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L'Homme au Masque de Verre
Ou la véritable histoire du Keymlos
 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Matal 21 Otalir 814 à 07h28
 
***


L'AUBE

***


Le rêve qu'il avait fait ressemblait fortement à ceux qu'il faisait depuis quelques temps. Il ne saurait dire si cela datait d'il y a plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois. Mais ce rêve ne cessait de revenir le hanter dans ses nuits. Il s'y voyait approcher d'une crevasse sombre et y tomber. Voilà tout ce dont il se rappelait. Un satané rêve qui ne voulait pas quitter son esprit, malgré tout le travail opéré sur lui-même afin de contrôler son esprit.

Les premiers jets du soleil traversèrent les volets de sa chambre pour venir se frotter doucement contre ses yeux. Une poussière environnante se dévoila dans les entrelacements des rayons de lumière, preuve d'une bâtisse plus vieille encore que les ancêtres qu'il avait connu. Il avait hérité de cette maison suite à la mort de ses parents, et y avait déménagé avec sa femme et ses deux filles. Cet entourage féminin avait développé chez lui un fort ressentiment patristique. Il avait voué sa vie à Scylla, il la vouerait à présent à sa famille.

C'est en pensant à cette position de patriarche, de père, qu'il se tourna vers le côté de sa dulcinée. Rien. Pas une seule forme de vie. Elle s'était sans doute réveillée avant lui avant de rejoindre les pièces du rez-de-chaussé. Ce n'était pas avec un comportement pareil qu'il réussirait à tenir son rôle de protecteur. Mais aujourd'hui, la Mesure n'avait pas besoin de lui. Aujourd'hui, c'était son jour de congé. Il aurait voulu s'endormir une nouvelle fois pour profiter de sa matinée, mais le souvenir encore frais de son rêve étrange l'extirpa de sa torpeur matinale.

Un premier pied au sol, puis un second. Il bailla fortement avant de s'étirer sur le bord de son lit. Quoi de plus banal qu'un homme qui se lève le matin. Il se dirigea vers la salle d'eau, une pièce spécialement située à côté de leur chambre, pour y faire sa toilette du matin. En tant que Commis et grâce à ses ancêtres, il avait su profiter d'une situation plus que raisonnable. Il était même considéré comme un homme à la situation plutôt aisée dans son voisinage et dans le quartier de Kil'dé tout entier.

Son reflet dans le miroir lui parut brumeux. Il passa une serviette pour nettoyer la glace mais rien n'y faisait. Il avait certainement les yeux encore brouillés de sa nuit. Il se passa de l'eau sur le visage, se rinça la bouche et quitta la pièce.


« Ah, te voilà réveillé. Bonjour, chéri. »


Sa femme, Madaea. Quelle magnifique personne. Son visage radieux, sa jeunesse extérieure et sa sagesse intérieure, son sourire inconditionnel. Il l'avait épousé pour sa simplicité d'esprit autant que pour sa beauté physique. Ce n'était pas une personne idiote, bien au contraire. Elle avait ses moments de sagacité, et restait la plupart du temps prisonnière d'un carcan sociale. On lui avait promis un avenir sans tourments, avec une situation des plus confortables. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le Keymlos était parvenu à réaliser le Destin de sa compagne. Quant au sien, c'était une autre histoire...

« Mad... »


Ils s'embrassèrent furtivement.

« Les filles dorment encore. »


Elle avait préparé une tisane pour elle et lui avait servi une tasse de café. Il s'assit à table machinalement, comme répétant un rituel qui s'était installé au fil des années de vie commune. Il attrapa l'anse et porta le récipient à ses lèvres. Aigre. Corsé. C'était la première fois de sa vie que le café avait ce goût. Il ne le démontra pourtant pas sur les traits de son visage et resta le plus stoïque possible. Seuls quelques mots interrogatifs s'échappèrent de sa bouche, dans le plus grand calme, la plus grande tranquillité :

« Le fournisseur de café a changé ? »


Sa femme, d'abord surprise, lui répondit par la négative. Elle ne chercha pas plus loin et disparut dans la pièce à vivre. Elle s'installa dans son fauteuil, une revue de presse dans les mains, et s'attela elle aussi à son petit rituel. Depuis sa chaise, le Keymlos pouvait observer, à travers la vitre de la cuisine, la vie de la petite ruelle sur laquelle donnait la maison. Un homme vêtu d'un chapeau haut de forme passa rapidement, suivi d'un cavalier. Deux femmes âgés les croisèrent un peu plus loin.

« J'ai parlé à un Archiviste hier soir, à propos d'Elhsya. Cria sa femme, le sortant de sa réflexion. Il m'a dit que ses Augures n'avaient pas forcément réussi à définir sa Prédication en raison de sa maladie. On dirait qu'il va falloir faire appel à un expert du Cantatère. J'ai demandé à un docteur du concile, ils disent que l'on ne connaîtra son destin qu'une fois sa maladie diagnostiquée. Pour l'heure, on devra se contenter de ce que l'on a déjà... Et sa sœur ne semble pas comprendre pourquoi on porte tant d'attention sur elle. »


Ses filles. Ses plus belles créations. Ses perles rares, plus précieuses que ce qui n'existe d'autre. Et pourtant, elles sont membres de la société. Membres de la loi du Un. Il fronça les sourcils à l'évocation de ce sujet. Une goutte de café tomba sur le sol. Il ne la remarqua pas, mais cela ne lui arrivait que lorsque ses mains tremblaient. Autant dire, jamais. Il termina son café et se leva. Le soleil illuminait déjà les rues. Assez pour qu'il puisse faire une petite marche. Il devait sortir. Aujourd'hui, il ne voulait penser ni aux Augures, ni aux Précepteurs.

« Je n'arrête pas de repenser à ce que nous a dit cette vieille femme au marché l'autre jour... Poursuivait sa femme. Je ne cesse de... Si elle avait raison. Ce serait terrible. »


Toujours silencieux, il enfila des vêtements de ville et s'enveloppa dans sa veste aux bords aussi anguleux que son caractère. Les prédictions, les augures, les paroles des uns, les mensonges des autres. Il ne faisait confiance qu'à lui même dans cette société où tout le monde pensait connaître le Destin de tout le monde. Son destin à lui, il avait choisi de ne pas l'entendre. De ne pas le connaître. Oh, il le connaissait, on le lui avait dit. Mais il s'était forcé à l'oublier. Il s'en était créé dix milles autres pour ne pas le savoir se réaliser. Il marqua une pause, tourna le regard vers sa femme et l'observa.

Elle lisait, sagement, tout en lui parlant des problèmes de leurs filles. Elhsya et Ayshel. L'une plus jeune que l'autre de deux ans, toutes deux adolescentes ou en passe de le devenir. La première atteinte d'une paralysie progressive et d'un trouble mental la poussant à parler avec lenteur et difficulté. La seconde, capricieuse, jalouse de n'avoir eut l'amour que ses parents portèrent à sa jeune sœur. Il connaissait leurs qualités et leurs défauts par cœur, et ne pouvait s'empêcher de les aimer. Ou du moins les aimer à sa manière. Car il avait un esprit tourné vers quelque chose de plus grand. Un esprit perturbé par ses rêves. Depuis toujours.

Ses filles, il les sauverait. Il savait quelles étaient leurs destinés. Un ami proche le lui avait dit. La première mourrait, la seconde finirait criminelle. Ha ! Le Cantatère, si seulement il n'avait pas existé, que serait-il devenu ? Pouvait-on lutter contre les destins de chacun ? Pouvait-on réécrire l'histoire ? Si tel était le cas, il sauverait ses filles, et parviendrait à les protéger du monde sombre et cruel dans lequel il les a élevée. Si seulement il pouvait prouver que les destinées pouvaient s'échapper du déterminisme, ou du moins prouver que les Krolannes eux même n'avaient aucune main mise sur ces parcours de la vie.

Si seulement il pouvait démontrer à ses supérieurs à quels point ils se trompaient.



***
LE CREPUSCULE

***


La nuit tombait dans le Sharss de Kil'dé. Le Keymlos était passé voir un homme politique influent pour lui demander conseil. Ils avaient fini par se retrouver au bar et boire quelques vers de vin. Le soir, il n'avait vu personne, tout le monde s'était endormi. Il avait ouvert la porte menant à la chambre de ses filles pour les observer dormir sereinement quelques minutes, puis avait rejoint sa salle d'eau. Le miroir était resté flou. Il était tard, la nuit était tombée depuis plusieurs minutes déjà. Sa femme dormait. Et il était là, face à son reflet. Son reflet flou.

« Mais qu'est ce que... »


Il aurait juré avoir entendu une voix dans sa tête. Du moins, plusieurs voix. Il aurait juré les avoir entendu. L'espace d'une seconde. Une fraction de seconde. Il avait entendu la folie, la sagesse, le bruit, le silence, le dialogue, la lutte. Des dizaines d'âmes perdues se réveiller, parler, échanger. Il aurait juré avoir entendu la vie extérieure dans sa tête. Et le voilà qu'il était face à son reflet flou. Il lui était de plus en plus impossible de voir son visage dans la glace.

Il observa son vieux visage brouillé dans le miroir.


« Je suis vraiment fatigué. »


Et sans plus de commentaire, comme il avait ignoré son Destin, il ignora son Pouvoir. C'est, borné, qu'il rejoignit son lit, auprès de sa femme. Pour lui, il n'était que sous les effets de l'alcool. Pour lui, demain serait une nouvelle journée de travail acharné. Mais cette expérience solitaire fit germer une idée dans son crâne. Une simple petite idée qu'il se mit à développer avant de sombrer dans l'oubli du sommeil. Une toute petite pensée, éphémère. Qui pourtant s'avérerait être la base de sa réflexion. Cette pensée, il la murmura doucement avant de s'endormir.

« Et si... »




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Julung 23 Otalir 814 à 00h56
 
***
LE DÎNER

***


La table était mise, il ne manquait plus que les convives. En cette journée assez mouvementée, les hommes d’affaire avaient décidé de se réunir dans un restaurant près du Grimborg. Ce n’était pas un mauvais endroit, disons que les conversations, à certaines tables, pouvaient rester aussi secrètes que la pensée du Un. Le Keymlos avait été invité, sans trop que l’on ne sache pourquoi. Ils n’étaient que trois, mais ces trois individus suffisaient. L’un était un magna du mysticisme et l’autre était un adorateur de Scylla assez reconnu.

Ils ne s’échangèrent que peu de mots lorsqu’ils s’afféraient à la dégustation des plats, mais, aussitôt les mets disparus de leurs assiettes, s’employèrent à entrer dans le vif du sujet. On l’avait fait venir pour une bonne raison, et le commis à la défense n’avait à présent rien d’autre en tête que de savoir ce que l’on attendait de lui. Lui n’était qu’un pion. Tant pis. Tant mieux.


« Alors, monsieur Keymlos, comment se porte votre famille ? »


Une question de courtoisie. Chic, il détestait les questions de courtoisie. Cette hypocrisie gorgée d’irrespect envers la personne à qui l’on posait la question. Celle-ci était d’ailleurs d’autant plus insupportable que le lien qui séparait les deux protagonistes était éloigné. Il cala le bras sur le long de son immense fauteuil, sortant une cigarette d’un petit boitier en métal.

« Toujours bien. »


Voilà, il ne prononcerait pas plus de mot pour parler de sa vie privée. Deux mots, c’était déjà beaucoup trop. Il alluma une flamme avec une pierre à feu incrustée dans un boitier de ferraille contenant du gaz et tira une immense bouffée de tabac. Lorsque la fumée sortit, on lui posa une seconde question.

« Avez-vous réfléchi à notre proposition ? »


Voilà, on y était enfin, le centre du sujet. Il plissa les yeux, d’un air aussi flegmatique que lui permettait l’expression de son visage – c'est-à-dire à l’exagération – et dodelina légèrement de la tête. Il avait été entièrement convaincu, mais soit, il allait jouer la carte du pseudo-réfractaire. Il était plus intéressant de connaître les intentions des autres lorsqu’on les poussait à les sortir par quelque manière que ce soit. Et le Keymlos l’avait bien remarqué. Plus on attendait, plus l’envie de lui dire la vérité était grande.

Une technique beaucoup utilisée lors de ses interrogatoires orthodoxes.

Quelques jours avant cela, ces deux hommes s’étaient présentés à lui pour lui demander de l’aide. Une aide qu’il serait à même de fournir en raison de son grade dans la société du Kil’dé. C’était une histoire de métamorphes, de pouvoirs, de dérèglement… Il n’avait pas tout saisi à l’époque mais depuis sa pause salariale, il s’était penché sur le sujet et avait découvert d’intéressantes choses à ce propos.

Il était question ici de mutants, que l’on appelait plus couramment les Lanyshtas. Un bien drôle de mot pour définir ces individus. Ils étaient parmi la population du Kil’dé et des autres Sharss également. Ailleurs, on les avait dénigrés. Ici, on avait choisi de les ignorer. Or, ils faisaient partie du Un, et il fallait les définir pour réussir à résoudre l’équation du Cantatère. 321. Il y en avait 321 selon les dires des deux hommes.

Trouver 321 personnes aux facultés magiques indiscernables à l’œil nu n’était pas chose aisée. Et c’est malheureusement à lui qu’incombait la tâche ultime de réaliser cet exploit. A dire vrai, à l’heure où les trois hommes se parlaient, on n’en connaissait aucun. Aucun Lanyshta ne s’était dévoilé au public. Comment savait-on qu’ils étaient là ? Le Keymlos n’aurait su l’expliquer. Il faisait confiance en la foi de ses supérieurs. Car en tant qu’homme de loi, la foi lui était supérieure.

Il opina brièvement du chef avant de prendre une autre bouffée et la recracher aussitôt qu’elle eut imprégné ses poumons de sa noirceur cancéreuse.


« Je pense que je pourrais le faire. »


Il n’avait rien de plus à dire. D’ailleurs, les trois hommes n’avaient rien de plus à se dire. Ils se quittèrent dans le plus grand silence après avoir échangé quelques formules de politesse. Laissant le Keymlos seul, avec sa cigarette, à une table vide. Il observa son verre vide et y plongea son regard et ses pensées. L’espace d’un instant, il s’imagina une brume rosâtre virevolté entre les parois du verre avant de disparaître dans l’atmosphère environnante.

Hallucination ? Son esprit lui jouait des tours, et sans détours se jouait de lui. La brume rose se transforma en son. En phrases. Il entendit alors des voix. Des voix qu’il prit d’abord pour les personnes alentours, et qu’il décida de ne pas écouter par la suite. C’est borné qu’il resta prostré là, à fumer son tabac silencieusement, et cessa de devenir un Lanyshta. Du moins cessa de penser à en être un. Ce n’était pas le moment de s’abandonner à la folie.

Son esprit rationnel, si ce n’est cartésien, se tourna alors vers l’extérieur.


***



LE SOUPER

***


« Papa, c’est vrai que le Un est partout ? »


Ayshel avait posé cette question sérieusement. Il empêcha sa fourchette d’atteindre sa destination pour pouvoir lui répondre dans l’immédiat, et remit les aliments qu’il était sur le point d’ingérer dans son assiette. Il regarda Mad. Elle souriait. Rectification, elle se moquait de lui discrètement, les yeux rivés sur son assiette. Il ne pouvait plus se dérober.

