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Serviles réminiscences
Domi habuit unde disceret
 
Harvain

Kil'dé  
Le Luang 23 Fambir 815 à 18h00
 
J’ouvre les yeux. Ou plutôt je reprends conscience. Je baisse le regard sur mes mains ensanglantées. Je remarque la petite protubérance d’acier qui dépasse de ma main droite : un poing de fer. C’est vrai que ce n’est pas très loyal mais au combat, tous les coups sont permis. Puis le son autour de moi déferle et me ramène de force dans la réalité. Quelqu’un est allongé au sol, le visage tuméfié recouvert de plaies superficielles. Il semble au bord de l’évanouissement, ses gémissements sont de plus en plus faibles. Je hume l’air frais vicié et lève la tête vers le ciel obstrué par les canalisations rouillées. La ruelle est sombre, humide à cause de la proximité des pompes à eau. Cela fait plus d’une heure que je le suivais depuis cette taverne infâme. Avec ce que je pourrai revendre de ses vêtements et si sa bourse est à la hauteur, cela me permettra de passer un peu de bon temps. C’est plutôt rare de voir des gens aussi aisés si bas dans les catacombes.

*** Ambiance ***


Un choc à l’arrière du crâne me rappelle douloureusement que j’ai baissé ma garde. Je perds presque connaissance avant de toucher le sol. Et au travers de l’épais rideau de l’inconscience qui tombe, je crois entendre :


« C’est la dernière fois que tu empiètes sur notre territoire »

Je le savais bien. Les indépendants comme moi, non affiliés à une bande officielle étaient très mal vus. Souvent interdits, parfois, ils exerçaient monnayant une licence prohibitive auprès du ponte local. Moi…j’aimais trop mon indépendance et l’argent pour abandonner l’un ou l’autre. La paye en tant que groom n’est pas terrible, il fallait arrondir les fins de mois.

Etourdit, grogit, ma vue est floue et j’arrive à peine à entrapercevoir les silhouettes qui sortent de l’ombre. Ce que je vois mieux, c’est le reflet des différents outils métalliques qu’ils portent à la ceinture ou déjà aux mains. Je n’arrive pas à bouger facilement, je suis toujours assommé.

Ils s’approchent et commencent une farandole de tabassage à grands coups de pieds. Les amateurs, ils n’utilisent pas de bouts ferrés. Je me roule en boule du mieux que je peux en attendant des jours meilleurs. J’entends rire, enfin je crois. Quoi de plus normal. Moi aussi je rirai à leur place. Jusqu’au moment où les coups cessent. Je risque un œil à la ronde, les coups m’ayant rendu l’esprit clairvoyant au détriment de douleurs sourdes. La personne que je pensais avoir allongé à coups de poings kil’dariens quelques minutes plus tôt est debout l’air de rien et rit à gorge déployée maintenant.


« Jeunes gens, vous m’en voyez navré, vraiment mais cette personne là, au sol, m’intéresse beaucoup. Oh, je suis conscient qu’il le mérite amplement et que votre grief doit être tout à fait fondé mais désormais…il est à moi »

Un silence se fait. Je reste en boule mais je sens l’hésitation de mes agresseurs. Une seconde, pas plus. La même voix que celui qui m’avait assommé reprend.

« Fous le camp grand-père et si t’as de la chance, tu verras le soleil se lever tout à l’heure »

Nouveau silence. Je tourne légèrement la tête pour mieux le voir. Il est penché sur sa canne, non pas pour s’aider à tenir debout mais comme un style de dandy, jambes croisées, main gauche sur les hanches. De là où je suis, il me semble plus grand que dans mon souvenir. Mais tout parait plus grand quand on est cloué au sol.



Il se redresse et hausse les épaules.


« Soit… »

Il claque des talons et leur tourne le dos, repartant d’un pas presque jovial. Je sais que d’ici peu, ça va être de nouveau ma fête, je me remets en boule tout en cherchant une solution.

« Mais en fait non…C’est à ses manières que l’on juge un homme jeunes gens. Et notre ami présent en a. Plus que vous tous réunis. Je vais vous montrer… »

Il revient, marchant tranquillement vers mes agresseurs.

« On t’aura prévenu vieux sch… »

Je n’ai pas pu bien voir mais le bruit sourd d’un objet contondant métallique sur une tête, je le connais par cœur suivi par le bruit mou d’un corps qui tombe sur le sol. Aussitôt, mus par une longue expérience de bagarres de rue, mes attaquants se jettent sur l’homme solitaire. L’obscurité ambiante est un atout pour les habitués et cet homme ne devrait rien pouvoir faire théoriquement face à des adversaires aussi expérimentés. D’instinct, je recule en rampant et lorsque je me retrouve dos au mur, j’arrive à me relever. Les éclairs de métal que je vois montrent qu’ils ont sorti les dagues et autres lames courbes. J’ai du mal à cerner tous les mouvements, la canne est parfois utilisée comme épée, parfois comme bâton ou même comme une masse. Quelques instants plus tard, nous ne sommes plus que deux debout.

P…pourquoi vous vous êtes laissé faire tout à l’heure contre moi ?

Je savais que toute autre question ou remarque était stupide en ce moment même si je mourrai d’impatience de les dire. Mais mon interlocuteur ne répondit pas. A la place, je cru voir un sourire se dessiner sur son visage. Il venait de reprendre sa position jambes croisées, penché sur la droite, sa canne en diagonale comme une béquille pour un cyclovapeur.

« Je pense…qu’une tasse de thé nous ferait le plus grand bien jeune homme. Vous aimez le thé j’espère ».

Je fis non de la tête. Je l’entends pousser un bref soupir.

« Vous allez aimer jeune homme »

Et même dans l’obscurité, je voyais son sourire. Comme celui d’un chat en face d’une souris. Non pas pour la manger mais pour jouer avec.


 
Harvain

Kil'dé  
Le Luang 30 Marigar 815 à 18h00
 
J’ouvre les yeux. Ou plutôt je reprends conscience. Je sur allongé sur le sol à plat ventre. Enfin le sol…une boue détrempée martelée par un déluge torrentiel éclairée par des projecteurs. Puis les sons reviennent, me submergent. Des aboiements féroces, des insultes criées, des ordres hurlés. Je me relève mais je suis vite bloqué, mon dos touche les fils barbelés. Mû par un instinct primaire, je me remets à ramper et avancer vers la sortie. Je tourne la tête autour de moi, je vois les autres avancer. Plus loin, hors du parcours, les professeurs hurlent des ordres tandis que des chiens attachés aux pylônes aboient. Certains de nos professeurs portent des armes chargées à blanc. Une rumeur veut que sur cent balles, quatre-vingt-dix-neuf soient à blanc et la dernière soit fonctionnelle. Cette simple probabilité suffit à nous motiver et à nous maintenir alertes. J’arrive à la fin du parcours, je me relève et continue. Devant moi, des barres de tractions. Je m'exécute péniblement sous les insultes d’un surveillant. Leur répertoire de vexations est sans fin on dirait, faisant preuve d’une imagination absolue sur la petitesse de nos appareils génitaux, les mœurs douteux de nos parents, nos capacités intellectuelles limitées, notre ressemblance à divers animaux ou tas de déjections.

*** Ambiance ***


Lorsqu’il y a plusieurs mois je rencontrais cet homme au détour d’une ruelle sordide et qu’il m’avait fait cette proposition, j’étais bien loin de penser à quoi je m’engageais. Une école hôtelière et de gentilshommes sur le raffinement, les bonnes manières, la cuisine et même la couture. Je me souviens de mon premier jour. Le discours du Directeur du Locus Solus, celui qui portait le surnom de Genius Loci. Nous ne connaissions pas son véritable nom. Son discours était insignifiant étrangement, sans saveur, j’avais un a priori bien négatif. Puis vint la présentation du corps professoral. J’étais surpris de voir parmi eux des « intervenants extérieurs ». Sortes de spécialistes dans leurs domaines mais je ne savais pas encore lesquels. Nous ne les verrions que des années plus tard. Enfin c’est ce que je pensais. Cinq années de cours attendaient ceux qui « survivaient » – le terme m’avait paru un peu prétentieux à l’époque –. Chaque promotion comptait environ trois cent étudiants même si la première année était toujours la plus peuplée. Chaque promotion était divisée en quatre maisons : Boros, Azorius, Orzhov et Selesnya. Les maisons regroupaient donc plusieurs promotions dans des ailes différentes du complexe hôtelier. Quant à la gent féminine, toutes maisons confondues, était pour des raisons évidentes de bienséance dans un bâtiment à part lourdement surveillé ce qui ne faisait qu’attiser les curiosités.

