’est-ce-pas ? Je vais vous montrer.
Allons donc nous occuper de votre peau… »
Heureusement, elle se réveille. |
Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume* |
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Le Dhiwara 21 Dasawar 814 à 10h17 |
Cette fois-ci, la plongée s’opère difficilement, avec accrocs. A plusieurs reprises, elle se réveille, nageant entre deux eaux : Léthé et Styx, incapable d’en bien discerner les contours, et ballotée futilement d’un côté ou de l’autre.
Pourtant le rêve l’appelle, comme un poids à ses pieds. Somatiquement, c’est la lourdeur de sa cage thoracique qui le traduit. D’un coup, oui, à nouveau, elle est là. Anonyme, dépossédée. Ensommeillée.
Elle : c’est une figure, et elle se déplace entre maintenant et ce qui vient après. La nuit passe, le temps passe, le rêve passe. Elle passe.
*** A travers quoi ?
A travers quoi passe la nuit ?
A travers quoi passe le temps ? Et vers quoi ? ***
Dans cette tapisserie aquatique, elle se trouve à nouveau près du bureau de maître Li Yun. Mais les peaux, les multiples peaux ont disparu, ainsi que la créature qu’elle y a rencontrée. Une obscurité pensive et organique s’est lovée aux murs, aux bords de son champ visuel. Son champ visuel, parlons-en : sa perception est flouée, comme si elle regardait le monde à travers un verre d’eau. Une réfraction ténébreuse glisse aux coins de ses yeux et s’enroule dans son dos. Elle est déjà essoufflée.
La pression. La pression est trop haute, réalise-t-elle. Le maigre tissu diaphane qui sert à lui faire corps se distend à vue d’œil. Il va disparaître, s’évanouir, claquer comme un grand drapeau, et elle en mourra. Elle en est certaine. Dans ses artères gonflées et translucides grelottent des poissons argentés qui voyagent dans son réseau nerveux.
*** Le rêve est déréglé : plus il s’approfondit, plus elle peine à en sortir. ***
Avec difficulté, elle parvient à se lever et titube jusqu’au bureau. Elle se rattrape sur les bords du mobilier, et peine à respirer. Ses ongles griffent le bois, qui se contracte à la façon d’un muscle. Il est chaud. Cela la dégoûte. Sur sa surface palpitent une phrase, une seule : « Alors survint l’énigme. » Elle l’avait déjà vu. Elle l’avait déjà ressenti, profondément, dans ses entrailles…cette fois-ci, c’est différent. Il ne s’agit que d’une résurgence mémorielle, pas de l’évènement moteur. Il n’en reste pas moins que ce qu’elle éprouve lors de ces rêves lui rappellent le spectre émotionnel que lui a fait découvrir la Voix de Cendre et son basculement initial à l’état de lanyshta.
Sa peau. Il lui faut retrouver sa peau.
*** Ni krolanne, ni lanyshta. Ni lanyshta, ni krolanne. Qu’es-tu, en ce cas-là ? Un poisson entre deux eaux, une tête vide, un corps nu *** .
Tout cela doit forcément avoir un sens, elle se doit de le trouver…
« Bon, bon, bon. Voici que vous nous graciez à nouveau de votre présence. » Un cliquetis bio-mécanique accompagne la déclaration, suivie de l’apparition de la créature au visage blafard. Elle émerge des ombres, montée sur des pattes arachnéennes qui correspondent à l’image de ses doigts allongés et multiples. Ses mâchoires claquent à la façon de mandibules. Elle réalise qu’il s’agit d’un rire, ou d’un rictus, elle n’en est pas sûre. « Nous allons donc pouvoir procéder. Poussez-vous. »
Elle s’agrippe au meuble, mais le monstre la balaie aisément et elle s’écroule au sol. « Votre consistance mémo-temporelle est déjà en train de se dissoudre, jeune fille. Pouah ! Regardez-moi cette purée de pois schizotopique : c’est ce que vous appelez une conscience identitaire, peut-être ? Quel travail mal fait ! Et la balance des éléments anisotropes est déréglée, de toute évidence… » D’un geste, la créature plonge son bras jaunâtre dans son torse, sans rencontrer aucune résistance matérielle. Il en ressort un organe palpitant, à la couche transparente, contenant un liquide lumineux dans lequel évoluent quelques poissons. Elle ouvre la bouche pour crier sans produire aucun son. ]«Conséquence : Forte imagerie métaphorique et mobilisation symbolique pour compenser. Epiphénomène mnésique identifié. Processus cognitif principal en reconstruction. Schémas narratifs interrogés…bon, bon, bon. Ça ne prendra qu’un moment. Voyez.»
La créature perce le palpitant d’une de ses longues griffes et rattrape un des poissons par la queue, l’enfournant aussitôt dans une bouche aux canines pointues. Sans jeter un regard à la jeune femme prostrée et terrifiée, l’être contourne le bureau, en ouvre un tiroir et en sort une peau lisse et vierge qu’il étale sur son plan de travail.
Ses doigts nerveux s’agitent, et, avec une vitesse prodigieuse, il incise à répétition l’enveloppe dermique. Chaque figure qu’il trace est un signe, a un sens ; chacune brûle profondément la rêveuse qui se sent l’envie curieuse de…. se gratter ?
Avec concentration, elle parvient à se relever sur les coudes. De la poche percée dans son torse se répand tout le liquide de son corps, et elle s’étale alors même qu’elle rampe difficilement jusqu’au bureau où s’opère…cette chose. Elle ne souffre pas, pourtant, alors-même qu’elle subit une hémorragie rapide et fatale à cette incarnation. Cela lui demande bien trop d’efforts pour escalader le bureau, et elle s’évapore vite, très vite. Pourtant, sa main amaigrie parvient à dévier celle du scribe monstrueux, et de sa bouche se répand une flaque de mots - littéralement :
« Je sais ce que vous êtes maintenant. »
« Beurk », commente la créature en s’écartant. « J’ai horreur des fluides verbaux sur mon travail. Un peu de tenue, mademoiselle. Utilisez des sons, c’est plus probant. Et civilisé. »
Elle persiste :
« Vous êtes les Augures. Vous êtes le Destin. Vous êtes l’Ordre. Vous êtes…le Scribe.»
« Raccourcis conceptuels et associatifs, usages malheureux des articles définis. C’est une façon de le formuler. Ceci dit, ce n’est pas la question qui nous préoccupe actuellement, ni celle à laquelle vous vous devez de répondre. » Avec agacement, la créature écarte le fluide verbal qui a brouillé son travail, et sa mâchoire cliquète furieusement alors qu’il en constate les dégâts. « Les lanyshtas, vous êtes tous les mêmes. Vous vous demandez qui sont les autres incessamment. Ah ! Question idiote ! Cela, vous ne pouvez gère le savoir. C’est à peine si vous pouvez commencer à savoir ce que vous pourriez être, sans parler de ce que vous devriez être, bien plus importante question. Evidemment, cela nécessiterait que vous soyez en mesure de trouver les bonnes réponses… » Et, disant cela, il balaya la figure de la jeune femme qui bascula et perdit le reste de sa contenance, s’évanouissant définitivement. « …si seulement vous étiez aussi en mesure de trouver les bonnes questions. »
Et, cliquetant, les doigts du scribe reprirent leur travail.
La figure, elle, se réveille.
Accompagnée d’une furieuse envie de se gratter.
Bizarre…
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Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume* |
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