« Le Un est partout, déclama-t-il comme une évidence.Oui. »


« Même quand je suis dans mon bain ? »


Sa femme faillit s'étouffer. Par tous les cieux, cette conversation prenait à présent une tournure trop malsaine pour qu’il ait envie de la continuer. Mais les jeunes enfants avaient ce don de poser les questions les plus inconfortables qu’il puisse y avoir. Gêné, il regarda de nouveau sa femme. Elle s’essuyait la bouche avec une serviette, et cachait un énorme et flagrant sourire dessous. Elle lui répondit d’un regard complice. Il leva les paumes de ses mains, désemparé. Il tenta quelque chose.

« Et bien… non, chérie. Il n’est pas partout dans ce sens là. Disons qu’il est plutôt… Partout dans l’air et dans le temps. Il dirige le destin de chacun et… »


La religion n’était pas, mais alors pas du tout son fort. Il ne savait pas quoi répondre, une seconde d'hésitation de trop et sa fille se chargea pour lui de l’achever. Parfois, les enfants posent des questions pertinentes. Parfois blessantes. Parfois insolentes. Mais la question que lui posa alors sa fille dépassait toute notion de beauté. Une question sentencieuse, comme rappelant au Keymlos sa position de mortel et d’insatisfait. Elle lui demanda, avec la voix la plus douce et innocente qu’il lui fut possible d’avoir :

« Tu crois que c’est le Un qui fait bouger Elshya comme ça ? »


Bien entendu, il ne sut que répondre. Sa femme avait cessé de sourire et demanda poliment à sa fille de quitter la table. Cette dernière, agacée, fit tomber ses couverts sur la table plus qu’elle ne les y posa, et fila dans sa chambre. Le Keymlos conservait un regard fixe, devant lui. Il ne sentit pas celui de sa femme. Le Un qui faisait bouger sa fille. Une façon bien morbide de dire que le Un était responsable de sa maladie. Morbide mais bel et bien réaliste. C'était le Un qui était la cause de tout cela.

Lui, de son côté, n’avait qu’une envie… Faire bouger le Un.




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Vayang 24 Otalir 814 à 03h10
 
***
LE RATIONNEL

***


Il n’y avait personne d’autre que lui, sa femme et Elhsya dans la salle d’attente. Son autre fille profitait du temps agréable pour suivre les cours canoniques offerts par la mesure. La pièce était aussi froide que les vêtements du Keymlos, au moins il n’était pas dépaysé. Il se retrouvait comme à l’intérieur de son propre esprit. Vide, entouré de silence. Ils ne parlaient pas. Seul le son régulier d’un frottement venait perturber le calme environnant.

Il avait le regard fixé sur une affiche collée au mur. Elle disait : « Lavez-vous le corps une fois par jour, les dents deux fois, et les mains trois fois ». Il pensa immédiatement au crescendo volontaire que voulait faire cette publicité incitant à l’hygiène. Se laver trois fois les mains, deux fois ceci et une fois cela. Trois, deux et un. 3, 2, 1. « 321 Krolannes… » Mais pourquoi pensait-il à cela ici ?

Sa femme, à sa gauche, avait les genoux joints devant elle, ses mains reposaient dessus et tenaient fermement un sac à main en cuir sombre. Elle avalait sa salive de manière effrénée. Elle faisait toujours cela lorsqu’elle était stressée. Il n’y avait pas de quoi, vraiment. Elle s’inquiétait toujours pour tout. Sa fille, assise encore plus à gauche, était présente, mais peu représentée et difficilement présentable.

Son épaule se soulevait régulièrement, crispant les muscles de sa nuque, raidissant son bras, penchant sa tête vers la droite, puis la repositionnant. Et encore une fois, tordant sa tête, crispant son bras. Et ainsi de suite, régulièrement, sans jamais ne s’arrêter. Des fois, ses pieds se repliaient vers l’intérieur, avant de se repositionner droit devant elle, pour être une fois de plus repliés. Ses doigts s’entrelacèrent avant de reformer une main. Se crispait, se raidissait, reprenait place.

Se crispait, se raidissait. Reprenait place. Se tordait encore, avant de convulser l’ensemble du corps, et de revenir à l’état normal. Puis encore. Et encore. Et cela sans cesse, sans but, sans raison. Et les deux parents de rester aussi calmes et aussi fixes que le marbre. Car ils vivaient avec cela tous les jours. Tous les matins. Toutes les heures. Chaque seconde. Même lorsqu’ils n’étaient pas à côté de leur fille, ils pensaient à ses mouvements incontrôlés.

Le visage du Keymlos restait imperturbable. Il ne cessait de parcourir les mots qui formaient la phrase de l’affiche préventive. Lavez-vous le corps, les dents puis les mains. Comment pouvait-on penser à cela lorsqu’on vivant avec une enfant atteinte de tels symptômes. Certaines personnes avaient trouvé judicieux de le dire à tout le monde, puisqu’il s’agissait là d’un problème de santé publique. Un problème.

Même quand tout allait bien dans leurs vies, les individus étaient obligés de se créer des problèmes pour pallier à leur manque de confiance en leur destin.

« Monsieur et madame Keymlos ? »


Le moment était enfin venu d’être reçu par le docteur. Il se présentait à eux dans les habits les plus simples qu’ils soient. Une blouse blanche cintrée à la taille, un monocle sur l’œil droit, les deux mains tenant un porte-document face à lui. Il les fit entrer dans son bureau d’un geste de la main. Madaea aida sa fille à se lever et à marcher. Elle boitait fortement. Plus qu’il y a quelques jours. C’était courant de l’aider à marcher.

Ils s’installèrent dans l’office du docteur. C’était encore plus sobre et froid que la salle d’attente. Les instruments de mesure auraient pu effrayer n’importe quelle âme innocente entrant pour la première fois dans cette salle glauque et morte de vie. Cette salle annonçait la maladie et évoquait la mort. Il était évident de comprendre pourquoi peu de personnes venaient ici.

Le médecin prit alors la parole.

« Bien, je ne vais pas passer par quatre chemins. Je dois vous l’avouer, le cas de votre fille a beaucoup intrigué mes collègues de la profession. Nous avons du faire appel à de nombreux spécialistes pour travailler sur le sujet. Hélas, je dois vous avouer qu’aucun de nous ne sait ce que votre fille a contracté. Il est possible que cela soit une maladie logée dans les profondeurs de son esprit ou de ses muscles. »


Imposteur !
« Je comprends. Lui répondit-il. »


« Nous ne voyons plus qu’une seule solution, poursuivit le médecin, pour résoudre cette étrange mystère qui entoure Elhsya. Nous y avons beaucoup réfléchi et les professionnels sont à l’unanimité d’accord pour affirmer ce que je vais vous proposer. »


Pauvre incompétent que tu es, je ne laisserais pas ma fille plus d'une minute entre tes mains.
« Je vous écoute. »


« Nous pensons qu’il est dans l’intérêt de votre fille de rester entourée d’aide-soignantes et de médecins compétents pour empêcher sa maladie de s’aggraver et la contrôler plus facilement. Nous préconisons sa mise sous tutelle dans un édifice spécialisé où elle pourra entièrement s’épanouir et où nous pourrons plus facilement déceler les raisons de son trouble moteur. »


Un mot de plus et je t’enfonce ce stylo dans le fond de ta gorge.
« Je… »


Il fut interrompu par sa fille, présente. Ce qu’elle dit alors sortit du plus profond de ses tripes. Ses lèvres n’articulaient pas, ses yeux louchaient sans retenue et son corps se balançait d’avant en arrière. La parole était plus une complainte qu’une véritable phrase. Un cri douloureux, lancé à la face du monde.

« Enh, en’ye poueuh… En’ye poueuh eda… Ada ! »


Madaea attrapa la main de sa fille et baissa les yeux. Le visage du Keymlos restait impassible. Il fixait le docteur et observait le moindre de ses mouvements. Ce dernier essayait de supporter son regard, mais l’intensité avec laquelle l’insistance se faisait sur ses moindres gestes le mettait dans l’inconfort. Une goutte de sueur perlait sur son front. Il avait peur de cet homme, et il avait bien raison, car le commis avait la réputation d’être un homme froid, dur et intransigeant.

Il se passa au moins une bonne demi-minute avant que le commis ne prenne de nouveau la parole. L’ambiance était tendue. Il avait très bien comprit sa fille. Après tout, il vivait avec elle tous les soirs et l’avait vu grandir. Il avait appris à traduire chacun des sons – si l’on pouvait encore appeler cela des sons – émis par sa bouche. Il avait appris à comprendre la moindre désarticulation syllabique. La moindre intonation. Il n’avait plus besoin de la regarder pour la comprendre.

Tu ne dissèqueras pas ma fille, escroc !
« Je pense que nous en resterons là. »


Ils mirent trois seconde pour quitter la pièce. Deux minutes pour sortir de la ruelle. Et une heure pour revenir chez eux.

***




LA MYSTIQUE

***


Ses mots résonnaient encore dans sa tête. Il était assis, penché sur la semelle de sa botte, à l'observer, au milieu d'une ruelle. Il restait là, fixé, sans ne rien faire d'autre, à regarder la plante de son pied.

« Votre fille n’est pas comme les autres. Elle a reçu quelque chose. Quelque chose de vous. Elle est anormale et pourtant, son irrégularité est logique pour le Un. Elle est normale aux yeux du Un, et différente aux yeux des autres. En revanche, vous… »


La voyante s’était penchée en avant. Le visage sec du Keymlos se reflétait dans les yeux de l’érudite. Il restait fixe, écoutant chacun des mots qu’elle lui balançait à la figure, comme un marchand se débarrasserait de son poisson avarié. Mais soit, il était là parce qu’il n’avait plus aucune autre solution. Peut-être allait-on lui donner une réponse, enfin.

« Vous, vous êtes différent. Vous avez transmis quelque chose à vos filles, cela vient de vous. Ce n’est pas une maladie. C’est plus… plus grave encore. Vous n’y survivrez pas. Qu’est ce qui vous perturbe, monsieur Keymlos ? Est-ce le fait que votre fille est atteinte de cette maladie, ou est-ce cette envie d’en finir qui vous ronge ? »


Qu’est ce que… Elle se mettait à dire des choses insensées. Elle était encore plus folle que le docteur. Il s’apprêtait à se lever lorsqu’elle lui attrapa le poignet. Jamais une telle personne, aussi fragile qui plus est, ne lui avait serré le bras aussi fort. Si fort qu’une intense sensation de brûlure s’en ressentit. Surpris, il se figea net, et écarquilla les yeux, prêt à se défendre en cas de besoin. Tant pis si c’était une érudite des dogmes, un bon crochet dans la mâchoire la sortirait sans doute de ses délires.

« Vous allez la voir mourir, monsieur Keymlos. Préparez-vous à ce que cela arrive, car lorsque cela arrivera, vous le sentirez comme personne ne sentirait la mort d’une autre. Vous avez ce don. Vous avez ce lien avec elle. Ne vous y attachez pas trop. Le Un vous la reprendra, car elle ne fait pas partie de ce monde. »


Elle relâcha sa prise. Il recula d’un pas. Du moins, c’est ce qu’il cru. En réalité il s’était éloigné de trois pas et avait failli s’écrouler dans les paniers de lins disposés au sol. Il avait renversé un vase, mais à quoi bon faire attention à la maladresse et au verre brisé lorsqu’on venait d’entendre la pire des atrocités.

Il fit volte-face et sortit en trombe de cette hutte de la folie. Dans la rue sombre et humide, ses pas résonnaient comme le tonnerre et la foudre. Il ne rentrerait pas à la maison ce soir, il irait se saouler au bar avant de reprendre le travail le lendemain. Dans la nuit, sa botte émit un cliquetis étrange. Quelque chose s’était logé sous sa semelle, il le sentait. Il fit une halte, s’assit sur un banc à côté, tordit son pied pour regarder sous sa chaussure, et y vit un objet briller.

Un bout de verre cassé incrusté au niveau de la cheville.

Il l'observa de longues secondes. Ce bout de verre.




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Merakih 29 Otalir 814 à 14h42
 
***
AVANT

***


L’Audre, cette vision sacrée, cette parole qui n’est et ne sera jamais remise en doute. Une prophétie lancée à la face des étoiles, dont l’origine et la raison resteront inconnues pour la plupart d’entre les mortels. Il s’était longtemps penché sur la question et avait parcouru les ruelles de Kil’dé dans l‘espoir de voir un signe, un message, une trace de son passage. Ce qu’il cherchait, c’était un Destin. Il venait de quitter la chambre estudiantine de la mesure, de la section ordre et loi. Rien ne ‘y avait poussé si ce n’est l’ordre établi.

L’ordre, ou son père. Voilà un homme bien présent dans sa vie, qui avait tout fait pour que le destin de son fils soit pleinement accompli. « Tu seras l’épée du Un », ne cessait de lui répéter son paternel. Alors que tout ce que voulait le Keymlos, c’était s’amuser à tirer à la carabine sur des volatiles qui trouvaient refuge entre les interstices de la faille. « Une carabine ou une épée, l’important est d’être l’arme du Puissant » lui avait alors répondu sa mère lorsqu’il s’était dévoilé. Oui, les deux parents s’étaient montrés très autoritaires à son égard.

Mais pour le jeune Keymlos de 19 ans, il n’y avait rien de pire qu’une société qui cherchait à lui trouver une destiné, un prédicateur qui cherchait à lui lire ses augures, et un père qui cherchait à lui inculquer une ligne de conduite. Trois contraintes, la première sociétale, la seconde mystique et la troisième familiale, conduiront le jeune kil’déen à se forger une notion de justice. Une notion fortement imprégnée de caractère personnel, comme en démontre son exécrable caractère et sa façon de faire abstraction des procédures usuelles lors de l’exercice de ses fonctions.

Un soir, tandis qu’il revenait de sa première journée d’opération en tant qu’adjoint à la défense, il lui arriva un incident. Ou du moins, si l’on en croyait ses supérieurs, une anomalie dans la continuité de son destin. Ou alors une normalité dans la régulation de sa vie. Ou peut-être était-ce un événement chaotique sensé, intentionnel… Il n’aurait su le dire, les avis divergeaient sur la forme que prenait le fil de la vie. Un accident est-il prévu ou imprévu ? Peut-il être attendu ? Peut-il être évité ?

Il accompagnait son collègue sur une partie de chemin lorsque ce dernier entendit un bruit dans une ruelle. Un bruit de verre cassé. Ils s’y précipitèrent sans retenue avant de découvrir la scène macabre. Un homme avait été défenestré, depuis une masure située à quelques mètres plus haut, au versant d’une falaise. Ils se regardèrent, ébahis, avant de se jeter sur le corps du malheureux. Malheureusement, il n’avait pas survécu à sa chute.

La lune et les luminaires étaient la seule source de lumière de la scène. Ils ne purent que difficilement discerner les traits du visage de la victime. Ils avaient inspecté le cadavre sans trouver le moindre indice. C’était le lendemain, à la morgue, qu’on lui avait répondu que cet homme était mort parce que sa vie devait se finir. On en avait conclu à un suicide, ou une chute accidentelle. Son chien l’avait poussé. Son chat avait miaulé trop fort, et il nettoyait ses vitres. Pas de bol. Bien entendu, il n’y avait jamais cru.