Très vite toutefois, nous découvrions qu’une part importante de nos cours était dédiée aux « renforcements physiques et mentaux » ou « aguerrissements » comme ils l’appelaient. Car avant d’apprendre à manier le couteau à huître et à repasser une chemise convenablement, il fallait mettre tout ce beau monde au pas. Un envers appris douloureusement. Le lendemain de notre intégration, nous étions jetés hors de nos lits en pleine nuit. Et certains de nos professeurs, souriants et bien propres sur eux se muaient en des adjudants impitoyables sous l’autorité d’un de ces « intervenants extérieurs » dont on ne distinguait que la silhouette dans la pénombre. Manque de sommeil, faim, fatigue, froid, blessures, nous accumulions les difficultés, repoussant au plus loin nos limites. Ce n’était pas un entrainement « tout le monde part, tout le monde arrive ». Ce qui arrivait aux autres n’était que secondaire, que des alliances de circonstance. Seul l’objectif comptait, celui d’arriver le plus loin et de tenir le plus longtemps. Pendant des jours et des nuits dont je perdis le compte, sur le champ d’entrainement derrière l’université, nous avons subi l’implacable endurcissement réservé à chaque nouvel entrant. Plus tard, bien plus tard, j’appris que nous avions passé deux semaines à ce rythme. Après cette plongée imprévue dans les strates les plus profondes de l’Enfer où certains n’étaient pas remontés à la surface, nous intégrâmes pour de bon nos chambres et nos leçons plus conventionnelles. Le but était de nous briser et de nous reconstruire. Toutefois, chaque semaine de cours avait au moins une journée dédiée à ce genre de cours. Pendant plusieurs années, j’apprendrai l’escalade et la descente en rappel, la nage, à rester immobile pendant des heures, à creuser des tranchées, à me camoufler dans la végétation – « faire mon trou » comme ils disaient –, à vivre dans le froid ou dans le chaud. Et effectivement, tout le monde ne survivait pas…

Ce parcours d’obstacle, on le connaissait par cœur et on le détestait cordialement. Tous les matins à l’aurore et tous les soirs au crépuscule, nous faisions les travaux d’intérêts généraux. Entretenir les locaux et réparer les dégâts que nous faisions, ratisser le jardin, remporter les fleurs, nettoyer les pierres apparentes, creuser les fondations des futurs bâtiments et les baraquements temporaires. Et puis il y avait la mascotte. Une bille de bois de 10 kilos que « l’andouille » devait porter en permanence jusqu’à ce qu’une autre andouille prenne la relève. Et généralement, une andouille pouvait s’illustrer après l’extinction des feux. Toutes les maisons étaient alors expulsées dehors pour quelques tours du terrain. « Merci maison Boros on s’en souviendra » gueulait tout le monde dans la nuit. Ce qui donnait lieu à quelques règlements de comptes en coulisse parfois.

J’étais membre de la maison Orzhov. La plus « intégriste », celle où les membres étaient jugés les plus rigides, les plus à cheval sur l’étiquette mais aussi les plus fourbes et manipulateurs. En concurrence éternelle avec la maison Azorius qui tenait la tête du classement depuis plusieurs années. Plus tard, bien plus tard, j’apprendrai que les Orzhov faisaient d’excellents administrateurs et majordomes. Certains se tournaient vers des fonctions commerciales ou juridiques, dans les deux cas toujours très lucratives. Mais un certain cortège de rumeurs couraient sur certains anciens élèves qui auraient mal tourné. Au début, j’étais encore loin de me douter du contenu réel de certaines options en cinquième année…



 
Harvain

Kil'dé  
Le Sukra 12 Saptawarar 815 à 00h05
 
J'ouvre les yeux et je me souviens. Relativement peu de choses différencient un majordome d'un militaire après tout. Nous vivons et mourrons en uniforme au service d'intérêts supérieurs, nous sommes la rigueur incarnée, les avatars d'un mode de vie particulier. Une existence hors du commun attend ceux qui empruntent cette voie pavée de mystères, de doutes et de secrets. Témoins de moments si fugaces qu'on se demande s'ils ont vraiment existés, condamnés à voir l'histoire se répéter, nous assistons au déroulement de la vie et de la mort sous nos yeux. Et parfois, davantage acteurs que spectateurs.

*** Ambiance ***


Oui je me souviens d'un jour, au Locus Solus, un examen d'éthique professionnelle. Oh je connaissais déjà l'énoncé du problème. Et mes 253 autres condisciples le connaissaient aussi, c'était une des premières choses que nous apprenions, mais le comprenions-nous vraiment, réellement ? Cela était une autre paire de manches. Sur une feuille blanche, hormis les en-têtes, pieds de page et filigranes habituels, se trouvait une unique question. La particularité de cet examen est que nous connaissions le sujet de l'interrogation depuis le début. Et pour cause, c'était la même question tous les ans depuis une cinquantaine d'années. L'éthique professionnelle n'était pas la matière la plus importante, elle était même en option pour plusieurs cursus. Mais étrangement, beaucoup d'entre nous la suivaient. Son examen final avait un petit coefficient mais l'évaluation du professeur avait un poids particulier et il suffisait d'un mot pour vous faire renvoyer malgré les meilleures notes du monde.

*** Jusqu'où iriez-vous pour votre maître ? ***


Désarmante de simplicité, nous n'étions pas jugés sur la réponse en elle-même mais sur la justification, le raisonnement, l'explication que chacun rédige en son âme et conscience. Les premières années débattaient des heures, des jours, des semaines sur la question, trop contents de pouvoir s'épancher à loisir dans des réflexions immatures, spéculatives, irrationnelles, de faire montre d'une pseudo intelligence gluante pour épater la galerie ou les filles. Les dernières années, dont je faisais partie à ce moment étions plus avisés, plus silencieux mais tout autant perdus. Nos cinq années d'éducation et d'entrainement n'avaient pas permis d'avancer d'un iota dans nos réflexions. Et Scylla sait à quel point nous avions, nous aussi, passé nos journées et nos nuits à y réfléchir pendant ces années. Il était alors amusant de voir la diversité des réponses et des raisonnements sous-jacents en fonction de l'origine sociale de l'interrogé. De temps à autres, il se trouvait quelqu'un qui pensait apporter un élément nouveau à la réflexion, mais ce n'était qu'une faible variante des milliers de thèmes abordés avant nous. Nous avions quatre heures devant nous, temps purement indicatif car il était autorisé de rester aussi longtemps que prévu. Mais il était de bon ton de sortir avant l'heure du thé.

*** ***


Les notions d'obéissance, de responsabilité, de devoir, d'éthique, de morale, de bien et de mal, de servilité, de conformisme, d'honorabilité, de respect…et tellement plus encore s'entrechoquaient sous mon crâne telle une tempête dans laquelle chacune de mes voix s'efforçait de se faire entendre. Je n'ai jamais été amateur de dissertations, je n'ai pas l'esprit taillé pour faire rentrer des raisonnements en trois parties et neuf sous-parties. Je préfère lâcher mes idées - les vomir comme disent mes professeurs - sur le papier et regarder le résultat plus ou moins intrigué.

Le loyalisme politique, l’obéissance militaire ou la servilité domestique sont des choses excellentes, mais elles n’exigent ni ne justifient la perpétration d’actes manifestement injustifiables. Il arrive un moment où un être krolanne doit refuser d’obéir à son maître, s’il doit aussi obéir à sa conscience. Même le simple laquais qui sert dans les rangs de la maisonnée n’est pas tenu d’obéir à des ordres illégaux. Le fait d’avoir agi sur l’ordre de son maître ou celui d’un supérieur hiérarchique ne le dégage pas la responsabilité s’il a eu moralement la faculté de choisir. Voilà pour le premier argument du camp des modérés.

Toutefois, les puristes défendent une autre vision en un argument simpliste toutefois. Si l’essence de notre société est la liberté, celle de la domesticité est la discipline. Le majordome n’a rien à dire, quelque intelligent qu’il soit. Il est du devoir du serviteur d’obéir, sans poser de questions, à tous les ordres que lui donne le maître de maison, son maître.

Se pose alors la question par transposition de la fin justifiant, ou non, les moyens. L'illégalité est-elle acceptable pour remplir notre devoir, notre office ? Et même sous couvert de la légalité, se poserait éventuellement la question de la moralité ou de l'immoralité de nos actes. Poussons le vice jusqu'à invoquer le critère de temporalité d'un acte illégal à un moment, mais légal à un autre. Transposons le même raisonnement à la morale. Les mœurs, les lois, tout ça change avec les krolannes. Mais l'acte en lui-même reste indéfiniment gravé dans le marbre et dans notre essence.

Nous ne sommes pas au-dessus de la loi bien entendu. Et notre code déontologique le mentionne noir sur blanc. "Les serviteurs doivent exécuter fidèlement les ordres qui leur sont donnés par leur supérieur ou leur maître dans l'intérêt du Service. Un ordre ne peut cependant être exécuté si cette exécution peut entrainer manifestement la perpétration d'un crime ou d'un délit". Tous nos professeurs le diront, mot pour mot. L'école n'a pas pour but de former des criminels ou des hors-la-loi. Toutefois, il nous est demandé de nous poser la question tout de même. Et c'est à chacun, en son âme et conscience, de choisir.

Je pense à cette fameuse expérience qui avait défrayé la chronique il y a de nombreuses années. Cette reconstitution sociale de soumission à l'autorité dans le but de voir si des individus "normaux" étaient prêts à tuer des innocents si un symbole d'autorité leur demandait. Les statistiques étaient troublantes car près de deux tiers de nos voisins étaient des meurtriers en puissance sous couvert d'avoir reçu un ordre pour le faire. Au Locus Solus, bon nombre de discussions avaient éclatées, quelques bagarres également et le corps professoral du y remédier avec sévérité. Personne ne le disait mais tout le monde le savait. Chez nous, les chiffres auraient été de cent pour cent de meurtriers. Après cet épisode, certains abandonnèrent les études, chose rarissime dans l'histoire de l'établissement. Le sujet était alors devenu interdit et exposait les polémistes à des sanctions immédiates et redoutables… Ce fut une époque sombre, même pour nous.

Des années de réflexion et j'étais toujours devant une feuille blanche. Oh non, ce n'est pas cette fameuse angoisse éponyme, mais juste que je n'ai toujours pas trouvé la réponse en moi. Je ne m'inquiète étrangement pas sur mon avenir mis en péril, aujourd'hui encore, je ne le sais pas. La tempête s'apaise et mon esprit agence les idées différemment. Pour la millième fois, j'aborde les mêmes idées sous un prisme différent, espérant une lueur de génie. Ou d'espoir, je ne sais pas trop. Si j'avais été plus intelligent, j'aurai cherché de nouvelles idées mais je ne l'étais pas. Des milliers de fois, j'ai imaginé des situations différentes où je serai en droit de me poser la question. Si mon maître me demander de tuer sa maîtresse qui tentait de le faire chanter ? Si je devais brutaliser plus que nécessaire un autre employé sur demande de mon maître ? Si mon maître me demandait d'empoisonner le thé de sa femme irascible ? Si je devais fermer les yeux pendant que le fils du maître écorchait de jeunes animaux ? Que ce soit par mon action ou mon inaction, j'étais complice, coupable tout autant. Parfois, je m'insurgeais de n'hésiter ne serait-ce qu'une seconde devant certaines situations. Mais souvent, bien trop souvent, je me disais que cela était un jugement de ma part. Que ce n'était pas mon rôle dans la vie, ce n'était pas mon Augure de juger mon maître et de décider quoi faire et quoi ne pas faire. Certains diraient qu'il s'agissait de fermer les yeux, de refuser d'affronter la vérité, voire de faire preuve de lâcheté… Peut-être oui, je ne prétends pas être un héros, un grand de ce monde. Je ne suis qu'un majordome, mortel, faible, comme un autre. Que ferai-je si je voyais se dérouler les pires choses sous mes yeux ? Personne d'autre ne pourrait agir car personne d'autre ne serait au courant. Mon maître a toute confiance en moi, je suis le seul autre dans la confidence. Il n'y a que moi pour l'arrêter, j'en ai le pouvoir, dans ma manche, prête à sortir et à pénétrer les chairs. Je suis là, je dois agir, maintenant ou jamais. Dois-je trahir ma nature de krolanne ou ma nature de majordome ? Que suis-je réellement ? Une personne ou un outil ?

Ces questions, je me les pose à chaque fois que je fais cet exercice d'introspection. Mille fois posée, mille fois restée sans réponse. J'ai tout essayé pour y répondre, après une séance de sport, après une fille, sous l'effet de l'alcool et même de la drogue pour l'occasion. Mais rien. C'est comme si tout ça n'avait, en fin de compte, aucune importance. Comme si tout ça n'était qu'une affaire de sentiments. Je préfère les principes, ils sont plus impersonnels, plus professionnels, plus neutres. Un bon majordome a des principes, c'est ce qu'on attend de lui. Ainsi qu'une tasse de thé bien préparée.

J'ouvre les yeux et je me souviens. C'était une nuit de Dasawar. La pluie martèle sur les fenêtres tandis que la lune nuageuse éclaire mollement l'atmosphère viciée dans laquelle je me tiens. Sur le sol, feu mon maître se vide de son sang lentement, je crains que la moquette ne soit irrécupérable. Dans ma main, ma dague de service, entachée de sang. Oui je l'ai inhumé, c'est bien la première fois que j'en viens à cette situation extrême. Et ça ne sera pas la dernière. Mais au-delà de l'acte en lui-même, c'est bien la motivation qui m'importe et plus que n'importe quelle lune, m'éclaire. Je suis "jeune" majordome, j'ai fêté il y a quelques semaines mon trente-septième anniversaire. J'ai déjà une bonne pratique du métier et j'ai été habitué à pas mal de situations étranges, inavouables, fâcheuses. J'ai vu, j'ai entendu, j'ai lu, mais j'oublie consciencieusement chaque soir. Oh oui certains de mes précédents employeurs, bien sous tous rapports en public affichaient une vie bien différente à l'abri d'un masque ou dans l'intimité de certains établissements, parfois même dans leur propres demeures. Mais cela ne me regardait pas, comme tout bon majordome pourrait ne pas l'être. Oh, je ne fermais pas les yeux, disons que je les baissais vers le tapis de sol.

Mais ce soir-là, inquiet de plus en plus de voir des personnes rentrer mais ne pas les voir ressortir, je savais, je sentais qu'il y avait une sombre entreprise dessous. La serrure de la bibliothèque fut facile à crocheter. C'était la seule pièce du manoir où mes services n'étaient habituellement pas requis. Avec une demi-surprise, je constatais qu'il s'agissait en apparence d'une bibliothèque classique. J'observais les rayonnages de livres avec mon autre demi-surprise. Des ouvrages précis, complets d'anatomie, de biologie, de médecine. Une collection très complète, presque aussi complète que celle de mon université. Et surtout étrangement orientée pour quelqu'un qui se définissait comme "un simple marchand qui avait plutôt bien réussi". Je connaissais déjà le résultat de mon enquête et l'issue fatidique qui en découlerait, pas besoin d'être un enquêteur chevronné pour le découvrir. Je ne fut pas long à découvrir le panneau latéral coulissant qui débouchait sur un petit escalier étroit où je passais à peine sans frotter les murs. Une minuscule cave à l'odeur rance apparaissait sous mes yeux blasés. Une collection d'outils chirurgicaux était accrochée aux murs, propres et chromés, sans la moindre trace j'en suis sûr. Question tâches de sang, je connais mon affaire. Et au centre, une de ces tables avec des gouttières sur le côté et des petits trous pour l'écoulement des fluides corporels divers et variés. Je remontais tranquillement puis refermait tout après mon passage. Le soir même, après avoir servi le thé dans le fumoir, je liquidais mon maître d'un bref coup de dague au niveau de la carotide et coupant la trachée. Il n'a même pas poussé un cri. Dans ses yeux, peut-être un soupçon de lassitude et une pointe de regret. Une jeune demoiselle devait venir souper demain soir. Pourtant, quelque chose me met mal à l'aise, au fond de son regard éteint à jamais, j'ai l'impression de voir une lueur. Une lueur que je reconnais, que je connais. Cette même demi-surprise que j'avais eu quelques heures plus tôt.

J'essuyais la dague lentement d'un geste expert. Au moment de la ranger, j'arrête mon geste. Je suis autant responsable que lui, je le savais mais je refusais de voir. Je dois alors assumer ma culpabilité. Car ce faisant, j'ai trahi à la foi mon maître et mon ordre et rien ne pourrai faire revenir ces jeunes dames. Perdant sur tous les jeux, il ne me restait qu'une seule solution raisonnablement envisageable. Je tournais la dague et posait délicatement la pointe sous mon menton.

De longues minutes passent. J'avoue éprouver une certaine frustration à ne pas avoir le courage d'aller jusqu'au bout de ma démarche. Allons Harvain, ce n'est pas si difficile et tu ne le sentiras même pas. Ou si tu le sens, dis-toi que ça ne sera pas pour longtemps et qu'après, ça ne sera qu'un mauvais souvenir. Certes. Mais tout de même… Quelque peu déçu et énervé, je range ma dague et constate que je suis toujours vivant.