« Je marchais avec mon collègue Dracuse, le long de la rue Granuy, lorsque nous vîmes une personne au sol. D'instinct nous nous sommes empressés d'aller à son secours, mais il était déjà trop tard. L'homme venait tout juste d'être mort, son corps était encore chaud. Nous n'avons pas trouvé bon d'inspecter la bâtisse dans l'immédiat, et préférions appeler un garde pour prévenir le haut commis. Il était tard et... nous n'étions pas en service. Nous n'avions pas le droit d'entrer sans autorisation dans la maison d'autrui, c'est ce que l'on m'a appris à l'école. »


L'assemblée juridictionnelle, composée alors de cinq vieux hommes, eut un instant de silence. Ils se regardèrent avant que l'un d'eux ne lui demande, d'une voix tout aussi tremblante qu'elle en cachait une vérité sordide :

« Vous n'avez rien vu... d'autre ? »


Il se souvenait avoir vu une ombre disparaître dans le lotissement. C’était un meurtre, de tout ce qu’il y avait de plus simple, et on cherchait visiblement à le masquer, le maquiller, le déguiser derrière des paroles de faux-prophètes. On avait tenté de le faire taire de la manière la plus absurde qu’il lui fut donné de vivre. On lui avait promis une promotion au poste de commis s’il ne cherchait pas à interférer dans cette affaire. Un poste de commis qu’il n’eut pas pour ces raisons, auquel il accédera près de vingt ans plus tard. Auquel il accédera parce qu'il avait répondu un mensonge.

« Non messieurs, nous - je veux dire... Je - n'ai rien vu d'autre ce soir là. »


Ceci est l’histoire d’un homme empli de contradictions. Vingt années à raconter, cela serait trop long. Essayons plutôt de nous tourner sur ce que cet homme est devenu aujourd’hui. Loin de cette époque où l’illusion de l’utopie forgeait ses actions. Proche de cet aujourd’hui où ses exactions sont commises pour forger une utopie illusoire. Un acquis de conscientisation, une prise en main d’une destiné. Un présent dans lequel il rencontre son collègue d’antan, au détour d’un couloir du commissariat. Un homme devenu autre chose. Deux chemins différents, aussi deux chemises… Mais tout cela sera raconté plus tard.

***
APRES



***


Il entrent l'un dans l'autre. Au détour d'un couloir. Il reconnaît ce visage. C'est Maurice Dracuse, son vieil ami. Il ne l'a pas vu depuis des mois déjà. Il le pensait envoyé sur le terrain, ou même en extérieur. C'est que, son travail d'enquêteur affilié à la commissure des affaires étrangères, ce n'était pas facile de le voir en dehors du travail. Et même au sein des bureaux.

« - Commis Keymlos.
- Monsieur Dracuse.
»


Et voilà, rien de plus ne fut dit ce jour là. Ils se quittèrent, sans plus de formalité, retournant à leurs occupations. Si telle était l'ambiance dans les bureaux du commissariat, on pouvait comprendre pourquoi le Keymlos était aussi froid et sec avec les citoyens. Une rigidité s'était installé entre les deux compères. Une rivalité certaine était née de cette affaire. Et cette rivalité, ce n'était rien de plus que cet incident d'autrefois. Cet accident qui provoqua la naissance d'un impérieux personnage face à un modeste individu. Il n'avait pas changé, toujours aussi sombre et discret, ce cher Maurice. Le Keymlos s'arrêta quelques secondes dans le couloir vide de vie. Il tourna la tête et regarda à travers les vitraux qui montrèrent un Parvis plus animé que jamais.

Si seulement...




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Matal 4 Nohanur 814 à 19h17
 
***
LA JUSTICE

***


An 749

« Adjugé ! »


Le marteau du juge frappa le socle en bois avec une ferveur vieillissante. Même pas une seconde plus tard, un brouhaha infernal s’empara de la salle. On traina les deux criminels dans l’arrière-salle pour les préparer à leur insertion dans les geôles de la prison. La famille de la victime criait que vengeance avait été faite, celle des condamnés vociféraient sur les premiers, et martelait que la justice avait été corrompue. Une chaussure vola dans l’assemblée, les forces de l’ordre durent intervenir pour séparer des individus violents. On criait encore plus fort, plus haut. C’était à qui mieux-mieux. A celui qui se ferait entendre dans ce vacarme insoutenable.

L’adjoint claqua son carnet de note et quitta la salle, il n’était pas bon de s’attarder en ces lieux. La haine et le mécontentement rendaient certains individus différents d’eux même. Il ne prit pas le temps d’observer les comportements de chacun, il avait vécu cette scène un nombre incalculable de fois. Plongé dans le milieu judiciaire depuis le début de ses études, il s’était accoutumé à cette cacophonie environnante, usuelle au sortir des couloirs. Quelques pas dans les corridors sobres de l’édifice religieux le ramenèrent à ses pensées. Son collègue l’attendait dehors. Il traversa une grande salle aux murs recouverts de parures dorées et au sol nappé d’un carrelage aux couleurs aussi froides que d’or.

Devant l’édifice bâti sur des colonnes de marbres, Dracuse l’attendait, adossé à un grillage noir, où chaque barre métallique se finissait en un florilège de piques et de pieux ardents. A la vue de son ami, qui était le seul et le premier à sortir, il fit valser quelques mètres plus loin un morceau de bois avec lequel il s’était occupé en l’attendant. Il était plus jeune de quelques années, mais mis face à un ancien de la profession, ils avaient plus ou moins la même jeunesse. Leurs mains vinrent se rencontrer pour se serrer dans une poignée sincère et remplie de regard partagé. Le Keymlos se montrait pressé, et accéléra le pas dans la foulée.


« Ne restons pas là, les choses vont se gâter, et la presse sera bientôt sur les lieux. »


Dracuse approuva et lui emboîta le pas, tout en poursuivant la conversation.

« J’ai contacté notre indic’, dit-il, de la Sotte Beuverie, il ne semble pas avoir connaissance d’un tel réseau. Nous avons peut-être affaire à une autre forme de banditisme. Et j’entends par là une corruption des institutions du Kil. »


Le Keymlos, avant de répondre, s’était assuré de regarder autour de lui. Il n’y avait personne, et donc personne ne serait susceptible de les écouter. Il accéléra de nouveau le pas pour atteindre rapidement sa destination. Il réfléchissait tout en parlant, car il avait besoin de reprendre toute l’histoire depuis le début. Depuis ce soir là, où ils avaient rencontré ce cadavre dans les ruelles sombres de la ville.

« - La victime était un archiviste et travaillait sur les écrits du prédicateur Corlion, exposa-t-il alors. Le lien entre les deux individus est clairement appuyé par les témoignages. S’il s’agit là d’une affaire de corruption, alors la Mesure est compromise. Mais cela me paraît impossible. Voire même trop facile. Il doit y avoir autre chose.

- Si la Mesure est compromise, continua Dracuse, tout le travail des prédicateurs est en danger. Le mensonge pourrait bien se répandre dans la plèbe, nous courrions alors au désastre.

- Je vous en prie, ne faites pas de déduction hâtive. Krein est l’un de nos meilleurs éléments, mais sa parole peut être facilement remise en doute. Il n’est pas assez important pour être tenu informé de ce qu’il prétend être une vérité. Je vous propose de voir les choses sous deux angles. Il nous faut admettre que Klein ne peut nous fournir aucune information valable. En ce cas, ou bien Corlion n’a rien à voir avec cette histoire et il existe bel et bien un réseau de criminels menaçant les archivistes dont nous aurons à nous défaire. Ou bien Corlion est l’instigateur de cet assassinat et, dans ce cas, il s’agit bien d’un abus de pouvoir – et pourquoi pas un réseau mafieux.

- Cela pourrait être les deux. Ajouta Dracuse, sans autre forme de concession. »


Son collègue n’avait pas même pris la peine de poser la question, c’était là une affirmation. Les deux points de vue se confrontaient dans l’idée dont il fallait opérer, mais tous deux désapprouvaient la décision de la justice kil’déenne. Ils étaient cependant démunis, car trop jeunes et trop peu crédibles aux yeux des autorités. Ce que Dracuse ignorait, cependant, était le véritable objectif du Keymlos. Un objectif bien plus ambitieux que celui de son collègue, car il n’espérait retrouver le – ou les – auteurs de cette manipulation que dans un objectif personnel.

« Il nous faut interroger Corlion. »
Avait alors sèchement décidé le jeune homme, sans plus attendre.

***
LE CRIME



***


La maison de Guy Corlion était une résidence faste et imposante. On y accédait depuis une rue égarée, en traversant un immense portique de ferraille gardé par deux hommes vêtus de tenues traditionnelles de miliciens. On avait ouvert aux deux inspecteurs dans le plus grand silence et, à présent, c’était à eux de traverser l’immense chemin qui menait à la villa. Seuls, ils purent observer le luxe et la richesse de la végétation environnante, tout en rejoignant le point de rendez-vous. Le vieux Corlion, au bout du sentier, les attendait. Il était posé, les pieds sur deux marches de son escalier, une canne dans la main, les cheveux grisonnants et le regard bleuté d’un aigle appauvri par l’âge mais enrichi par le temps. Il avait le goût de la mise en scène, mais cela n’impressionnait nullement l’adjoint à la défense.

« - Messieurs Dracuse et Keymlos, leur envoya, cordialement le prédicateur, tout en leur serrant respectivement la main.

- Monsieur Corlion, ravi de faire votre rencontre. Répondit Dracuse, tandis que Keymlos restait silencieux et observateur. Ce qu'il observait, c''était le sourire de cet homme. Il était trop franc, mais peut-être était-ce là sa manière d'être poli.

- Si vous voulez bien me suivre. »


Les trois hommes entrèrent entre les briques blanches de la villa et arrivèrent dans un salon aussi luxurieux que magnifique. Des décorations murales s’alternaient avec de hautes fenêtres à carreaux dans un jeu de reflets et de symétrie. Un lustre aux milles bougies ornait le plafond et guettait toute intrusion dans sa splendeur théâtrale, faisant effet de miroir avec les lampions disposés méthodiquement le long des tapisseries. Un tapis d’un rouge larmoyant se séparait en deux pour rejoindre les escaliers disposés de part et d’autre de la pièce et permettant d’accéder au premier étage. Depuis des passerelles en bois, on pouvait avoir une vue d’ensemble sur toute la pièce.

Un objet particulier était situé au milieu de la pièce. Tandis que le prédicateur poursuivait sa marche vers le salon situé dans une petite pièce un peu plus loin, le Keymlos passa à côté de cet objet et l’observa plus en détail. Le temps s’était arrêté, et il prenait soin d’observer la jarre en verre qui se tenait prostré sur un socle de marbre. Là, en plein milieu, sans que rien n’ai put justifier une telle présence. D’ailleurs, elle faisait tache avec le reste des éléments du décor. C’était une simple bouteille, sans véritable ornement ni autre signe distinctif. Dracuse, lui, se pencha au dessus d’elle, aussi intrigué qu’un chat le serait avec un bout de ficelle, et leva la main pour toucher le vase. Chose qui ne plu pas nécessairement à l’hôte.


« Si j’étais vous, j’éviterais de toucher (Dracuse se ravisa aussitôt). Il s’agit d’un vase de Hredonien, une œuvre aussi rarissime qu’unique. Pour faire simple, c’est du verre pur. Rien que le fait de poser son regard sur cet objet nous donne envie de le toucher. Et pourtant, alors même qu’aucune pression n’est faite, si votre doigt entre en contact avec cet objet, les microfibres de verre vous coupent instantanément la peau. L’employé qui l’a installé en a encore des cicatrices. »


Le Keymlos ne comprenait pas forcément tout de la signification de cet objet ni même de l’utilité de l’avoir dans son salon, mais poursuivi la marche pour arriver dans le salon. Les trois hommes s’installèrent les uns face aux autres. Les sièges avaient été préparés à l’avance, et chaque protagoniste était équidistant aux deux autres. Corlion attendit la première question, sagement. Il semblait tout disposé à répondre, mais Keymlos sentait déjà le malaise, car Dracuse était là pour avoir les réponses qui arrangeraient sa théorie. D’ailleurs, c’est lui qui commençait déjà à poser la conversation.

« - Monsieur Corlion, je vous remercie d’avoir accepté de nous recevoir. Aussi je dois vous dire que nous sommes ici en tant que simples adjoints. Nous voudrions… Eclaircir l’affaire de l’archiviste. Il se peut que nous ayons manqué une information primordiale, et que le procès se soit fait à la va vite.

- Monsieur Dracuse, lui répondit aussi cordialement son interlocuteur, le procès a eu lieu, et l’on ne peut revenir sur une décision de justice. Je comprends que vous soyez frustrés que l’on vous ait retiré l’affaire peu avant la décision du juge, mais non seulement il est trop tard pour venir vous plaindre, mais en plus de cela je n’ai pas les habilitations à vous donner ce type de pouvoir.

- Il ne s’agit pas de cela, continua l’autre, il s’agit de comprendre comment nous pourrions, aujourd’hui, anticiper ce type d’évènements. Voyez-vous, nous avons condamné un membre du réseau des Persécuteurs, il ne nous reste qu’à trouver la tête pensante. Vous étiez un proche de la victime et aviez partagé de nombreux écrits. Y a-t-il quelqu’un, dans la Mesure, qui aurait cherché à vous faire du mal. A lui comme à vous, j’entends.

- Ma parole, s’indigna le prédicateur, vous insinuez de bien sérieuses choses ici. La gravité de votre accusation me met mal à l’aise. Si vous pensez un seul instant qu’il s’agisse là d’un complot visant à faire taire nos travaux, vous vous trompez. Il n’y a jamais eut de telle chose et cela n’est pas prêt d’arriver. Les archivistes sont tout autant respectés que les prédicateurs. Si eux sont proches de la population plutôt que nous, cela peut les amener à ce genre de… déconvenues. Voilà tout.

- C’est une Fable ! Le Keymlos toisa du regard Corlion tout en prononçant ces mots. Les précepteurs parlent aux archivistes, qui eux parlent à la population. Ceci est une fable. Les archivistes détournent certains récits. Vous vous entendiez bien avec la victime, et pourtant, vous vous gardiez d’afficher votre proximité à la vue des autres. Pourquoi vous cacher publiquement ? »


Le vieil homme se montra bourru, il avait nié de la tête tout au long et se mit à vociférer :

« - C’est parce que nous avions des relations purement professionnelles, monsieur Keymlos,. Il se peut que parfois nous avions eut des désaccords, mais je ne vois pas où est le mal !

- Le mal ? Le mal est dans l’exercice même de votre double jeu. D’abord, vous êtes ami avec lui. Ensuite, vous vous montrez proches spirituellement. Alors, et alors seulement, vos proches et le cercle privé vous savent suffisamment familiers pour qu’aucune trace noire ne vienne entacher cette relation. Pourtant, lors du procès, il a bien été démontré que cet archiviste avait un caractère décalé, et se permettait quelques… retouches, dirons-nous. Il n’était pas tout blanc. Il n’était pas… bon. Et vous étiez d’accord avec lui ?

- Bien sûr que non. A plusieurs reprises je lui ai fait comprendre qu’il jouait un jeu dangereux. Il subissait des pressions, c’est sûr, mais de la part du bas, du réseau des Persécuteurs, pas du haut. Je vous l’ai dit, je veux bien répondre à vos questions, mais ne vous permet pas de remettre en cause une décision de justice. Je vous conseil d’arrêter de vous troubler l’esprit et d’aller célébrer la victoire avec vos collègues. Une famille de criminels a été arrêtée, voilà tout ! »


L’atmosphère s’alourdissait, le Keymlos poussait cet homme dans ses retranchements, tandis que Dracuse jalousait de ne pas pouvoir attirer l’attention sur lui et ses propres questions. Ce dernier se mit à regarder son collègue, il comprenait qu’il avait perdu tout contrôle de la situation, et que l’adjoint Keymlos s’était mis en tête d’aller bien plus loin encore. Malgré cela, il poursuivait sa prise de note, car il entendait des choses intéressantes néanmoins.

« - Vous me semblez bien catégorique. Il a pourtant été démontré que l’archiviste avait tenté de dénaturer vos propos, et que vous vous étiez violemment bagarré lors d’un rite déique. Et cela trois jours avant son assassinat. Avait-il dépassé la ligne ?

- Le procès a déjà eut lieu ! »


L’homme montrait des signes d’impatience, tandis que Keymlos restait imperturbable. Il avait croisé les jambes et, pendant que son collègue prenait des notes, jouait avec les poils de son bouc naissant, pour montrer qu’il était en train de réfléchir tranquillement, aussi sagement qu'un maître penseur. Sa victime vacillait et était sur le point de tomber, mais ce n'était pas encore le moment, il fallait poser encore quelques questions gênantes et user d'insinuations insultantes.Mais voilà que le bougre reprenait la parole :

« - D’ailleurs, poursuivit Corlion, si l’on a jugé bon de ne pas m’interroger, c’était bien pour une raison.

- Quelles divergences cachiez-vous ?

- L'interprétation des destinées.

C'était un question réponse ? Alors soit, le Keymlos jouerait le jeu.

- Avait-il dénaturé vos propos au point que votre situation professionnelle soit mise en danger ?

- Je ne répondrais pas à cette question.

Allons bon, le vieil homme n'était pas un très bon joueur. Dans les yeux du Keymlos brillait une malice diabolique.

- Avez-vous cherché à mettre fin à vos relations professionnelles ?

- N'importe quoi !

Oh non, c’est très pertinent, au contraire. Mais voilà une dernière question qui va vous faire bondir hors de vos gonds :

- Avez-vous cherché à mettre un terme à la carrière de l'archiviste ?

- Assez ! je vais vous demander de partir, vous devenez insultants. Voilà tout ! »


Ils se quittèrent rapidement. On s'empressa de les mener dehors, mais il s'agissait là bel et bien d'un mouvement de chasse. On les poussait à la rue, ils n'avaient plus leur place dans cet établissement. Sur le retour, on passa devant la pièce de verre pur, Dracuse n'y prêta plus attention mais ce fut son collègue qui s'y intéressa. Il se rappela ce que le vieil homme lui avait dit lorsqu'ils étaient entrés. Le Keymlos s’était alors retourné vers l’hôte, dans l'embrasure de la porte, et lui demanda une dernière chose :

« Dites-moi, ce vase Hredonien, pourquoi ne l’avez-vous pas mis là vous-même, plutôt que de faire appel à un pauvre employé ? C’est pourtant votre acquisition, votre fardeau donc. »


Corlion bomba le torse, la question se voulait purement insultante. Autrement dit, il insinuait que l’homme avait l’habitude de déléguer les sales besognes et préférait ne pas se salir les mains pour réaliser ces missions périlleuses, parfois dangereuses. Un trait de caractère dont il avait à se défendre, car là pèserait toute l’appréhension qu’aurait l’adjoint à l’égard du prédicateur. Non, ce n’était pas ce genre d’homme, mais il était bien énervé pour le dire calmement, aussi une toute autre phrase sortit de ses lèvres. Une phrase qu’il regrettera par la suite :

« Parfois, il faut savoir faire des sacrifices pour être bien payé, et cela n’a aucunement dérangé mon employé ! »


Le Keymlos émit un léger sourire. Il s’inclina, et avant de réellement partir, déclara :

« C'est tout ce que j’avais besoin d’entendre, bonne journée, monsieur Corlion. »


*** A suivre... ***




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Matal 9 Dasawar 814 à 20h59
 
***
ENTRACTE



***


« Qui êtes-vous ? »


La jeune femme se tira de sa rêverie et tourna son visage vers la source de la voix. Ou plutôt du son qui venait de la sortir de ses divagations. Son sourcil gauche se souleva dans un léger mouvement de dédain, et son menton dodelina furtivement, suivant les mouvements d'une mâchoire qui tentait à la fois de bailler, et à la fois de ne pas opérer d'espace plus grand qu'un centimètre entre la lèvre supérieure et la lèvre inférieure.

« Qu'est ce que vous faites là ? C'est mon bureau ! »


Deuxième question. Agression.

« - C'est votre collègue, il m'a dit que je pouvais fumer ici.
- Quel collègue ?
»


Cet homme en posait des questions. Trop de questions ne laissait pas de place au hasard, au chaos de la vie. Ils étaient tous comme ça, ici, dans la Défense ? Elle soupira, attrapa un cendrier et éclata le bout de sa clope dont il restait encore suffisamment de tabac pour le temps d'une conversation. Or, cette conversation, elle n'avait pas vraiment envie de l'avoir à l'heure actuelle. Pas après ce qu'il s'était passé une heure avant. Et surtout pas avec cet homme qui portait la barbe de trois jour aussi bien que sa tasse de café : c'est à dire mal. Elle se leva, et bougonna :

« Ça n'a pas d'importance, de toutes façons je m'en vais. »


Elle se leva en s'aidant de ses deux mains. Elle paraissait fragile physiquement, mais une force s'en dégageait. Ou plutôt une sorte de désintérêt, de désinhibition. Elle fit deux pas hasardeux au milieu de la pièce avant de repérer l'embrasure de la porte. La grande carrure de l'Adjoint se dressait entre elle et la sortie, mais cela ne la dérangea pas pour passer, agilement, et quitter les lieux. Avant de partir, elle lui décocha un dernier regard, aussi fumant que la braise, attrapa le loquet, et lui souffla d'une voix soûlée :

« Je vous laisse avec votre bureau. »


La porte se claqua.
Qu'est ce que... ?




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Vayang 12 Dasawar 814 à 03h31
 
***
LA RENCONTRE

***


Les deux hommes étaient accoudés au comptoir, chacun tenant un verre de Mélamalt à la main, comme s'il s'agissait là de leur dernière possession. Tandis que le Keymlos avait le regard plongé dedans, scrutant chaque reflets, Maurice Dracuse cherchait quelqu'un du regard. Il observait les habitués, deux types au bout du bar, surpris en train de discuter de leurs dernières conquêtes, avant de poser le regard sur un groupe de religieux, à l'autre bout de la salle. Il est clair que c'était l'endroit rêvé pour parler d'histoire, de philosophie et autres sujets passionnants, mais les deux hommes n'étaient hélas pas là pour ces tergiversations ce soir.

Le Keymlos eut le premier mot :


« - Cet homme, le Vicomte Corlion, ce... Prédicateur auto-attitré... Il me dégoûte.
- Tu en verras d'autres, ce n'est pas le premier corrompu que l'on rencontrera.
- Celui-ci est pire. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de terrible caché derrière cette affaire.
- Il a peut-être raison finalement. Peut-être devrions-nous abandonner ?
- Ah oui ? Cela nous ressemble-t-il ? (Ils rirent)
- Non, bien sûr que non... »


Dracuse fut prit d'une nouvelle frénésie de curiosité. Il passa son regard par dessus les épaules du Keymlos, avant de se retourner à 180 degrés et de scruter un horizon inexistant dans une pièces enfermée entre quatre murs. Il fut même surpris par son collègue à se soulever légèrement de son siège, le forçant à effectuer une courbette maladroite, presque ridicule. Le Keymlos prit une gorgée de son verre et le fit vaciller entre son index et son pouce. L'un de ses sourcils se leva et il regarda, à son tour, les environs. Il regardait cependant avec moins d'enthousiasme et un entrain fortement imbibé d'alcool mélangée à de la paresse.

« - Tu as peur que l'on nous observe ?
- Ce n'est pas cela... Je cherche quelqu'un. Quelqu'un qui devait nous rejoindre.
- Tu veux me présenter quelqu'un ?
- Oui, c'est une personne que j'ai rencontrée récemment. Elle est jeune, et nous sommes devenus très proches au fil du temps. »


Ah ! Une femme, voyez-vous ça. Si tant est que l'on puisse user de mot pour décrire la pensée qui traversa l'esprit du Keymlos à cet instant précis, les dérivés de l'indifférence ainsi que tous ses synonymes ne seraient pas de taille à rivaliser avec la véracité de cette pensée. L'image même de l'ignorance face à la mort n'avait rien de semblable. Il prit une autre gorgée, comme pour se retenir de parler et se forcer à ravaler des mots qu'il regretterait par la suite. Il fallait passer au dessus, et poursuivre sur ce pourquoi ils existaient. Ils étaient jeunes et avaient le droit de s'amuser les jours de repos, certes, mais le Keymlos voyait les choses autrement. Sa destiné n'était pas celle d'un fêtard.

« - Reprenons depuis le début. L'Archiviste et Corlion se connaissent. Ils sont bons amis mais s'embrouillent publiquement. Corlion ne partage pas la même vision et le fait savoir. Puis, dit-il en martelant ses phrases de son verre, quelques jours plus tard, nous retrouvons le cadavre de l'Archiviste dans les ruelles de Kil'dé. Il se trouve que c'est le Gang des Persécuteurs qui a opéré, et l'assassin est retrouvé, jugé, puis finalement condamné.

- C'est parfaitement cela. Corlion est derrière tout cela, il a voulu se débarrasser d'un rival. Mais comment le prouver ? Maintenant que nous avons fait irruption dans sa villa devant tout le monde, nous serons surveillés. Pire encore, traqués !

- Nous n'avons qu'à suivre une autre piste.
- Et laquelle ?
- Je ne sais pas encore... »


La porte du bar s'ouvrit, et une femme entra. Le Keymlos la remarqua, elle était blonde, enveloppé dans une robe rappelant les jasmins des jardins de Kil'dé. Elle se mouvait de manière svelte et gracieuse, et rejoignit le bar avec une finesse des plus félines. Il pointa du menton sa direction, ponctuant son geste d'un : « C’est elle ? »

L'autre nia de la tête et, à son tour, trempa ses lèvres dans son alcool. Quels ivrognes, à les voir là ils profitaient de la vie comme s'ils en avaient le droit. Le Keymlos écouta d'une oreille indiscrète la conversation sur la table derrière eux. Cela parlait d'une aura, de pouvoirs spéciaux et autres bizarreries. Trois individus discutaient pour savoir duquel des compères avait raison. Le premier certifiait qu'il était possible de tracer physiquement une ligne du destin par de l'ésotérisme magique, le second avançait que Scylla ne se représentait ni matériellement, ni spirituellement (et que, par ailleurs, il était impossible aux mortels de cerner la moindre de ses pensées), et le troisième était persuadé que chaque homme, par la loi du Un, était uni à Scylla et que seul le rassemblement de l'ensemble des pensées krolanes pourrait réunir l'once d'une pensée de Scylla.

A l'égard du Keymlos, chacun des trois hommes avait raison et en même temps tort. Le premier, parce qu'il surestimait la puissance du réel et que, de toute évidence, cela était improbable - mais pas impossible. Le second, puisqu'il fallait considérer que chaque homme était doué d'un destin et que les Prédicateurs existaient - il remettait donc en cause leur travaux, chose qu'avait déjà pratiqué l'Adjoint. Et le dernier, qui, dans un élan de hasard, se mit à déclarer, de manière formelle, la chose suivante :


« (...) De plus, il se pourrait que des hommes soient télépathes. Nous en parlons peu, mais cela peut exister. Certes, c'est une pure lubie, voire même un mythe, mais admettons que cela se produise. Si l'ensemble ou - non peut-être pas - un ensemble d'individus se mettait à penser en même temps et partager cette même pensée, bien que dans les débuts cela serait assourdissant, et bien la capacité de toutes ces pensées se verrait décuplée.

Prenez l'image d'un chantier d'oeuvre. L'ensemble des ouvriers présents travailleraient sur une pièce, une architecture. Pour terminer cette dernière, et poser la clef de voûte, il faudrait la force de mille hommes. Le contremaître réfléchirait alors à un outil, un appareil, capable d'unir la force de mille hommes pour déplacer un seul et même objet. Il créera donc la poulie. La grue, mes amis ! La télépathie représenterait cet outil. Unis, milles pensées auraient la force d'une pensée plus puissante encore. Si le contremaître est Scylla, alors il nous suffit d'attendre et de voir s'il nous sera possible, tôt ou tard, de rassembler nos pensées. Si une telle chose arrive, je vous le dit, il faudra se...
»


« C'est elle ! »


Dracuse le sortit de sa torpeur. Ses yeux s'étaient illuminés, il regardait dans l'embrasure de la porte d'entrée. Le Keymlos entendit les pas d'une femme s'approcher et posa une main sur le dossier de son tabouret de bar. Il prit une dernière gorgée avant de poser son verre. Lorsque son visage se tourna, il croisa celui de Dracuse, puis le dépassa pour se poser sur sa petite copine. Cette dernière, dévoilée, le rendit complètement fou.

C'était elle. La femme de son bureau.

Il n'en crut pas ses yeux et se leva difficilement. Leurs regards se croisèrent et durèrent. Dracuse, ignorant tout de cette histoire, observait les deux protagonistes se regarder. Il pensait avoir raté quelque chose, avoir échoué dans la présentation et fait une maladresse. Pas un seul instant il ne se doutait que son collègue et cette femme se soient déjà rencontrés auparavant. Et à dire vrai, il n'y avait aucune raison. Le Keymlos ne savait pas quoi dire. La jeune femme non plus. Un froid s'installa, et Dracuse, après avoir ravalé sa salive, du se forcer de briser la glace :


« Ma chère, je vous présente l'Adjoint Keymlos, mon collègue. Thak Keymlos, voici Madaea. »


***
LA RETROUVAILLE

***


Boum Boum Boum !

Silence.
Une minute passe.


Boum Boum Boum !

Soupirs, bruits de draps. Gémissements.
Il sent une main le pousser mollement du lit.


Boum Boum Boum BOUM BOUM !

« Cet empaffé, je vais te me le... »


Il sort du lit, descend vers la porte et l'ouvre.
Quelle surprise. Juste devant lui se tient Maurice Dracuse, complètement trempé par la pluie.


« - Qu'est ce que tu fais là, Dracuse ?!
- Ne referme pas cette porte Commis Keymlos, il faut qu'on parle.
- Tu te paies ma tête ? On est en pleine nuit, ma famille dort ! Du moins plus maintenant, puisque tu nous a réveillé en défonçant le bois de ma porte. Parle ! Parle par Scylla ou je te jure que...