Peu après, les flammes commençaient à lécher les boiseries de la bibliothèque.



 
Harvain

Kil'dé  
Le Merakih 6 Astawir 816 à 23h03
 
J'ouvre les yeux et je me souviens. J'aurai du mourir en de nombreuses occasions. Il est même anormal, presque immoral que je sois encore en vie. Ce n'est même pas une joie mais plutôt de l'incrédulité, presque de la culpabilité. Pourquoi moi et pas eux ? Pourquoi pas elle ? Les Augures pouvaient vous indiquer une vie longue et heureuse, mais parfois, elles se trompaient et vous finissiez allongé dans la boue sous une pluie battante, cadavre parmi d'autres. En opération extérieure, ce genre de concept théorique n'avait aucune valeur, même pour nous, habitants du Dé.

*** Ambiance ***


J'ai vingt-huit ans depuis peu. Nous fêtons la fin de nos études. Nous avons enduré les cinq longues années d'éducation rigoureuse, violente, stricte, moralement épuisante, physiquement éprouvante. Nous sommes devenus des hommes et des femmes formés à tous les aléas de la vie, de la cuisson des légumes au maniement des armes à feu en passant par la politique, l'espionnage et l'art topiaire. Mais tout ça, pour ce soir, nous l'oublions. Dans la salle que nous surnommons "cathédrale", nous sommes tous assis en rangées, impeccables. Les dernière années sur les premiers rangs, puis par ordre décroissant les autres étudiants pour finir par les nouveaux arrivants. Nous avons revêtu les toges de nos maisons ; blanc et vert pour les Selesnya, blanc et bleu pour les Azorius, blanc et rouge pour les Boros et blanc et noir pour les Orzhov dont je faisais partie. Nous portons fièrement les chapeaux carrés que nous trouvions pourtant il y a quelques années terriblement ridicules. Sur l'estrade, en tenue de cérémonie, se tiennent assis avec une rigueur toute domestique, nos professeurs et quelques intervenants extérieurs. Ils portent le noir de leur profession, le noir de la servilité, le noir de l'élégance. Les professeurs honoraires portent l'hermine blanche et rouge, quelques uns affichent également des médailles. Nous sommes dans une école de modération et de discrétion, mais de temps en temps, un peu de vanité était autorisé... Au centre de l'estrade, un pupitre massif trône, vide. Les armoiries des quatre loges y figurent, entourant comme des points cardinaux le blason et les initiales de l'école. Comme pour rappeler à toutes et à tous que malgré nos différences et nos dissensions internes nous ne sommes qu'un seul et unique corps.

Trois coups résonnent dans la salle et sans un bruit, nous sommes plus d'un millier à nous lever au garde-à-vous pour saluer l'entrée de l'administrateur général, du président et des quatre directeurs de maisons. En cinq années d'études d'ici, nous ne les avions vu moins d'une dizaine de fois. Ils n'apparaissaient que pour les grandes occasions : les remises de diplôme, l'accueil des nouveaux arrivants et les anniversaires de l'école. Si chaque directeur de maison portait la même tenue que nous, à quelques broderies près, l'administrateur et le président portaient des toges noires et dorées, symboles de la domesticité et du pouvoir. Le seul détail de couleur qu'ils affichaient était les écussons de leurs anciennes maisons. L'administrateur était un ancien Azorius et le président un Selesnya. Les directeurs se positionnèrent juste derrière le pupitre central tandis que les deux dirigeants de l'établissement s'avançaient vers le pupitre. L'administrateur s'arrêta à quelques pas, laissant la place au président comme il était de coutume. Il posa les mains sur le pupitre et tout le monde s'assit dans le même silence.

Le Genius Loci, tel était son surnom sinon l'intitulé de son poste, dirigeait le conseil d'administration de l'établissement. Lui et les administrateurs délégués définissaient la stratégie de l'établissement, contrôlaient les décisions de l'administrateur général et s'assuraient du respect de l'étiquette du lieu. Il était vieux, très vieux, on lui donnait plus de soixante-dix ans et la longue barbe blanche qu'il entretenait à la perfection ne faisait qu'accentuer son caractère vénérable. Nous l'appelions tous Mathusalem, aussi bien par respect que par amusement. Toutefois, malgré son âge, il conservait une rare vivacité d'esprit, une langue acerbe et un œil de lynx.


Très estimés consœurs et confrères, respectés membres invités, chers étudiantes et étudiants, je vous remercie pour votre présence en ce jour de célébration. En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par notre conseil d'administration et par la constatation que le quorum est atteint, je déclare ouverte la cérémonie de remise des diplômes de la promotion de l'an 786.


J'en avais des frissons dans tous le dos.

C'est pour moi un plaisir à chaque fois renouvelé que de voir de nouvelles générations d'étudiants prendre leur envol pour suivre de prometteuses carrières dans les voies qu'ils souhaitent ou que le Destin leur réservera. Au nom du corps professoral, je tenais à vous exprimer notre fierté et notre satisfaction d'avoir pu livrer au monde des femmes et des hommes de compétences et respectables, ambassadeurs d'un savoir-être et d'un savoir-faire séculaire, participant à rendre le monde meilleur. Vous êtes entrés en notre établissement avec votre histoire, votre personnalité, vos atouts et vos faiblesses, vous étiez tous des étrangers vis-à-vis des autres, vis-à-vis de nous et vis-à-vis de vous-mêmes. Ce soir, vous intégrerez notre congrégation comme des membres à part entière. Regardez-vous les uns et les autres, vous ne verrez que votre reflet. Vous avez vos propres particularités mais vous avez aussi une clef commune, quelque chose que vous retrouverez dans chaque autre condisciple.

Il marque un temps de pause inhabituellement long et reprend l’air grave.

Nous vivons dans une époque troublée. Les instabilités politiques menacent, les transports ne sont pas sûrs, les krynänns toujours plus nombreux. On rapporte de larges migrations de créatures sans raisons apparentes, mais de plus en plus fréquentes. Quelque chose approche, quelque chose de sombre. Nous vous avons formé pour être le bras armé de la civilisation, épée et bouclier, rempart contre la sauvagerie. Cette charge, nous vous la confions, c'est votre fardeau, pour que d'autres n'aient pas à le porter, pour que d'autres n'aient pas à en souffrir. Vous servirez vos maîtres le jour et la nuit, vous servirez des intérêts supérieurs. Puissent nos ancêtres nous guider.


Cette deuxième partie du discours jeta un froid dans la salle. Les années précédentes, aucune mention de ce genre n'avait été faite. Le ton employé, particulièrement sombre, était de funeste présage. Qu'avait-il voulu dire ainsi ? Que savait-il que l'on ignorait ?

Maintenant, procédons à la remise des diplômes. Je demande aux quatre directeurs de maison de venir me rejoindre.

Pendant près de deux heures, les étudiants s'avancèrent lentement, escaladant les quelques marches avec un luxe de précaution et avançant sur la scène avec toute la concentration du monde. C'est dingue comment de simples mouvements deviennent tout de suite terriblement compliqués lorsque tout le monde vous regarde. Les noms étaient cités à chaque fois avec un certain enthousiasme et tout le monde applaudissaient de manière très polie. Lorsque mon tour vint, je ne défaillis pas. Je m'avançais vers mon directeur qui tenait le précieux sésame. Un être froid à la peau bleutée, jamais un sourire, jamais un compliment, affichant en toute occasion cet air détaché comme une espèce de maître de ballet par rapport à la tribu de singes qui constituait sa maisonnée. Il avait été professeur d'anatomie appliquée, cursus appelé plus généralement "assassinat" et apparemment, un professionnel dans son domaine. Il aurait honoré une trentaine de contrats, ce qui en fait un nombre exceptionnel pour le milieu. Un beau jour, il prit sa retraite du métier et revint au Locus Solus comme professeur. On ne lui connaissait qu'un seul loisir : son chat de race, une grosse boule de poils adorable qui miaule tout le temps et dont le nom est "pouf pouf".

Je m'inclinais comme de coutume puis me redressait.


Mes félicitations monsieur Harvain. J'ai suivi de près vos résultats dans certains domaines, on cite votre professionnalisme et vos capacités. Vous avez su saisir l'esprit de la maisonnée Orzhov. Je compte sur vous pour honorer la profession que vous choisirez.

Je me retenais de hausser un sourcil devant ce demi-compliment. Je n'avais aucun doute sur les matières dont il parlait ni sur la profession dont il faisait mention. Je saisissais le rouleau de papier avec précaution.