- Les Persécuteurs, Thak ! »


On entend le son de la pluie qui tombe sans retenue.

« Ils ont encore tué ! »




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Merakih 11 Fambir 815 à 18h44
 
***
L'ENJEU



***


An 814, Le Merakih 10 Fambir

La nuit était éclairée par une sombre lune. Les pavés de pierre reflétaient un ciel étoilé comme rarement. L'eau croupissait le long des ruelles sinueuses, polluées par les restes des échoppes et des industries. L'on pouvait entendre le bruit des chats courir et se disputer un morceau de poisson, dans les poubelles, un peu plus bas. Il n'avait aucune idée de la raison de sa présence en ces lieux, mais se doutait quelque peu de ce qui l'attendait. Il avançait, serein, et respirait l'air comme s'il s'agissait de son dernier souffle. Une cigarette, peut-être ? Il attrapa son étui, en sorti un bâtonnet blanc rempli de tabac et le porta à sa bouche. Il prit ensuite son briquet et...

« Pas un geste, monsieur Keymlos, ou je vous trou la poitrine. »


Le canon d'un fusil pointé sur sa colonne accompagnait cette voix féminine. Il reconnaîtrait ce doux timbre de froideur parmi des milliers. C'était là le fin son des cordes vocales de Saiyara, une ancienne élève issue du Concile, tout comme lui. Lorsque lui avait choisi la voie de la Défense, elle s'était engouffrée dans le chemin de la Conjuration. Ils avaient partagé de nombreuses choses dans leur enfance. Leurs premiers baisers, leurs premiers ébats, leurs premiers... Mieux valait ne pas y penser et revenir sur l'instant présent. Il alluma, sagement, sa cigarette, comme si rien ne s'était produit.

Elle tirerait, sans doute, s'il bougeait. Mais il aimait jouer avec ses nerfs jusqu'à la faire sortir de ses gonds. C'était une femme aussi insipide que la glace, mais au caractère si tendancieux qu'elle pouvait s'embraser en une fraction de seconde. Elle lui avait déjà fait un trou dans l'épaule, alors après tout, pourquoi pas un dans le bide. Il laissa tomber ses bras le long de son corps et prit une immense bouffée de tabac grillé.


« Mettez vos mains en évidence. »


Il se l'imaginait déjà, là, derrière lui, le regard aussi sévère qu'un golem. Elle le dévisageait sans doute de la nuque aux épaules, les zones distinctives pour repérer le moindre mouvement de l'adversaire. S'il bougeait le tronc, elle le saurait et tirerait. S'il bougeait les membres supérieurs, elle le saurait et le tuerait. Il visualisa ses doigts sveltes empoignant fermement la garde de son fusil. Arme qu'elle pressait contre le côté de son bas ventre, pour éviter de se prendre le recul. Ses cheveux étaient certainement détachés, retombants sur le haut de sa poitrine. Elle devait porter la veste officielle des Conjurateurs. Mais pas la meilleure branche qu'il soit cela dit... Une branche très obscure et très peu digne de sa fonction.

« - Yara, quelle belle surprise !
- Ne m'appelle plus comme ça, merdeux.
- Toujours aussi polie à ce que je vois.
»


Yara, c'était le petit surnom qu'il lui avait trouvé. Maintenant qu'elle lui parlait à la deuxième personne du singulier, il pouvait se risquer à tout. Il la connaissait comme sa sœur. Les deux se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, si tant est que l'un était la version masculine de l'autre. Il décida que c'était le moment de se retourner, elle avait baissé sa garde. Ce ne fut pas en trois mouvements mais en un seul, qu'il, en deux temps, s'empara de l'arme de son adversaire pour la retourner contre elle. Situation inversée. Visages découverts. Maintenant qu'il avait la main, il pouvait prendre le pas sur la conversation. Terminé les surprises.

« - De toutes les vipères du Concile ils ont choisi de t'envoyer, toi ?
- Pour s'adresser à un homme de la Commission de ta trempe, il n'y a que peu de demandeurs.
»


Il plissa les yeux. Elle préparait quelque chose. Elle n'était pas du genre à flatter. et lorsque cela lui arrivait de faire un compliment, c'est qu'elle mijotait un plan. Il n'eut guère le temps de réagir que son arme s'envola sans qu'il ne puisse y faire quoique ce soit. Elle était devenue encore plus souple qu'il ne se l'était imaginé. Comment une jambe pouvait atteindre une telle hauteur en si peu de temps. L'arme ainsi à terre, les deux individus se jaugeaient l'un l'autre, dans l'expectative. Elle s'était mise en position de garde de côté, tandis qu'il restait de marbre, les bras le long du corps, face à elle. Rien ne se produisit pendant un instant, jusqu’à ce que...

« - Ne rend pas les choses plus difficile. Lui invectiva-t-elle
- Comment le pourrais-je, c'est déjà assez compliqué de t'avoir dans la même ruelle que moi.
- Tu n'avais qu'un seul job, Commis. Dois-je te rappeler avec qui tu fais affaire ?
- Je ne suis que l'outil du Un, contrairement à toi qui n'est l'outil que de quelques Uns.
- Ne détourne pas le...
»


Hop ! Il saisit l'occasion pour se propulser sur l'arme. Tous les tendons de ses pieds s'étaient préparés à un tel déploiement de force, ce qui ne fut pas compliqué. Le plus dur était la roulade. Il n'était pas aussi souple que son adversaire. Mais, c'est un homme entraîné qui se révéla, et il pu non seulement mettre de la distance entre elle et lui, mais également la tenir en joue. Il était plutôt heureux d'avoir réussit un tel mouvement. L'inverse n'aurait pas donné le même résultat. Bien au contraire...

« - Maintenant Yara tu vas être gentille et m'expliquer pourquoi ils t'ont choisis !
- ... Tu ne saisis toujours pas ? Tu es un véritable danger pour la Mesure. Tu agis sans l'aval de tes supérieurs et pars en excursion sans prévenir la hiérarchie. De plus, tu es embarquée dans une affaire d'état tout aussi douteuse que peu orthodoxe. A ton avis, qu'est ce que je suis venue faire ?
- Me... Tuer ?
Lui demanda-t-il, un rictus sur les lèvres. »


Elle eut un rire dément.

« Te tuer, toi ? Ha ! Haha ! Par Scylla ce que tu peux être con, Key. Je ne suis pas là pour te buter, mais pour te rappeler à l'ordre. J'ai juste choisi une méthode un peu différente de celle qu'ils auraient voulu. »


Ainsi donc il lui restait une autre chance. Une chance d'accomplir sa mission extrêmement impossible. Il engouffra son regard dans les yeux perçants de Yara et, constatant qu'elle était dans une posture passive, soulagea un peu de cette tension qui se propageait dans ses muscles. Sa silhouette svelte se dérobait sous ses pieds. Elle posait la main gauche sur sa hanche et avait courbé son corps dans le sens le plus exquis qu'il puisse être. Son fessier ressortait comme pour révéler un miel tendre et onctueux, révélant une croupe quasi parfaite. Sa poitrine ressortait plus que de raison même avec cette tenue serrée. La sulfureuse Yara, il n'avait jamais vu corps si magnifique dans tout le Kil. Dans tout Syfaria.

« Le Concile m'envoie pour te demander un rapport. Puisque tout doit passer par les voies officieuses, ils font appel aux plus silencieux des membres de cette merveilleuse famille d'hypocrites. Alors crache le morceau qu'on en finisse, j'ai un rendez-vous galant ce soir et je ne voudrais pas le rater à cause de toi. »


Il fit mine de ne pas entendre la dernière remarque et poursuivit :
« Ils sont craintifs. Il est plus difficile de les contacter que de parler avec un mafieux des tréfonds. J'ai pu rentrer en contact avec l'un d'entre eux. Il m'a assuré que je pourrais en rencontrer d'autres dès demain. Ce qui veut dire deux choses. La première, que je vais pouvoir établir un réseau. La seconde, qu'ils ne sont pas aussi insaisissables qu'il n'y paraît. J'ai quelques noms mais je ne peux encore en être sûr. Une liste définitive d'approximativement cinq membres pourrait leur être fournie dans la fin du mois. »


Elle cracha par terre. Ah, c'est vieilles habitudes du ghetto dans lequel elle avait grandit. Et ça, pour grandir, elle en avait pris du galon. La voilà à portée de son canon, dans une tenue des plus rigides qu'il soit, à se dandiner de droite à gauche, tantôt se rapprochant, tantôt s'arrêtant. Elle arriva à portée de son arme mais ne fit rien pour la lui prendre, ce qu'il interpréta comme une capitulation. Il baissa son arme, et les deux êtres se trouvèrent bientôt à moins d'un mètre de distance. Elle lui susurrait presque à son oreille.

« Key... Ce n'est pas pour la fin du mois qu'ils veulent cette liste. C'est pour la fin de la semaine. Il ne te reste que 5 jours pour en trouver un bon nombre qui puisse plaire à ces charognes, sans quoi ils te retireront l'affaire. Entre ça et la venue de nombreux étrangers sur le territoire, les tensions s'agitent là haut. Certains proposent même de fermer les frontières et t'y mettre en vigie. Elle marqua un point de latence, un sourire amusé sur ses lèvres pulpeuses qui ne cessaient de se rapprocher. Imaginez-vous, le Keymlos au poste de surveillance des frontières. C'est l'émeute assurée. Tu as déjà presque provoqué une révolte sur le Parvis l'autre jour...

Mais dis-moi, beau gaillard miteux... Pourquoi tiens-tu tant à cette affaire ?
»


Leurs visages n'étaient qu'à une cinquantaine de centimètre l'un l'autre. Il gardait une expression de marbre tandis qu'elle se mordait la lèvre inférieure. Son regard de jade lui implorait le coït et ses pommettes l'incitaient à y frotter ses mains pour les engloutir à l'arrière de ses oreilles, dans sa nuque... Pour l'embrasser. Tendrement. Comme au bon vieux temps.

« Dracuse. »


Elle se figea, se transforma en une boule de glace. Disparus, toute sa sensualité, son érotisme et son pouvoir séducteur. Il n'y avait de place à présent que pour des sourcils interrogateurs, une curiosité et une angoisse démesurée. Elle fit quasiment un pas en arrière avant de sentir que le Keymlos lui rendait son arme.

« Si ce n'est pas moi qui me charge de cette affaire, Dracuse n'hésitera pas à demander la relève. Il passerait alors Commis. Mais ses méthodes sont bien moins amicales que les miennes. On me connaît drastique et stricte, lui est bien pire, tu le sais. Tu as déjà vu l’interrogatoire de Corlion. Une boucherie. Imagine seulement ces êtres dépourvus de Destin entre les mains d'un tel homme. Imagine tous ces esprits déjà torturés par leurs mutations, dans les geôles de Dracuse. Imagine s'il s'y trouve... des enfants. »


Elle ne sut quoi répondre. Elle était au courant de toute l'histoire, bien entendu. D'ailleurs, il n'y avait que trois personnes au courant de l'entière histoire : l'intéressé et les deux protagonistes. Ses yeux virevoltèrent de droite à gauche, se focalisant ou bien sur l’œil droit, ou bien sur l’œil gauche du commis. Elle eut un petit sursaut en trébuchant sur un pavé et laissa pendre la bandoulière de son arme. Son regard se brouilla dans un masque de verre. Un léger mouvement de recul de la tête, puis elle put enfin arracher quelques syllabes. Elle qui aimait mordre et parler se retrouvait sans dent et sans langue :

« - Dracuse n'aura jamais une telle affaire dans son bureau. Il n'en a ni la carrure ni les épaules. Ils trouveront certainement un autre Commis. Bien que...
- Bien que je sois le seul à pouvoir agir avec une telle liberté ?
- Bien que tu sois le seul à pouvoir être aussi facilement utilisé.
»


Silence.

Elle n'avait pas tord sur ce coup là.

Il termina :

« La prochaine fois qu'ils t'enverront, j'aurais cette liste. »


Elle le corrigea :
« La prochaine fois qu'ils m'enverront, ce sera peut-être pour te tuer. »


Les Conjurateurs avaient cette réputation de forcer les choses à se dérouler comme ils le souhaitaient. Quitte à forcer, quelquefois, la mort d'individus aux connaissances un peu trop vastes sur les réseaux de corruption à grande échelle. Pas de chance pour le commis, lui qui avait enquêté sur l'une des plus grandes affaires de corruption des dernières années, et avait découvert de tristes réalités sur les pouvoirs et la cupidité que pouvait causer l'argent dans certains cœurs.

Pas de chance pour lui qui avait choisit de se taire et servir plutôt que de le dire et mourir.




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Matal 10 Marigar 815 à 13h38
 
***


LA LISTE

***


Il entra dans l'immense édifice de la Cathédrale tout en sachant ce qui l'attendait au bout. Les pas résonnèrent d'abord tel le glas d'une épopée, entre les cavités lumineuses des parois. Les vitraux se reflétaient sur son visage comme une peinture de guerre stylistique, inquisitrice. Il était marqué du sceau du Tout et des Autres, marqué par le Cantatère. Le silence de morgue qui régnait sur les lieux incitait l'orgue à jouer des sons tremblotants, suffoquant.

Il fit quelques pas de plus et arriva au niveau de la statue de cette jeune fille. Déesse pour certains, prophétesse pour d'autres, simple instrument du Un pour les plus sceptiques. Pour lui, il ne s'agissait là que de son état. Un ancien état, cependant. Un état passé, présent et futur. C'était lui sans être lui, et c'était aussi les autres, tout comme il était les autres. Le visage sévère, il poursuivit sa marche sans ne tenir plus d'attention aux sculptures de l'édifice. Rien ne pouvait l'arrêter maintenant.

A sa main, un papier filamenteux, aussi fin que la soie, chiffonné par des doigts épais, était tenu en otage. A présent, ses pas n'étaient plus des tambourinements mais de véritables mesures de rythme. Battements incessant, réguliers et conquérants. Ils marquaient le temps et taisaient le silence d'un bourdonnement incessant de l'écho. Les sabots de ses bottes meurtrissaient le pavé comme un animal mettrait en pagaille un jardin de fleurs.


« L'avez-vous ? »


Au loin, la voix d'un vieil homme se faisait entendre. Il était si tard dans la nuit que personne n'oserait entrer dans les locaux. Personne, d'ailleurs, ne le pourrait, car les lieux sacrés étaient fermés au publique. L'homme pouvait donc crier aussi fort qu'il le voulait. Mais de crier, il marquait son impatience, qui n'eut d'effet que d'énerver encore plus le Commis. De l'énerver, ou de l'amuser, car ce dernier esquissait un large sourire en coin, tout en poursuivant sa marche forcée vers le fond de la salle.

L'orgue se mit à jouer de plus belle, tandis que se dessinaient les silhouettes de nombreuses personnes. Etaient présents d'éminentes personnalités, à en juger par leurs habits. Il y avait de tout et de rien, mais surtout un homme perturbant en particulier. Il n'avait pas sa place ici. Il n'était pas sensé faire partie du plan. Il n'était même pas sensé exister encore pour le Kil. Cet homme avait renié les écritures, forcé le destin et bafoué les principes de l'ordre global. Le Keymlos, arrivé à hauteur de toutes ces gens, dévisagea cruellement l'intrus. Ne sortirent de sa bouche que ces mots :


« Il n'a rien à faire là. »


Le vieillard s'interposa entre les deux individus qui montraient des signes de rivalité. Les muscles se gonflaient, les pupilles se dilatèrent. La testostérone se répandit dans les corps des deux krolannes et s'apprêtait à officier pour déclencher le combat tant désiré entre les deux hommes. Mais la sagesse du temps, incarné par leur médiateur, empêcha cela de se produire. Il tendit la main et, tout en prononçant une phrase que le Keymlos ignora, attendit que le morceau de papier lui soit tendu.

« Combien y en a-t-il ? »


Le Keymlos ne détourna pas son regard et continua de percer les iris de son adversaire immobile. Il leva lentement la liste, tout en jouant sur le suspens, et se prépara à recevoir les foudres de ses acolytes. Déjà, tout autour de lui, les homme s'étaient préparés à un retournement de situation. Ils ne connaissaient que trop bien ce têtu de Keymlos, qui n'en faisait qu'à sa tête mais choisissait toujours et avant tout l'avenir du Quartier plutôt que l'avenir de quiconque. Chacun avait seulement peur qu'il ne se trompe, ce soir, de limite et ne s'éloigne du véritable enjeu.

« Commis Keymlos, combien en avez-vous trouvé ? »


Un silence magistral vint s'engouffrer dans la conversation, entre les interstices du bâtiment, dans les intérieurs des robes et parures, plis et replis des habits. Jusque dans les langues, dans les cordes vocales, personne ne disait rien. L'enjeu était tel que reposait là l'avenir du Quartier. Ces fous étaient aveuglés par l'approche de leur propre mort, ils ne méritaient pas de recevoir un tel honneur que celui d'être servis par le Commis Keymlos. Sévère, strict et sans coeur, mais néanmoins intègre et possédant un sens du devoir inouïe. L'honneur, pour lui, était plus que tout pour lui qui avait lutté contre les Persécuteurs.

Et faire venir Beyffroi Corlion à cette visite était aussi transparent que de mettre une vitre de verre entre un homme et son reflet dans un miroir. C'était une insulte. Une révélation. Un aveux clairement envoyé à la face du Commis. Il ne l'accepterait pas, tout comme il ne l'avait pas accepté depuis le début.


« Il n'en existe pas. »


Trois ou quatre personnes, dans le fond, s'indignèrent. Pour le vieil homme à qui parlait Keymlos, c'était pire que de l'indignation. De la sueur s'échappait de son crâne à une vitesse aussi fulgurante qu'on se demanda comment elle avait pu être emmagasinée ici tout ce temps sans transparaître. Ses sourcils se froissèrent en un point central, tandis que sa bouche formait des mots sans les laisser s'échapper. Le Corlion observait le Commis avec délectation, comme s'il savourait déjà sa mort, son sang et son énergie vitale. Ils étaient autant rivaux que l'étaient les loups et les moutons. Pour Corlion, il était le loup, et Keymlos, le mouton.

Le Commis laissa tomber le morceau de papier sur lequel était inscrit exactement ce qu'il avait prononcé précédemment. Il le laisserait là expressément, comme une preuve de son passage. Une preuve de son enquête avortée, de son choix de ne pas trahir les siens, les êtres qui ne méritaient pas un tel destin que celui de tomber entre les mains des aigris, des fous et des arriérés. Et encore moins de tomber entre les mains des traitres, dangereux pour la société du Kil. Il n'était plus question de s'associer à eux. Plus question de se mêler de cette histoire.

Il était question d'accepter sa nature. Le Commis fit volt face et s'échappa de ce guet-apens. Le bruit de ses pas retentit comme les derniers battements d'un coeur meurtri. Il entendait toujours le vieil homme, derrière lui, crier et vociférer des mots entremêlés, insensés, sans syntaxe ni saveur. Il était fou, assurément. Les fous n'étaient pas de bonne compagnie, ni de bons compagnons pour le Tout. Le Keymlos, s'il représentait l'ordre et la loi, se retrouvait aujourd'hui le dos à ses opposés, chaotiques et criminels. Leurs masques tombés, il n'en repartait que plus serein.


« Vous ne pouvez pas vous détourner de votre Destin, monsieur Keymlos ! Nous trouverons ces 321 Lanyshtas, avec ou sans votre aide ! Et quand viendra l'heure de les soumettre au jugement de la société, vous ne pourrez vous détourner de votre Destiné ! »


Le Keymlos, s'éloignant de plus en plus, ne répondit rien.

« Vous ne pouvez pas vous détourner de votre Destin !
C'EST VOTRE ROLE !
»


***
LE CANDIDAT

***


En quittant la cathédrale, un vent fort souffla sur le parvis. Le Keymlos attrapa une cigarette et l'alluma dans l'ombre d'une ruelle. Tout en poursuivant sa marche pour rentrer chez lui, rejoindre les trois êtres les plus chers de sa vie, il émit une réflexion qui l'effraya particulièrement. Et s'il admettait, aux yeux de tous, être un Lanyshta ? Il avait déjà tué Fred Dalnois, il pouvait renaître de ses cendres. Pourtant, Fred Dalnois s'était avéré être un outil particulièrement intéressant et utile. Il ne voulait pas mettre fin à ce petit jeu qu'il avait installé entre lui, les Lanyshtas, et cet avatar.

Sans s'en rendre compte, il venait de terminer sa cigarette. Il lui restait encore une demi-heure de marche. Le temps pour trois autres cigarettes. En sortant son étui, il ne lui en restait que deux. Mince...

Mais ce n'était pas là son plus grand soucis.


« Tu viens de chier partout dans le lit. »


Saiyara, derrière lui, pour le tuer, cette fois ci.



Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Vayang 13 Marigar 815 à 13h02
 
***
TOUJOURS LE CANDIDAT

***


Ils auraient pu ne jamais se rencontrer de nouveau. Pourtant, leur Destin les a conditionnés pour qu’ils puissent se revoir à nouveau. Qui avait été l’instigateur de cette rencontre ? Le Keymlos, parce qu’il avait refusé de collaboré et s’était mis à dos les fourbes de ses ainés ? Ou alors Scylla, parce qu’elle les avait déjà vu se revoir dans cette ruelle, précisément. Rien ne saurait le dire. Mais ce qui était sûr, c’est qu’ils avaient tous deux des comptes à régler.

Le premier, d’abord parce qu’il avait trahi son contrat. Face à la défaite, ou plutôt en constatant qu’il était meilleur acteur que serviteur, il avait préféré recadrer son honneur et protéger les siens. Protéger ses pairs. La seconde, parce qu’elle faisait partie d’un Tout et obéissait à un ordre précis, concis et clair. Cet ordre ? Mettre fin aux jours du Commis, en une fraction de seconde. Elle devait obéir ou, tout comme le premier, se déphaser et quitter les sentiers protecteurs des Augures. Nul ne se disait que le libre arbitre était déterminant dans cette expectative. Chacun savait que tout était déjà décidé à l’avance.

C’est comme si la scène se répétait une seconde fois. Ils connaissaient les mouvements de l’un comme de l’autre, et savaient anticiper leurs feintes. Ils ne se risqueraient pas à démontrer, une nouvelle fois, un jeu qui les avait poussés à la confrontation verbale. Ils ne voulaient pas reproduire ce qui avait déjà été joué. Cela ne serait pas conforme au code, à l’éthique. Cela ne serait pas correct. Ils se regardèrent pendant plusieurs secondes, jaugeant un adversaire potentiel, exprimant leurs adieux d’amants providentiels.

Et puis, le tonnerre. La foudre de l’orage. Opposée à celle du cœur. Comme un coup dans les nuages marquant la fin d’un amour indécis, ou le début d’une nouvelle aventure. Une goutte, puis l’autre. Des dizaines, puis la rafale. Chaque goutte venait alourdir l’ambiance tendue de la scène. Apportant un poids en plus à chacun des éléments du décor. Jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que l'arme était baissée depuis plusieurs secondes déjà, et que personne, dans cette histoire, ne désirait la mort de quiconque. Que, bien au contraire, ils souhaitaient tous deux l’amour.

L'Amour de l'Autre.

Comme des innocents, ils s’embrassèrent, pour la dernière fois, sous les tonnelles dépliées des marchands. Le silence de la nuit était perturbé par le fracas des éclairs et le bourdonnement de la pluie. Cette eau tombée du ciel, comme un cadeau de la nature pour les remercier, leur pardonner. Ils s'enlacèrent quelques secondes, avant que leurs mains ne viennent serrer, encore plus, leurs corps. Recherchant plus que tout le contact, ils s’échangèrent un long baiser, plus long que n’importe lequel d’autre ils auraient pu échanger dans leur vie.

Ce fut leur renaissance, la résurrection d’une romance interdite. Un amour proscrit, non définit par les Augures. Un amour dangereux, car il trahissait autant la famille que le Sharss tout entier. Ils se retrouvèrent au fond d’un hôtel, tandis que l’orage gardait sa hargne et que le déluge déversait ses flots. Au dernier moment, en ce plus bel instant, il pensa, une fraction de seconde, à sa femme. Une pensée vite effacée par le corps physique, bel et bien réel, de Yara.


***
Au lendemain, Yara avait disparue et, avec elle, les remords du Keymlos.
Seules restaient l'obscurité et la tempête.



Les Intempéries, impérissables, persistaient, inaltérées.




***




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Sukra 14 Marigar 815 à 00h48
 
***
LES CONNUS

***


Thytüss Mal'Akh, Thaïs d’Ascara, Oromonde, Lehluü Barrok, Rubus Tectus, Klem.

Il avait beau lire et relire, encore et encore, les noms inscrits dans son carnet, il n'arrivait pas à trouver le lien entre ces six personnes. Grâce à ses pouvoirs et en se faisant passer pour Fred Dalnois, il avait réussit à rassembler suffisamment d'informations pour noter une demi-douzaine de Lanyshtas dans son calepin. Certains travaillaient toujours sereinement à leurs postes, comme Lehluü, qu'il avait rencontré sur le parvis. Un bon gaillard, s'il en est, qui se chargeait des aqueducs du quartier. D'autres encore avaient disparus de la population, comme Thytüss Mal'Akh.

Il y avait des jeunes, des moins jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des travailleurs, des membres de la Mesure. Chacun s'afférait dans son coin, sans que cela ne touche qui que ce soit d'être un mutant parmi les normaux. D'ailleurs, il émit une petite pensée ironique en comprenant que c'était également ce qu'il faisait à l'heure actuelle. Lui aussi était spécial, et s'occupait de ses affaires sans que rien ne perturbe son quotidien. Il gribouillait des notes, cherchait des connections. Il n'y en avait aucune, car tous étaient déliés. Leurs liens étaient impossibles.

Il ne pouvait y avoir de réseau à proprement parler. Et, son avatar l'avait constaté. Il n'existait pas de tel réseau. Cependant, il restait persuadé que bons nombre de ces Lanyshtas agissaient en groupe. Il les avait vu à l'oeuvre sur la place du Martel, lorsqu'ils s'étaient mis sous les ordres de Klem. D'autres personnes bien moins sages et immatérielles pouvaient mener certains d'entre eux sur des pistes plus sombres. Si l'expédition avait une allure de découverte introspective, nul doute que l'on trouverait rapidement une utilité contredestine à user de pouvoirs télépathiques.

Il se redressa sur sa chaise, constatant que cela faisait deux heures qu'il avait le dos courbé. Son enquête ne le menait nul part, et les événements de la veille ne l'aidaient pas à réfléchir. Il lui fallait prendre une pause, ou sinon son crâne exploserait. En regardant sa montre, bijou de technologie qu'il avait payé près de 600 Hyalins à l'époque, aux rouages si minutieux qu'on en serait presque bluffé, et remarqua qu'il était l'heure de rentrer. Comme à l'accoutumé, il était le dernier à sortir du Commissariat, et aucun de ses collègue ne l'avait attendu.

Il se mit à penser à Dracuse et aux Persécuteurs. Qu'est ce que ce vieux fou avait à frapper à sa porte, quelques nuits avant, et lui parler de racontars sur les Persécuteurs. Une menace qui n'existait plus. Ou plutôt, qui ne se montrait plus. Et la présence d'un Corlion dans le saint des saints n'excluait pas l'hypothèse que le danger était bel et bien revenu. Ceci dit, il préféra se concentrer sur autre chose, et retourner à son foyer, où sa femme l'attendrait.


***
L'INCONNU

***


Il entre. Elle l'attend dans la pièce commune et referme son livre.

Madaea : Mon amour... (attendant une réponse)
Thak : Bonsoir.
Madaea : Tu n'es pas venu depuis des jours. Je m'inquiétais.
Thak : J'avais des choses à régler avec la Mesure. (il s'asseoit à côté d'elle)
Madaea : Les filles sont couchées.
Thak : Elshya ?
Madaea : (Elle hésite) C'est de pire en pire. Je l'ai emmenée voir un spécialiste des Sans-destins. Il m'a assuré que c'était la volonté du Tout. Rien ne pourra plus jamais la sauver. (Elle se retient de sangloter)

Thak : J'ai fais quelques recherches.
Madaea : Toujours cette histoire de Lanshata ?
Thak : Les Lanyshtas, oui. Et... (Il réfléchit) Je pense que cela va pouvoir me mener à quelque chose de plus concret que ce que nous propose le Kil. Je pense même être en mesure de trouver des personnes capables de la soigner. De la sauver de sa maladie.

Madaea : L'autre jour, elle jouait seule dans la cour. Ses camarades l'ont accostés, et lui ont jeté des pierres en la traitant de mutante. J'ai discuté avec le précepteur, nous sommes tombés d'accord pour l'emmener dans un institut plus approprié. Les jeunes grandissent, et ils écoutent ce que leurs parents leurs disent... Et avec les rumeurs sur les... Lanyshtas, c'est de pire en pire. Les gens sont tendus, là dehors.

Thak : Planter la graine du rejet dans sa descendance est un crime odieux. Quelles sont les familles responsables de cela ?
Madaea : Je t'en prie, ne va pas te charger d'une nouvelle quête pour punir ces gens. Ils n'ont rien fait de mal. Ils ont simplement peur et rejettent l'inconnu. Ne t'es-tu pas, toi même, déjà fait remarquer, l'autre jour, sur le Parvis ? Les temps sont durs, et je n'ose imaginer comment les autres quartiers se portent. Nous sommes tellement bien ici, dans le Kil'dé. Sous ta protection. (Elle le taquine du regard)

Thak : Je pense que les Lanyshtas ont des pouvoirs.
Madaea : Quels genres de pouvoirs ?
Thak : La faculté de soigner, de détruire, de reconstruire et de blesser.
Madaea : Est-ce que cela marcherait sur...
Thak : Je ne sais pas. Je ne sais pas.
Madaea : Ne mettons pas trop d'espoir en ces gens.
Thak : Je n'ai d'espoir que pour l'avenir de notre Destin à tous.
Madaea : Tu espères trop.
Thak : Et toi, tu es désespérante. (Elle rigole, lui n'émet qu'un sourire)

Madaea : Tu ne demandes pas comment va Ayshel ?
Thak : Si, bien sûr. Je t'écoute ?
Madaea : Et bien, cela va te surprendre, mais elle a défendu sa sœur.
Thak : Tiens donc !
Madaea : Elle tient de plus en plus tête aux adultes et à ses camarades. Elle se bat presque avec eux.
Thak : Bon sang... Comme si ce n'était pas suffisant.
Madaea : Ne trouves-tu pas cela drôle ?
Thak : Le devrais-je ? (Dit-il, étonné)
Madaea : (Elle rit) Elle tient de toi, c'est certain. A défendre les faibles.
Thak : En revanche, pour ce qui est de se dresser contre l'autorité et la société, elle tient plutôt de toi.
Madaea : Emmerdeur, va !