Merci directeur.

L'ambiance changea rapidement après la remise des diplômes. La pression retomba, on s'autorisait à rire, à se faire prendre en photos avec quelques camarades ou avec de vieux professeurs. Hormis les consultants qui n'étaient pas à proprement parler du Locus Solus, personne de l'extérieur n'était présent, ni famille, ni amis. C'était une règle. En entrant à l'école, on se fermait du monde car la seule famille et les seuls amis qui comptaient étaient l'école.

Nous avions tous des projets et beaucoup étaient différents. Pour certains, le Locus Solus n'avait été qu'un passage obligé avec de reprendre les rênes de l'entreprise familiale, pour d'autres, c'était un critère pour accéder à un statut social enviable et respecté, pour beaucoup, l'occasion de décrocher un métier habituellement fermé, d'autres encore, ce n'avait été qu'un passe-temps pour apprendre de nouvelles choses. Pour ma part, je me dirigeais bien évidemment vers le secteur hôtelier. Un grand établissement m'avait proposé l'an dernier un poste de maître d'hôtel dans son restaurant.

Rapidement, les chaises et les bancs furent retirés au profit de larges tables comportant assortiments de canapés et autres bouchées, et surtout de conséquentes quantités de boissons. C’était peut-être le seul soir en cinq ans où nous ne participions pas au service, c’était assez déstabilisant, déroutant, mais plutôt agréable. Nous avions quitté nos toges de cérémonies et nous affichions, pour la seule et unique fois où c’était autorisé, les tenues que nous souhaitions. Si pour les hommes, le complet trois-pièces ou le smoking était des choix relativement proches de nos tenues habituelles, les femmes rivalisaient d’inventivité et d’élégance pour le plus grand plaisir de nos yeux habituellement nourris à des tenues beaucoup plus sobres.

Et même si ce genre de comportements étaient plus ou moins interdits par le règlement intérieur et que le dortoir des femmes était l’endroit le mieux gardé de l’établissement, nous n’étions certes pas dans un monastère. Un domaine de plusieurs hectares avec plus d’une vingtaine de bâtiments de toute taille offrait toujours des possibilités de retrouvailles. Et très vite, nous apprîmes les bénéfices d’être particulièrement assidus à certains cours tels que les leçons de camouflage, d’infiltration, d’escalade ou de crochetage. Nos professeurs savaient-ils l’utilisation frauduleuse de leur savoir que nous en avions ? Oh je suppose vu qu’eux-mêmes avaient été d’anciens élèves.

Il y avait cette fille de la maison Azorius. La peau bleue comme la nuit et de longs cheveux blancs, des yeux vers où j’aurai aimé me noyer, une silhouette fine et élancée, une athlète doublée d’une redoutable stratège en entrainement, une intelligence vive, brillante même. Mais peu habile avec les armes et avec le service, maladroite à outrance, elle semblait avoir deux mains gauches. Elle venait d’une grande famille du Dé, ne suivait le cursus que par tradition familiale même si son augure la prédestinait plutôt à un rôle de mère et de femme au foyer. La concurrence était rude, je n’étais pas le seul. Elle était parfaite et nous étions nombreux. Et c’est un domaine où je n’étais pas particulièrement bon, j’ai toujours eu du mal à comprendre les krolannes et surtout les femmes.

Mais en troisième année, lors d’un entrainement d’infiltration où Azorius jouait le défenseur et Orzhov l’assaillant, les choses basculèrent.


*** ***


*** Ambiance ***


De loin le meilleur de ma section en infiltration, j’étais chargé d’éliminer les officiers derrière les lignes pendant que le gros de la troupe faisait diversion. Tactique simple mais qui avait déjà fait ses preuves, il ne suffisait que de varier quelques paramètres pour surprendre efficacement. Selesnya et Boros avaient été battues à plate couture ainsi mais les choses seraient plus compliquées cette fois-ci. Les flèches étaient à tête plate, non mortelles mais douloureuses pour le corps et la fierté. Les lames étaient émoussées, les armes à feu étaient interdites pour l’entrainement en guise de difficulté. Mon infiltration s’était déroulée sans encombre. La tyrolienne pour traverser les arbres puis la descente en rappel jusqu’à la cuvette naturelle où était retranché le camp de base. Aplati sur le toit, j’étais lentement descendu par le conduit de cheminée et patientait le temps d’entendre la troisième attaque de diversion. J’essayais de compter le nombre de personnes dans la pièce où j’allais déboucher, de guetter les allées et venues. Sur le plan qu’on avait reçu, il s’agissait de la cuisine, juste à côté de la salle de commandement et non loin de la salle qu’on supposait être la salle de garde. En condition réelle, les choses auraient été plus simples ; un explosif puissant, un incendiaire ou un gaz innervant quelconque mais là, fallait déployer des trésors d’ingéniosité. La pièce plongée dans l’obscurité semblait vide, je n’entendais aucun souffle, aucun craquement de bois, j’attendais encore, rien. Je me laissais glisser en silence jusqu’en bas du conduit de cheminée, seule ma tête dépassait mais rien ne bougeait à l’horizon dans les ténèbres. Aucune lumière ne filtrait, j’étais dans le noir le plus total. Ca simplifiait une partie des choses mais ça ne me protégeait pas des pièges installés. Je sortais d’une poche un petit briquet que j’allumais. Le halo de lumière m’éblouit un instant puis je regardais sur le sol, inquiet, à la recherche de chausse-trappes, de filaments ou autres surprises désagréables. Rien. Sur les murs, rien. Le plafond, rien. Au bout de plusieurs minutes, je posais avec la plus grande précaution le pied sur le plancher, prêt à bondir dans ma cheminée au cas où. Rien. Je continuais mon inspection encore un temps certain. Je perdis le compte du temps, cela pouvait faire dix minutes ou deux heures que j’étais là. De la lumière filtrait de sous la porte, je collais mon oreille lentement et analysais. Ils semblaient confiants, ils avaient contré plusieurs tentatives d’infiltration que j’avais échafaudé pour les distraire et les bercer dans l’excès de confiance. Vu qu’il s’agit d’un entrainement par limite de temps, s’ils tenaient bon jusqu’à l’aube, ils avaient gagné. Seule la maison Boros avait réussi un assaut frontal contre eux. J’avais réfléchi lors de la réunion initiale à un tunnel mais nous manquions de temps pour le réaliser et nos connaissances en sape étaient trop faibles. J’avais tout de même un faible espoir qu’une autre tentative d’infiltration fonctionne ce qui m’aurait facilité la tâche. Ils annonçaient toutefois des pertes sévères, majoritairement à cause des armes de jets que nous utilisions. Ils n’étaient que quatre dans la pièce, comme prévu, les trois officiers principaux et la tête pensante. L’effet de surprise me permettrait d’en liquider deux, il me resterait plus qu’à tenter de finir les deux autres rapidement avant qu’ils n’aient le temps d’alerter les gardes. Il me fallait attendre encore. Un assaut global sera lancé pour occuper le maximum de gardes et ne laisser que le minimum en arrière. Si nous faisions tomber les têtes, nous gagnions même si le fort ne tombait pas.

J’entendais les voix, je connaissais les étudiants qui jouaient les rôles d’officiers et je devinais que la quatrième était là aussi même si à son habitude elle parlait peu. Elle sera ma première cible même si ce n’était pas la plus dangereuse au combat, une fois hors jeu, leur stratégie devrait s’en ressentir. Je me dis que nous aurions du être deux plutôt que tout seul, je me serai moins senti nerveux.

Depuis la pièce où j’étais j’entendais le rugissement de la charge coordonnée des autres unités qui montaient à l’assaut. Cela faisait donc presque deux heures que j’étais infiltré dans cette pièce. Un coursier entra par l’autre porte, informant de la situation et demandant des ordres. Ils ne s’étaient pas attendus à une telle offensive de notre part, ils rirent en disant qu’on avait copié la tactique des Boros mais qu’on était loin de valoir leur capacité au combat. Je bouillonnais intérieurement et me promettait de leur montrer ce que je valais. Je l’entendis donner des ordres, demandant aux autres officiers de partir immédiatement sur la ligne pour superviser la ligne de défense. Le coursier et les autres officiers repartirent en claquant la porte, laissant la reine seule. C’était une occasion inespérée. Je dégainais l’arbalète de poing que je portais dans mon dos et la chargeais sans un bruit. Le choc du carreau causerait un sérieux bleu à celle qui hantait mes pensées, ça ne jouerait pas en ma faveur je le crains dans la suite de mes entreprises romantiques. Par le trou de la serrure, je vis l’agencement de la pièce et là où elle se tenait. Elle était de dos et portait son casque, ses cheveux blancs descendaient le long de sa capeline, symbole qu’elle était l’officier principal. Je pris mon souffle et ouvrit lentement la porte de la pièce. En l’espace d’une seconde je visais la tête casquée de la commandante et pressa la gâchette. Je laissais tomber l’arbalète pour lancer une dague de jet dans son dos par conscience professionnelle. Sans un bruit, elle s’écroula sur le sol, face contre terre. Inquiet du choc, je couru vers le corps inerte. Je retirai le casque et tomba à la renverse. Ce n’était qu’un mannequin qui nous servait pour les entrainements à l’assassinat. Je sentis une lame froide se presser contre mon cou sans un mot. J’étais en état de choc, transi par la peur, abasourdi d’être tombé dans un piège. Si la situation avait été réelle, je serai mort. Ce constat, bien plus terrifiant que d’avoir perdu à un entrainement, brisa quelque chose en moi.

Une voix douce mais terrible chuchotait juste à côté de mon oreille, je sentais son parfum. Malgré sa grande maîtrise, je sentais la pointe de fierté dans le ton de sa voix, comme si elle venait de mettre échec et mat son adversaire.


Tu n’as trouvé étrange que la cheminée ne soit pas grillagée ? Pas un peu trop facile ? Je savais que vous tenteriez plusieurs possibilités et c’est la seule qui n’avait pas encore été tenté dans les précédents exercices. Vous êtes si…pré-vi-si-bles.

Maintenant, cher assassin, tourne-toi que je vois à qui j’ai l’honneur. Et au premier geste brusque, nous verrons si j’ai bien pensé à prendre une dague d’entrainement ou une vraie. Je peux être tête en l’air parfois…


Les mains en l’air, je tournais lentement sur moi-même pour contempler le plus beau visage qu’il m’ait été donné de voir. Les cheveux blancs sur le mannequin étaient les siens. Elle savait que ce trait distinctif serait un appât bien trop tentant, alors elle les avait coupé au début de la simulation et attaché au mannequin. Elle avait du patienter dans un coin de la pièce hors vision et s’était glissée tranquillement dans mon dos. Elle avait anticipé tout le reste. Elle savait que ça serait moi qui aurais eu l’idée de m’infiltrer. J’avais perdu avant même de commencer. Ses cheveux en bataille, coupés à la hussarde lui donnaient un air différent, rebelle, bien loin de la sage étudiante de la loge Azorius.

*** ***


Oh Harvain c’est toi ?

J’oubliais qu’avec mon visage recouvert de camouflage et de suie, j’avais la peau encore plus sombre qu’elle. Je saisis l’instant fugace de son étonnement pour éloigner sa dague de mon visage et dégainer la mienne. Certes elle était maladroite mais elle a été éduquée à la même école que moi et très vite nous nous sommes affrontés, enchainant feintes, parades et coups vicieux. Mais je restais le meilleur dans ce domaine. Je pu l’immobiliser par une clef de bras, debout derrière elle tandis que je bloquais sa gorge de l’autre main. On nous avait appris à tuer de cette façon, j’avais mon pouce sur sa carotide, je sentais le sang circuler sous mes doigts. Elle prit appui sur ses jambes et nous projeta contre le mur que je reçu de plein fouet. Je lâchais prise, elle se retourna et me plaqua contre le mur, sa dague de nouveau contre ma gorge. Nous étions à bout de souffle, complètement hors d’haleine suite aux efforts déployés. Nos visages n’étaient séparés que de quelques centimètres et je sentais son odeur corporelle, ce petit arôme vanillé que j’avais immédiatement aimé, je sentais son poids sur moi. J’aurai pu mourir sur le coup que cela aurait été une belle fin. Petit à petit, nos souffles se sont synchronisés puis ralenti, elle avait relâché la pression de sa dague sur ma gorge. Je ne pouvais quitter son regard, ces immenses yeux verts de jade m’aspiraient et je ne faisais rien pour me défendre. Ses lèvres firent les neuf dixième du trajet, les miennes firent le reste.

Enfin, nous nous abandonnèrent à cette sensation, goûtant la force de nos sentiments, attisant nos feux de leur propre flamme, nous brûlant. Si longtemps muselées, nos âmes se trouvaient enfin, s’envolant de concert au rythme de notre passion, se rassasiant l’une de l’autre. Abandonnant toute peur, notre baiser se fit bien plus profond, pour nous laisser à bout de souffle, attisant pourtant plus encore nos appétits. Je brûlais d’une fièvre que je méconnaissais, elle avait les joues rouges. C’est comme si je venais de comprendre l’univers en un instant. Elle posa sa tête sur mon épaule, les mains sur ma poitrine comme pour empêcher mon cœur de bondir en dehors. Je la saisissais par la taille et fermais les yeux.

Viens me dit-elle.

Elle me prit par la main et m’emmena dans la pièce d’où j’étais arrivé. Je vécu un long moment en dehors du temps et de l’espace, quelque chose d’indescriptible où plus rien d’autre n’avait d’importance. C’était étrange, merveilleusement étrange. Là encore je ne sais combien de temps passât. On nous cherchât longtemps sans jamais penser à cette petite pièce. A partir de ce moment, ma vie était devenue différente comme si je venais de trouver la dernière pièce du puzzle, celle qui manquait pour compléter la mosaïque de ma vie. Au petit matin, alors que les premiers rayons de soleil traversaient à travers les volets barricadés, un clairon retentit au loin, signifiant la fin de l’exercice. Mon équipe avait perdu mais cela m’était bien égal. Nous nous quittâmes sans un mot, je remontais par la cheminée sans réfléchir, comme en transe. Pendant les deux années suivantes, dans le plus grand secret, nous avons continué à nous voir. Par fidélité pour elle, je bottais en touche avec les autres filles et elle, comme à son habitude, déclinait poliment toute proposition de cour. Au départ, n’échangeant que quelques mots puis au fur et à mesure, nous parlions davantage. D’elle, de moi, des autres, de nous… Nous étions jeunes, nous avions une vie étrange, il nous fallait nous raccrocher à quelque chose. Elle se livrait à chaque fois un peu plus, j’en apprenais davantage. Je perçais mieux ses sourires polis, ses mimiques d’impatience, ses tics nerveux qu’elle pensait si bien dissimuler.

Et deux années plus tard, à notre remise de diplômes, nous dansions ensemble. Il nous avait semblé que c’était une bonne façon de célébrer nos diplômes et d’annoncer aux autres que la partie était finie. Elle était resplendissante dans sa robe blanche aux reflets irisés et elle portait les boucles d’oreilles que je lui avais offertes pour son anniversaire l’année précédente. J’étais l’homme le plus heureux sur terre.


*** Ambiance ***


C’était sans compter sur nos augures respectives. Elle réintégra sa famille qui s’empressa de lui chercher un prétendant digne de ce nom et il y avait foule. C’est à ce moment-là que je me rendis compte de ma naïveté, moi jeune maître d’hôtel avec une paie modeste, sans titre, sans patrimoine, sans connections dans les hautes sphères hormis celles de leur servir la soupe et de leur ramener du pain. Mes économies ne suffisaient même pas à payer l’écrin d’une bague. J’aurai vendu mon corps morceau par morceau et mon âme si cela avait pu m’offrir les pré-requis nécessaires pour prétendre à sa main. Rapidement, j’abandonnais la lutte, terriblement conscient que dans cette histoire, c’est elle qui aurait le plus à perdre que moi. Et que mes souhaits égoïstes ne sauraient se dresser face à ce qui était inscrit dans ses augures. Ce fut une période sombre qui s’en suivit.

Plusieurs mois plus tard, ma promotion fut convoquée par le Locus Solus. Sous couvert d’un séminaire de mise à jour de connaissances sur l’art du pliage de serviettes de table, nous avions été mandaté pour nettoyer une zone infestée de krynänns proche des portes principales du Kil’dé. Nous nous retrouvâmes tous dans la salle Cathédrale, c’était l’occasion de revoir les amis de promotion, d’échanger des anecdotes et de prendre des nouvelles. Je prenais soin de l’éviter et personne n’osât me questionner. Par respect, par politesse ou par peur. Plus tard, lors de la réunion de lancement, entre deux prises de notes sur la tactique qui serait utilisée, je guettais du coin de l’œil son visage et surtout ses mains. Je n’y voyais aucun anneau d’engagement mais je ne savais pas si je devais être soulagé ou inquiété. La voir me procurait un terrible mélange de joie et de tristesse.