Thak : Je suis fatigué.
Madaea : Je vois ça. Allons nous coucher.

Ils montent dans la chambre.

Madaea : Chéri, je... J'ai une dernière chose à te dire.
Thak : Qu'y a-t-il ?

Madaea : L'autre jour, j'ai entendu une conversation entre deux hommes. Oh, je n'écoutais pas aux portes, rassures-toi. Ne dis pas que ce n'est pas très poli d'avoir fait cela, écoute plutôt la suite. En m'approchant d'eux, j'ai constaté qu'ils s'agissait d'Adjoints. Ils parlaient de toi. Ils disaient que tu avais... changé. Que tu étais obsédé par les Lanyshtas. Ils commencent à comprendre ce que tu fais.

Thak : Ils ne sont pas dupes. Ils se rendent compte que j'outrepasse mes compétences. Cela risque d'empirer, je le crains. Il y a des individus à protéger, et des noms à ne pas révéler. Le Kil tout entier sait que je suis le seul détenteur de la liste la plus fournie en matière de recensement de Lanyshtas. Cet atout que je préserve est convoité par plus d'un. Tu n'as pas à t'en faire. ce ne sont que des ragots, et je sais me défendre.

Madaea : Non, non ! Il ne s'agit pas de cette liste. Il s'agit d'autre chose. Ils pensent que tu en es un, toi aussi. Ils disaient que tu en étais un. Ô par Scylla, dis-moi que ce n'est pas vrai ! Dis-moi que tu n'en es pas un, ce serait affreux !

Thak : Ne t'en fais pas, Mad. Je n'ai de tels pouvoirs.

Les lumières s'éteignent.

Dans la nuit, on entend le souffle de sa respiration, plus forte que d'habitude. Il cache d'abord sa trahison, puis ment son état. Quelle sera la prochaine étape, il quittera sa situation ? Au fond de son lit, le Keymlos se refuse à être Lanyshta. Il sait qu'il n'en est pas un, et sait qu'il en est un. Il en est un parce que d'autres le sont, ne cesse-t-il de se répéter. C'est les autres qui le sont, lui est inconditionnel. C'est les autres. Les autres. Thytüss Mal'Akh, Thaïs d’Ascara, Oromonde, Lehluü Barrok, Rubus Tectus, Klem. Ce sont eux, les Lanyshtas. Pas lui.

Il plonge dans le sommeil.


***
Dans son rêve, il aperçoit quelque chose.
Cette chose est un visage en Verre.
Ou plutôt, un Masque.


Un Masque de Verre.

***




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Merakih 18 Marigar 815 à 18h14
 
***

LE CARNET




(cliquez sur l'image)

***




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Luang 18 Manhur 815 à 12h30
 
***
LA CHUTE

***


Les rayons du soleil venaient taper ses paupières dans la lueur du matin. Les volets n'avaient pas été fermés la veille au soir. Une habitude que sa femme avait prise. Sa femme qui n'était plus là. La barbe hirsute, il peinait à se lever. Une jambe, puis l'autre. Lorsqu'il dressa son corps de toute sa hauteur, des craquements se firent entendre. Ses os étaient rouillés. Sa musculature, bien que toujours développée, ne présentait plus rien de séduisant. Il se maintint à son chevet des minutes durant, à observer son reflet dans la fenêtre. Son reflet, ou le décor derrière. Ou la superposition, par illusion d'optique, des deux images. Il n'était plus qu'un avec le quartier tout entier. Le Kil était lui, et il était le Kil. Quel dévouement. Quel sacrifice.

Un silence macabre régnait dans la maison. Il alla directement vers le séjour, pour y sortir une bouteille de Rumbullion. Il dévissa le goulot, et, sans prendre la peine d'en déverser un peu dans un verre disposé à côté de lui, déversa plusieurs gorgées dans son gosier. Sec ! Le goût était amer. Une grimace. Une sorte de grognement de mécontentement. Puis, pour faire passer le goût, une troisième déglutition. Au fond de la pièce, un miroir. A l'intérieur, son reflet, encore. Lui, toujours. Il regarda ses cheveux en pagaille quelques instants, avant de poser la bouteille et prendre sa veste qu'il avait posée, la veille, sur la chaise.

Le brouhaha de la rue le désorienta rapidement. Comme un tambour infernal accompagné de chœurs endiablés. Il jura intérieurement et prit la première allée, sur la droite, pour rejoindre une artère principale. L'atmosphère était encore un peu froide, malgré l'arrivée des beaux jours. Si bien qu'il du se recroqueviller sur lui même, les mains dans ses poches, le col ressorti, pour s'éviter une crève à ne plus sortir. Et, avec tout ce qu'il avait bu la veille, il allait certainement chopper deux ou trois mauvaises surprises. Toux, nausée, mauvaise digestion. C'était un tirage gagnant-perdant. Une routine depuis quelques jours. Une routine...




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Matal 26 Manhur 815 à 05h47
 
***
LA FEMME

Musique.

***


Dame Caëlanne était une fine adepte des réunions de crise. Adossée au comptoir de la cuisine, elle gardait ses yeux d'un jade émeraude rivés vers sa camarade de ragot. Elle coutoyait depuis plusieurs années déjà les cercles de la municipalité, et avait connu bien des gaillards aux airs de rustres compagnons qui finissaient par s'écrouler aux pieds de leur femme. Elle en avait fait chialer, des costaud, et elle ne cessait de s'en vanter à mesure que ses rides se creusaient. Au fond, elle ne cherchait qu'à exister dans ses histoires. Perpétuer une tradition vieille de plusieurs siècles. C'étaient les femmes qui dominaient les castes sociales. Elle en était persuadée. Elle en était la main maîtresse.

Madaea refusait de l'écouter, elle était plongée dans ses pensées. Il faut dire que la compagnie d'une femme aussi éminente ne l’impressionnait guère. Elle avait accepté d'ouvrir sa porte quelques mois plus tôt, pour faire connaissance avec le voisinage. Lorsqu'elles s'étaient rendu comptes qu'elles étaient toutes deux mariées à des hommes de la Défense, leurs pommettes s'étaient simultanément gonflées et des fossettes s'étaient creusées sur leurs visages. Radieuses, elles ne cessaient de se voir régulièrement depuis ce jour, jusqu'à devenir les commères du quartier. Les diva respectées de la Haute. Femmes de Commis, femmes de profits.

Il était quatre heures déjà, le temps de boire un dernier verre de vin avant que ne débarque les hommes. La caste masculine. Les pions de ces dames. Le temps aussi d'échanger les dernières paroles dénudés de souplesses. Leurs langues étaient déliées par le cocktail explosif de l'alcool et du bavardage intensif. L'une commençait un sujet lorsque la seconde terminait le sien, sans que réellement l'autre n'écoutasse la première. Il y avait dans ce désordre parolier une cohésion cependant, car toute deux savaient qu'elles avaient besoin de cela. Elles avaient besoin de jacasser.

Mais pas aujourd'hui.


« ... de leurs engins. Ils sont tellement gros, on ne peut pas leur reprocher ça. »


De quoi parlait-elle déjà ? Ah, oui ! Les transporteurs de Krolannes. On les avait appelé ainsi. ces immenses bâtiments capables de traverser Syfaria en un clin d’œil, remplis d'une foule de voyageurs. Elle parlait de leur inconfort. Pourquoi était-elle parti au Kil'dara déjà ? Impossible pour Madaea de s'en rappeler, mais cela devait certainement être aussi futile que l'entièreté de la conversation. Ce n'était pas une bête femme, bien loin de là. Mais les sujets qu'elle abordait étaient parfois loufoques.

Elle avait seulement le don de la réconforter. Trouver les mots qui allaient la rassurer. Cette fois, Madaea savait que ce serait différent. Elle en était certaine, mais se risquerait à trouver une épaule charitable à ses soucis quotidiens. Le regard plongé dans un coin de la pièce, elle continuait à écouter les incessantes jérémiades de son amie. Lorsqu'elle eut finit sa phrase, elle laissa s'échapper une parole traître :


« J'ai senti l'odeur d'une autre femme dans ses vêtements l'autre jour. »


Femme. Vêtements. Rivale. Tous les termes étaient présents pour attirer l'attention de la mégère. Son regard ne s'en transforma pas pour autant. Et tandis qu'elle restait les yeux figés dans le vague, son amie lui glissa quelques paroles réconfortantes, sans trop savoir de quoi elle parlait bien évidemment :

« Bah, tu sais, ils vont souvent faire un tour au troquet... On ne peut pas leur retirer ça. Ils s'amusent, mais rien de bien méchant. Ils restent droits dans leurs postures. Ce n'est pas dans leur cordes que de défier le Destin. Et puis, d'ailleurs, ils conduisent bien ces appareils. On n'en tombe pas malade, malgré la hauteur. »


Caëlanne but une grande gorgée de rouge pendant qu'elle réfléchissait à ce que venait de dire l'hôtesse de ces lieux. De quoi avait-elle parlé déjà, de vêtements ? Cela lui fit penser qu'elle devait s'acheter une robe au magasin de vêtements. Une robe à tournure, comme c'était la mode ces temps-ci pour aller pique-niquer et profiter des beaux jours. Et avec cela, elle prendrait aussi un éventail. Cela allait bien avec un éventail. Et puis, il allait faire de plus en plus chaud, il fallait investir dans un éventail. Un éventail, oui, va pour un éventail en plus de la robe. Mais de quelle couleur allait-elle donc prendre la robe ? Il fallait qu'elle pose la question, mais avant, elle devait écouter ce que lui répondrait l'autre...

« Il se comporte différemment. Il a changé depuis quelques temps. »


L'épreuve du temps renforce son homme. Il était certainement devenu plus mature que lorsqu'elle l'avait rencontré. Ils finissent tous par se rabougrir et ne plus toucher leurs femmes que les 36 du mois. D'ailleurs, des relations, elle n'en avait pas eut depuis plusieurs jours déjà. C'est que, son Gaspard devenait de plus en plus fatigué avec le travail de la défense. Et tous ces problèmes de mutants n'aidaient pas vraiment à le soulager de son stress. Avec la robe, elle achèterait une nuisette, pour amener du pétillant dans leurs relations. C'était décidé, une nuisette, ou pas de galipette !

« Ça va lui passer ! Fais comme moi, achète une nuisette. Ouf ! Elle pouvait parler de vêtement. Quelle habileté avec laquelle elle avait changé de sujet ! Elle en était fière intérieurement, tout en porusuivant : D'ailleurs, en parlant de ça, je compte m'acheter une robe. Quelle couleur me conseillerais-tu ? »


Parlait-elle réellement de robe alors qu'elle venait de se livrer à elle ? Madaea n'avait pas comprit, mais gardait toujours les yeux fixés sur le coin de cette pièce. Elle remarqua un détail inavoué, une petite fissure dans la plinthe en bois, assez grande pour laisser passer les parasites. Elle n'y fit pas attention sur le moment. Elle n'avait toujours pas touché à son verre lorsqu'elle se rendit compte qu'une boule d'angoisse était apparue dans le fond de sa gorge. Quelque chose devait sortir. Une parole. Une insulte. Un cri ? Sa voix s'embrouilla. Elle avala à deux fois sa salive avant de répondre :

« Violette. »


Voilà. Une couleur au hasard, mais pas tout à fait. Le violet laissait soupçonner un pourpre, ou un rouge violacé. La dame ferrait son choix en tout état de cause. Elle était assez grande pour choisir ses couleurs, tout de même, non ? Ses doigts glissèrent le long du verre et vinrent tournoyer aux abords du récipient dans un geste machinal. Il n'y avait rien à essuyer, mais elle fit le tour plusieurs fois d'affilé, comme fasciné par la courbure du réceptacle. De l'autre côté de la pièce, Caëlanne commençait à voir le subterfuge. Il était clair que l'on ne parlerait ni de mode ni de robe. Tant pis pour les conseils, elle allait les demander à la vendeuse.

Elle vint se rapprocher de la table autour de laquelle était assise la jeune femme qui paraissait bouleversée. En restructurant les derniers mots de la conversation, elle comprit rapidement qu'il était question ici de soupçon. Son homme la trompait-elle ? Ma pauvre enfant, tu es jeune et tu ne connais pas les défauts de ces messieurs. Ils sont des coureurs de jupons, mais pas des monstres. Ce parfum, c'était certainement une danseuse avec qui il avait flirté, rien de plus.


« - Allons ma chérie. Que racontes-tu donc ?
- Je ne le reconnais plus.
»


Ces mots.

Madaea sentit les mains squelettiques mais néanmoins chaleureuse de son amie venir lui tenir les épaules. Elle s'était déplacée à côté d'elle à une vitesse fulgurante. Elle ne l'avait pas remarquée. Ses yeux verts transparaissaient d'une indéniable compassion. Un sourire expressément niais se déploya sur ses lèvres. Elle ne la croyait pas, sans doute. Mais, elle, savait. Elle connaissait son Commis. Elle connaissait les moindres de ses défauts. Et cette fois ci, elle était sûre qu'il avait franchi le cap.


« Comment vont tes filles ? »


Le changement de sujet la ramena à une toute autre pensée. Les filles, ces jeunes Keymlos qui grandissaient plus vite que ne défilaient les saisons. L'une était épanouie, l'autre s'évanouissait. La maladie d'Elshya était de plus en plus grande, de plus en plus foudroyante. Elle ne pouvait presque plus contrôler ses mouvements, et ses spasmes s'intensifiaient. Aucun médecin de pouvait la guérir. Les Augures prédisaient même une mort imminente. Un brouillard de larme vint fleurir l'orbe de ses yeux.

Sa fille. Morte.
Impensable.


« Ayshel va bien. Mais, pour Elshya, c'est pire. »


Sa voix tremblait, cela faisait trop de mauvaises choses en même temps. Elle entendit un léger soupir vocal émanant des lèvres de Caëlanne. Un léger son de réconfort, puis elle lui secoua les épaules tout en lui caressant les bras de ses grandes mains. Un geste rare. Elle comprenait enfin que quelque chose n'allait pas. Quelque chose n'allait vraiment pas.