Cela devait être une mission simple. Reconnaissance, évaluation des forces présentes, élimination des meneurs et évacuation au point d’extraction. Aucune information concernant des renforts particuliers ou des systèmes de défenses notables. On arrive, on entre, on liquide, on sort et avant le lever du soleil, tout le monde serait à la maison.

Les choses ne se passèrent pas exactement comme prévu. La mission fut un échec. Inutile d’épiloguer plus longuement, je ne peux en vouloir à notre hiérarchie d’avoir mal jaugé la situation, je pense que leurs cadavres mutilés doivent toujours être sur place à l’heure qu’il est quand ils sont intervenus avec l’arrière garde pour tenter de couvrir notre fuite. J’ai été l’un des derniers à fuir. En premier lieu parce que je couvrais la fuite de mes camarades avec mon arc. En second car j’ai hésité à mourir à côté de son cadavre. Alors que je fuyais, se furent ses cheveux blancs qui éveillèrent mon attention. La trace verdâtre sur les bords de la blessure était la marque distinctive d’un poison redoutable utilisé par certains krynänns. Je ne sais pas ce qui avait été le plus douloureux entre le coup de hache ou le poison. J’ai trouvé son corps allongé sur le dos, les yeux fixant le ciel étoilé au dessus de nos têtes, la main sur l’abdomen d’où s’était échappée une mare de sang.

Ma vie était brisée mais je ne ressentais rien de particulier, trop concentré sur ma fuite, sur le combat, trop anesthésié par la fatigue. J’hésitais à mettre fin à mes jours également, cela ne me faisait ni chaud ni froid et j’appréciais l’idée de rester avec elle ainsi. Mais lorsque je me souvins du traitement qui était réservé par les krynänns aux cadavres qu’ils récoltaient, je n’avais pas envie de voir son corps profané de la sorte. Je fermais ses yeux d’un geste de la main. Je m’enfuyais plus lentement, parfois trainant, parfois portant ce corps que j’avais si bien connu. Je finis par arriver au point d’extraction ou les derniers combattants finissaient de monter sur les transports à vapeur. Personne ne dit mot mais tout le monde m’aidât à hisser le corps sur la barge. Je m’effondrai de fatigue à côté d’elle et la dernière chose que je me souvienne de cette journée était les premières gouttes de pluie qui se mettaient à tomber. Je ne me réveillât que deux jours plus tard dans le dispensaire du Locus Solus. J’appris que plus de cent cinquante étudiants et professeurs avaient péri au cours de la mission soit presque les deux tiers de ma promotion. Une catastrophe pour l’école, un événement sans précédent. Pendant ma courte période de convalescence, je reçu la visite du président et de l’administrateur général qui étaient venu voir l’ampleur des dégâts et réconforter les blessés et les survivants. Dans un langage politiquement correct, ils exprimèrent leurs condoléances et leurs regrets, saluant le courage de celles et ceux qui tombèrent au cours de l’opération et de ceux qui réussirent à rentrer. L’école serait en deuil pendant une semaine. Certains pourraient s’offusquer d’un traitement si apparemment impersonnel mais pour nous qui étions la quintessence de la retenue et de la parcimonie, c’était beaucoup. Et en lisant entre les lignes, les non-dits, les regards et les gestes, tout le monde voyait bien que même s’ils étaient loin des faits à ce moment-là, ils étaient peut-être les plus affectés par ce qu’il s’était passé. J’appris également que mon ancien directeur de maison était venu me voir pendant mon sommeil, les infirmiers disant qu’il paraissait même soucieux.

On m’autorisa à revoir son cadavre qui avait été préparé pour la crémation. Je saisis sa main froide et fermais les yeux. Des vagues de souvenirs revinrent se briser contre le ressac du vide qui était en moi. Je pleurais à grosses larmes en silence pendant une demi-heure, évacuant au mieux les sentiments que j’avais eu. Je constatais qu’elle portait toujours les boucles d’oreilles que je lui avais offertes. Je les lui retirais et les fourraient dans une poche. Plus tard, j’en ferai une épingle à cravate que je sortirai tous les ans pour son anniversaire.

Officiellement, pour expliquer une telle tragédie au reste du monde, un regrettable accident du transport aérien qui transportait la promotion pour un vol inaugural a entrainé la tragédie et la perte d’innombrables anciens élèves. Les flammes issues de l’écrasement de l’appareil ont rendu impossible la restitution de certains corps aux familles. Avec toutes les condoléances du Locus Solus pour cette perte.



 
Harvain

Kil'dé  
Le Dhiwara 30 Julantir 817 à 22h49
 
Les mois passèrent, les saisons aussi. Le monde continua sa révolution dans l’espace, des vies commencèrent, d’autres finirent. Je perdis contact avec le monde extérieur. Après que le clown eut fait exploser le vaisseau onirique où nous étions embarqués, mon esprit rigide non habitué à un tel bouleversement se brisa net et je me perdis dans les limbes. L’ancre que j’étais coulait au plus profond d’un consensus télépathique que je maîtrisais mal. Dans un état de semi conscience, je dérivais, tentant de récupérer mon esprit éparpillé avec la rigueur dont j’étais capable et avec la peur dont je me pensais incapable. Je n’arrivais plus à reprendre pied dans la réalité, je n’arrivais plus à recontacter les autres par télépathie. J’étais seul et perdu. Incapable de produire la moindre pensée cohérente, je ne fonctionnais que par instinct et réflexe. Ceux d’un majordome élitiste certes mais face à l’ampleur du défi, j’étais bien désarmé. Tandis que je reconstruisais un puzzle d’un million d’éléments, le Locus Solus prenait soin de mon corps inerte. Au départ ils furent quelque peu désemparés, pensant tout d’abord à un coma quelconque ou une commotion cérébrale me transformant en légume. Toutefois, rapidement, mon dossier personnel fut ouvert et mes pairs découvrirent que j’étais lanyshsta. Pour le Locus Solus, ce n’était qu’une information annexe, l’institut se targuait de ne faire aucune différence entre les membres, hommes ou femmes, riches ou pauvres, nobles ou roturiers… Krolanne ou lanyshsta… Mais pour éviter tout problème en interne, notamment avec des membres du kil’dara, cette information restait confinée et chacun avait le choix de mentionner ou non cet état de fait. Quoi qu’il en soit, l’on comprit rapidement que ma « stase » était très probablement due à quelque chose lié au phénomène lanyshsta. Je fus mis sous observation et nourri par intraveineuse.

Des mois passèrent effectivement… Patiemment, dans mon labyrinthe éthéré, je reprenais forme, lentement, douloureusement, délicatement.

Et un beau jour, je m’éveilla.

Si reconstituer mon esprit fut dur, ce n’était rien en comparaison du retour à la réalité. Affaibli à l’extrême, désorienté, aveuglé par la moindre lumière et assourdi par chaque bruissement, il me fallut plusieurs heures pour comprendre que j’était bien dans le monde réel et non une énième strate des enfers télépathiques. Ma peau était flétrie, mes muscles atrophiés, le teint était livide, un cadavre ambulant eut meilleur mine que moi. Vint ensuite une première phase de questions auprès de certains experts, vérifiant que c’était bien moi qui était revenu et non un possible espion. Une mauvaise réponse signifiait mon inhumation immédiate et sans sommation. C’était normal. Puis arriva l’étape de la rééducation physique. Là aussi, lente, douloureuse, presque humiliante pour moi qui me flattait fut une époque d’être bien conservé pour mon âge et dont certaines capacités physiques et martiales étaient plutôt bien maîtrisées. J’étais un vieillard débile. Je n’arrivais plus à me reconnecter au consensus télépathique. Je ne savais pas si je faisais inconsciemment un blocage, une sorte de rejet ou si j’avais perdu tout simplement la capacité à projeter ma pensée. Aucun message ne sortait non plus, aucune voix ne répondait à mes réflexions… J’aurai parié être redevenu krolanne si je n’avais pas conservé ma capacité à utiliser la phérémancie. En résumé, j’étais un ersatz de lanyshsta, un échantillon, une version test, une fin de série…

Ambiance

J’eu tout le loisir de l’introspection et de l’auto-critique acerbe et véhémente. Réfléchissant sur mes nombreux échecs, je dressais un constat sans appel. Les gens que j’ai côtoyé dans ma vie pourraient dire que j’ai la critique facile, que je ne suis jamais satisfait de ci ou ça, que je devrai me regarder dans un miroir de temps en temps, que je ne suis pas exempt de tout reproche. Mais avec moi-même j’étais encore plus dur, infiniment plus sévère… En tant que majordome, j’avais une mission de service qui attendait ni plus ni moins que la perfection. De plus, chaque membre du Locus Solus avait une autre mission… Face à la raréfaction des candidats, aussi bien par la dureté du processus de sélection à l’entrée, les abandons ou décès en cours d’étude ou pendant la vie active, nous étions de moins en moins. Afin de pérenniser les arts et les compétences, le savoir et les connaissances, nous devions trouver au moins un légataire, un remplaçant, un filleul, n’importe qui pouvant être digne de nous succéder et apporter du sang neuf à un organisme qui, malgré sa puissance, s’affaiblissait un peu plus à chaque génération. Et à cette tâche, je faillis. Mon espoir avait porté sur mademoiselle Oromonde qui semblait être une candidate avec du potentiel si j’arrivais à la canaliser, la maîtriser, l’éduquer…

Et désormais, j’étais devenu trop faible, trop vieux pour quoi que ce soit. J’étais dépassé.

Ce constat me tomba dessus en douceur comme une feuille morte. Je le savais au fond de moi. Et je savais très bien comment allait se passer la suite des événements. Une règle tacite du Locus Solus pour assurer l’excellence de ses membres actifs était justement de n’avoir que des membres actifs excellents. S’il était avéré que des membres ne pouvaient plus fournir un niveau de prestation satisfaisant, on leur proposait de mettre, ce qu’on appelle dans le jargon, « fin au service ». Derrière ce terme hôtelier se cachait ce qui pouvait paraître cruel pour des personnes extérieures au Locus Solus : la retraite ou la mort. Ce n’était pas comme « la bourse ou la vie » où les deux parties se battent pour survivre car pour l’une d’elles, la vie était importante. Pour nous autres, membres bien éduqués, bien formés et bien élevés, nous comprenions cet impératif d’excellence. Les agissements bancals d’un membre pouvaient discréditer l’ensemble de la profession, un tel égoïsme n’était pas envisageable. Beaucoup choisissaient bien sûr la retraite, bien méritée après une vie de dévotion et d’abnégation. D’autres… préféraient mettre fin à leur service d’une autre façon. De mémoire de majordomes, jamais aucun membre ne se défila face à cette dernière obligation. Le Locus Solus laissait le membre choisir sa fin. Certains partirent affronter quelque créature mortelle pour tenter d’être utile une dernière fois, d’autres mirent fin à leurs jours, d’autres demandèrent un duel où ils savaient qu’ils n’auraient aucune chance. Certains appelaient ça un meurtre, d’autres un suicide. Nous, nous préférions dire que c’était une façon polie de ne jamais abandonner sa charge face à l’adversité.

Toutefois, cela suivait un certain formalisme et chaque membre était accompagné dans cette dernière démarche. Il s’agissait de faire ça proprement, avec dignité et standing. Nous avions vécu dans le respect de l’élégance, il n’était pas question de se relâcher à la fin sous prétexte qu’on en avait plus grand-chose à cirer, n’est-il pas ?

J’exprimais mon besoin et fut convoqué par l’administrateur général qui écoutait patiemment mes doléances et dernières dispositions testamentaires. L’officier légal du Locus Solus était présent. C’était une personne discrète, peu connue mais dont l’importance était vitale pour l’institut. Il régissait tous les aspects légaux, réglementaires, il servait même d’officier d’état civil assermenté par le Kil dans le cas de décès, mariages et plus rarement, de naissances. Il était la Loi pour nous tous. Par courtoisie, l’on me proposa de réfléchir une nouvelle fois aux conséquences de mes choix, que je pouvais faire l’objet d’un suivi psychiatrique si je le souhaitais, que la retraite était une solution tout à fait honorable pour ses membres et que nulle opprobre recouvrirait mes états de service et mon nom… Et en sous-titre que je n’avais rapporté aucun récipiendaire à mon savoir qui pouvait se perdre avec ma cessation d’existence. C’est ce qui me chagrinait le plus. L’idée que l’art du thé, art parmi les arts, puisse se perdre avec moi me rendait infiniment triste. Oh bien sûr, je n’étais pas le seul à le maîtriser, mais j’aimais à penser par pur égoïsme, que j’étais celui qui le maîtrisais le plus. Les autres arts, le service, la réception, l’éducation, l’assassinat, avaient d’autres parangons que moi. Mais je sentais bien au fond de moi que j’avais atteint ma limite, ma date de péremption pourrais-je dire. Je sentais bien que ma rémission n’était pas totale et que j’étais l’ombre de ce que je fus.

Je pris mon temps, profitais tout de même de ce que je savais être mes derniers moments. Je mettais de l’ordre dans mes affaires, prévenaient quelques vieux amis, enfin ceux qui étaient encore vivants, rangeais mes possessions et prenais certaines dispositions. L’argent que j’ai pu économiser serait transmis au Locus Solus. L’école, notamment par les donations de ses anciens membres, possédait une fortune conséquente qu’elle utilisait sous la forme de bourses d’apprentissage, de caisse de retraite ou de subvention aux orphelins, pupilles, conjoints de membres décédés dans le cadre de leurs fonctions. Je ne prévins aucunement mon ancienne maîtresse mademoiselle Thaïs ni mademoiselle Oromonde ni aucun autre lanyshsta avec qui je fus en contact. Je savais qu’ils ne comprendraient pas ma démarche, bien trop étrange pour des gens normaux. Mais je pensais fort à eux. Je me promenais au milieu des jardins de fleurs du Locus Solus. Si certaines étaient là pour des fins médicinales ou d’empoisonnement, la plupart étaient là à des fins purement décoratives, procurant un peu de douceur et de couleur dans un monde difficile et sobre. J’entendais au loin les nouvelles recrues courir, menées par un des formateurs qui les insultaient copieusement. Je souris intérieurement et leur souhaitait bonne chance de tout mon cœur.

Je finis par confirmer mon choix à l’administrateur général. Il est de tradition de remettre une lettre de démission où apparaît notre véritable nom et non notre alias. Il l’accepta avec gravité et peut-être avec tristesse. J’eu accès à mon dossier complet pour vérifier toutes les informations qui y étaient inscrites. Il y avait littéralement toute ma vie, mes états de service, mes employeurs, mes fiches de paye, mes comptes-rendus, mes évaluations pendant la période de formation et pendant mon service. Enfin, mes dispositions testamentaires, la crémation et la dispersion des cendres dans la forêt de l’école, j’aime assez l’idée de servir d’engrais aux arbres centenaires, d’être utile même à la fin. J’eu une certaine fierté de voir mon dossier si épais. C’était le signe, tangible, officiel, impartial que ma vie avait été bien remplie. Toutefois, je suis rempli de regrets et de remords, je suis rongé par la culpabilité et la solitude. J’ai autant choisi cette vie que je ne l’ai subi. Souvent, au plus profond de la nuit, insomniaque, je me demandais quelle aurait été ma vie autrement. Aurai-je eu une vie normale ? Avec femme et enfants, peut-être même des petits enfants, des amis, des voisins, un métier commun… Si je pouvais revenir en arrière, parler à ce moi trente ans plus jeune, que me dirai-je ? Je faisais l’effort de saisir le moment dans toute sa plénitude, chaque infime fraction de temps et d’espace, chaque brique élémentaire de réflexion, je déployais une dernière fois le maximum de mes capacités et faisais la paix avec moi-même.

Au final, ma vie aurait pu être pire.

*** ***


Ambiance

Il fait un temps magnifique, juste la bonne température pour apprécier l’été sans souffrir sous des vêtements plutôt d’intérieur. Pas un nuage ne vient couvrir le ciel. Au loin, j’entends le vent qui traverse les hauts arbres entourant l’école, le bruissement des feuillages me berce. Je suis sur une petite terrasse en hauteur, au troisième étage de l’hôtellerie. Assis à une petite table en fer forgé, je somnole tranquillement sous un parasol. La décoction de valériane fait son effet, mes pensées se diluent doucement, la nervosité et l’anxiété du passage à l’acte s’effacent peu à peu. Ma tension artérielle diminue et je lutte contre l’endormissement. J’avise mon verre de thé glacé que je me suis préparé. Un thé blanc Mariage cousins rehaussé d’une rondelle de citron, rafraîchi par quelques glaçons parfait pour la saison. Je tends lentement la main vers le verre et bois quelques gorgées. Je repose le verre et m’installe confortablement. Je ressens un léger goût d’amande dans mon thé. Une petite entorse bien nécessaire à mon breuvage préféré car même le meilleur thé au monde ne peut cacher efficacement l’amertume du cyanure.

*** Nous sommes aujourd’hui le dhiwara 30 julantir 817, j’avais 58 ans. ***



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