« - Elle est mourante. Dit-elle, sanglotant.
- N'y a-t-il aucun remède ?
- Aucun, il nous faut attendre...
Un léger gémissement sortit, sans prévenir, du fond de sa gorge. Ses yeux se fermèrent pour empêcher de vaines larmes de sortir.
- Là, là. Ma pauvre enfant. Le Destin n'a pas été clément envers vous. Mais c'est la volonté du Tout. »


Elle sentit la poitrine chaude de son amie venir se serrer contre son bras droit. A la même occasion, elle renifla brièvement, sentant un parfum inconnu émanant de ses habits. Au moins, ce n'était pas son amie avec qui il avait passé la nuit, l'autre soir. La senteur était différente, ce n'était pas une saveur fruitée. Fort heureusement pour elle, elle avait au moins cela.

« Je ne veux pas la perdre. »


Elles restèrent enlacées, ainsi, de longues minutes durant.

La malchance de la vie. La fatalité du destin, chose futile, insensée. Comment une entité aussi déraisonnée pouvait provoquer un tel drame dans le cœur d'une innocente. Une âme que rien ne bafoue ni ne foule. Un esprit aussi léger que l'air et le vent, aussi svelte qu'une caresse. Aussi mignonne que l'insouciance.

Sa fille, sa pauvre fille, mourante pour une raison inconnue. Était-ce une vengeance ? Une punition ? La punition de son mari. Une punition pour l'avoir trahi ? Pour avoir rompu un pacte scellé devant les Voisins, devant le Tout, devant le Un. C'était là la réflexion qu'elle se fit. Après tout, c'était tout à fait cohérent. Scylla avait pour vocation de garder le secret de ses ficelles. Mais pour cette fois, l'évidence même d l'évidence se voyait. Une faute dans l'avenir causait un malheur dans le passé. Et, aujourd'hui, elle en subissait le revers. Pour avoir choisi celui qui n'avait su garder sa parole, son honneur, intact.

***

Et, dans le fond de sa pensée,
Vint l'idée saugrenue,
Presque mal-habitée,
Que la fin, bientôt fut.


***
L'HOMME

***


« Allez, rentre Keymlos, ta femme va s'inquiéter ! »


Avachi sur le bois d'acajou, son verre vide à la main, le regard vitreux, le Commis leva la tête. Un regard de braise vint se poser sur le barman qui venait de lui donner un conseil qu'il n'appréciait que peu. Le bougre essuyait les dernières bouteilles avant de les ranger. Il n'y avait plus personne dans le bar, même les musiciens avaient quitté les lieux. Après tout, peut-être avait-il raison, peut-être était-ce le moment de rentrer. Il fallait rentrer à la maison, rejoindre sa famille. Retrouver sa femme et ses filles. Revoir ses chéries, pour en profiter, avant que tout ne se finisse. Avant que tout ne se termine.

« Keymlos, ne complique pas la chose... »


Regard de braise vers le barman. Regard de braise vers le Keymlos. Echange virulent.
C'était le retour de flamme.

Par rendre les choses compliquées, il entendait bien appeler les collègues pour le ramener de force, quitte à salir sa réputation. Il en était capable, il l'avait déjà vu botter le cul de personnes aussi gradées que lui. Le Commis Caëlanne n'était plus à côté de lui, il avait du partir il y a bien longtemps de cela, avant la fermeture. Il tenta de se lever, mais faillit s'éclater le nez contre le rebord du comptoir. Quelque chose, un réflexe, le maintint debout difficilement. Il tituba jusqu'à la sortie, et claqua la porte derrière lui.

Le chemin paru lui durer une éternité jusqu'à la maison. A cette heure là, les filles dormaient. Mais pas sa femme. Il n'y avait plus personne dans les rues, et la lune était déjà haut dans le ciel. Un mauvais pressentiment l'envahit tout à coup. Et s'il était arrivé quelque chose, alors qu'il fêtait la fin de la semaine avec ses collègues ?

Et si sa fille... ?
Non, pas maintenant.

En passant le pas de sa porte, il vit une faible lueur dans le fond de la salle de séjour. En s'y engouffrant tel un ogre, il constata qu'il avait fait trop de bruit pour rien. Sa femme l'attendait, assise dans le fond du fauteuil de cuir rouge. Les reflets de la bougie vinrent percuter ses joues et son visage, révélant d'étranges ruisseaux de cristal et un nez rougi par le feu. Un regard de désespoir s'empara des deux êtres. Elle pleurait. Il n'y avait qu'une raison pour laquelle ces larmes coulaient le long de ses joues. C'était le jour fatidique. Non !

Non !

Était-ce lui qui venait de pousser ce cri infâme ? Tout droit sorti des entrailles d'un monstre. Jaillissant tel un geyser torturé par des milliers d'année d'emprisonnement. Retenu par des millénaires de souffrance cachées. Une humanité cachée aux tréfonds des âmes les plus dures et les plus robustes que la vie ait pu forger.

Dans le fond, sur la Table.
Un drap recouvrait quelque chose.

Qu'est ce que c'est ?


« Qu'est ce que c'est ? »


Qu'est ce que c'est ? Répond ! Répond et dis moi ce que c'est ! Mais, il ne parlait pas. Les mots n'étaient pas sortis de sa bouche. Ils étaient restés dans le fond de son corps, à l'intérieur de sa peau. Quelque part, quelque chose se passait. Quelque part à l'autre bout de l'univers. Quelque chose qui n'était pas sensé arriver. Qu'est ce que c'est ? Il devait savoir, mais il était à terre. Comment s'était-il retrouvé là ? Par terre, sa femme le regardant de haut, et cette image, au loin, des bosses laissant deviner deux pieds d'un côté, et une tête de l'autre. D'une forme livide. Un enfant recouvert d'un drap. Qu'est ce que c'est ?

Un silence macabre régnait sur les lieux. Le pouvoir de l'insoumission. Le sentiment de la révolte. Un cri de tonnerre. Une rage envers les Dieux, les mortels, et toutes les choses qui peuplent les mondes connus et inconnus. Tout ce qui dépeuple et retire la vie aux êtres. Tout ce qui naît. Tout ce qui meurt. Et ces larmes, ces larmes le long de ses joues. Ce n'était plus Madaea qui pleurait. C'était lui. Incroyable. Pleurait-il vraiment ? Tout ceci était-il seulement vrai, ou encore une manipulation des mutants ? Fallait-il vraiment qu'ils viennent de nouveau faire irruption dans sa vie, ainsi, pour qu'ils soient encore présents en cet instant précis où sa vie bascule ?

« QU'EST CE QUE C'EST ? »


***
Au Keymlos de s'éveiller alors.
En cette heure. Cette heure de Cor.





FIN

***




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Sukra 7 Manhur 816 à 20h50
 
***
LES FUNÉRAILLES

Ambiance



***


Lueurs dorées sur des balcons ardents. La procession avançait à pas chavirant. Résonnants de pleurs et de regrets, laissant traîner derrière le cortège un parfum de pétales et de voix tues. Chacun savait qui n'était plus. Tous se doutaient de ce qui avait été lu. Les Prédications. Les lectures avaient parlé. Elles s'étaient prononcées sur un pronostique avancé. On pouvait les refuser, mais l'on ne pouvait refuser la mort elle même. Et lorsqu'elle était annoncée, il était difficile de la voiler. Enfin...

Le Commis à la Défense avançait, comme tout le monde. Bras dessus, bras dessous avec sa femme. Aucun des deux ne pleurait, car le deuil n'était pas avancé. Ils suivaient les sillons d'un char dont le contenu leur brisait le cœur. Et dans l'union, ils oublièrent tout. Ils revirent le Un à travers elle. Ils éprouvèrent le Tout à travers les autres. Ils entendirent le silence au travers d'eux même. C'était un son las. Un glas. Une fin en soit. Et ils suivaient, fièrement, sans ne laisser transparaître le moindre dédain, la marche ralentie de l'équidé qui devançait tout ce monde. Le corps de la jeune fille avait été recouvert de fleurs de cerisier. La nature éphémère.

La route était tout aussi virevoltante que les creux des montagnes ne laissait d'espace pour de faibles passages. Les barrières, quasi inexistantes, ne s'érigeaient que pour éviter une chute accidentelle, et les pavés, tantôt nombreux, tantôt inexistants, n'étaient présents que pour consolider une route perdue par les temps immémoriaux. Jusqu'au cimetière, le chemin glissait dans les vallées et esquivait la faille, éclairé par les lueurs dorées. Les lumières des bougies. Les centaines de bougies, éclairées par chacun.

Dans un événement pareil, la tradition n'était pas plus stricte qu'autrement. Enfant. Vieillard. Tous passaient par la même route à la finalité de leur vie, accompagnés par les Voisins du Kil. Accompagnés pour rejoindre le néant. Le rien. car ils n'étaient plus rien, après la mort. Ils n'était plus, tout simplement. Car d'être rien, ils étaient déjà trop pour ce qui était quelque chose. Selon l'ancienne tradition Métrologique, la fin de vie d'Elshya se déroulerait selon les coutumes orthodoxes. Les Keymlos étaient réputés pour être des pratiquants de la métrologie, et ce fut ainsi que le Kil accepta de poursuivre le rite. C'était rare. Rare, mais pas exclusif.

Le cortège arriva au sanctuaire. Point final de la marche. Le Commis à la Défense lança un bref regard à sa femme. Elle tenait le coup. Elle restait digne. Il s'avança près du chariot qui tirait la défunte enfant et détacha lui même les liens qui le liait à sa monture. Symbole d'une autorité bienveillante qui acceptait le déliement de l'âme au règne de l'existant. Ses mains ne tremblaient pas. Son regard était concentré sur les nœuds qu'il devait défaire. Des nœuds qu'il enlevait devant tout le monde. Il parvint à détacher l'attelage rapidement, mais cela lui parut durer une éternité. La mine grave, sombre, il se posta quelques instants. Attendant. Qu'attendait-il ?

C'était le moment de voir qui étaient les réels voisins. La famille proche. Dans ces moments, les individus les plus fidèles à l'individu, dans un mouvement de désunion totale avec le Kil, avaient le droit de se distinguer d'autres personnes. Et, par cette distinction, montraient solennellement qu'ils étaient plus que Voisins. Plus que Proches. Que le Tout les réunissait plus qu'autre chose. On savait à l'avenir qui était ou n'était pas si proche. Et parfois, l'on était aussi surpris que le fut le Keymlos.

Dracuse sortait de la foule. Le pas lent, résigné. Il n'avait pas le choix. C'était son devoir, après toutes ces années passées l'un avec l'autre. Madaea, spectatrice, plissa le regard. Elle s'y attendait, évidemment. Son ancien amant ne pouvait refuser le geste. Le Keymlos savait qu'il s'avançait pour la femme qu'il aimait et non l'ami qu'il avait apprécié. Mais à quoi bon ressasser le passé ? L'adjoint vint se poser à la droite du véhicule, prêt à le soulever avec les autres. Les autres ? Qui étaient-ils ? On raconte qu'à un certain moment du rite, si personne ne venait, des inconnus acceptaient d'aider le parent à poursuivre le rituel. Ces individus étaient alors des représentants de défunts. D'ennemis. Voire d'absents...

Saiyara, impossible. Madaea ravala sa colère. Elle se doutait qu'il y avait une autre femme, mais pas elle. Pas celle-là. Tant pis, ce n'était pas le moment. Ce ne serait jamais le moment, à partir d'aujourd'hui. le Keymlos s'en était douté. Ils étaient liés par des liens charnels. Refuser ce geste était passible de la pire des peines. Refuser pour cacher un secret de polichinelle, c'était idiot. Elle se posta à la gauche du Commis, sans échanger le moindre regard. Sans même se rapprocher du Keymlos. Elle ne voulait pas attirer l'attention, mais il était trop tard, elle s'était montrée. Elle avait montré son visage à la matriarche. Impossible de faire machine arrière. Impossible d'en tenir rigueur. Elle était là, au moins... Madaea, au fond d'elle, remercia sa rivale de s'être dévoilée en un instant pareil. Le contraire aurait été une insulte au Tout. Le Tout qui savait tout. A qui l'on ne pouvait rien cacher. A qui...

Gleon Kapor, son formateur. L'homme au visage balafré, vieilli par les années passées derrière les comptoirs et dans les rues à l'extérieur du quartier. Ce vieux fidèle aux sacres de Scylla. Il osait s'avancer, car il se savait intouchable. Le corrompu. Le maître dépassé par l'élève. Au moins reconnaissait-il l'influence mutuelle qu'avaient eut les deux hommes sur leurs vies respectives. Le Keymlos s'en doutait un peu. Dracuse, lui, avait un regard interrogateur. Il se demandait s'il était réellement possible qu'un homme de la trempe de Kapor ait le droit d'intervenir dans un tel moment. C'est le son des chœurs qui le ramena à la raison et lui fit faire un volt face de la pensée. Bien sûr, qu'il en avait le droit. C'était le Kil'dé ! Pas les autres quartiers. Chacun avait un destin. Et un destin, comble de la définition, se partageait avec ses ennemis, fussent-ils les plus horribles.

le Keymlos serra ses lèvres, se préparant au moment fatidique. Il n'avait plus la force de pleurer. Sa femme, le soutenant, avait accepté depuis longtemps le destin de leur pauvre fille.

Se joignirent aux protagonistes un ensemble d'individus, plus ou moins proches du Keymlos. Le boucher, chez qui il se rendait régulièrement. Quelques unes de ses recrues, fidèles au poste et qui voulaient se faire une place dans son histoire. Un inconnu, au visage peu emblématique. Ils devinrent dix-sept, autour du chariot, prêt à continuer.

Il y a une chose à savoir sur les funérailles du Kil'dé. Lorsque tous les individus ont rejoint les parents du défunt, l'on raconte que le nombre de personnes autour du corps est prédicateur lui même du vers canonisé du Cantatère. Ainsi, lorsque le Commis observa les dix-sept individus autour de sa fille, il ne put que se poser la question sur le célèbre dicton révélant : Dix-sept statues d'ébène sont sculptées dans la forêt, l'une a perdu la tête et les autres l'ont gardée. Lui-même étant un Lanyshta, il s'amusa de cette ironie qui révélait l'existence d'une mathématique sordide autour de ces phrases et ces règles. Règle immuable qu'aucun mortel ne pouvait prétendre comprendre. Pas même la Mesure, qu'il commençait à haïr plus que tout. Mais ce n'était pas le moment de penser à eux... Ce serait insulter sa fille.

Ils soulevèrent, ensemble, au son d'instruments à vent qui se jouaient sur une butte, non loin de là, le chariot. La lourdeur du bois n'était rien, car les roues permettaient de déplacer le char près du rebord très facilement. Le Keymlos lâcha un instant l'appareil, et entama dans un chant laconique, saccadé d'une émotion provoquée :

***
« Ah'udr n'a vu.
Nous avons vu.
Témoignons.
»

***


Incroyable. Appeler Scylla par son ancien nom. Chacun jugera de la pertinence des propos. Des mots veulent dire des choses que d'autres diraient tout autant. Le diraient-ils tout autant qu'ils n'en diraient pas moins le contraire. Ainsi, satisfait de ce qu'il trouva comme poème, comme ode, il initial le premier mouvement. Suivi de ses Voisins, ils se chargèrent de faire basculer le corps. La petite, dont nul embaumement n'avait été nécessaire et dont la pilosité toute entière - cheveux, poils, sourcils, cils, jusqu'à la moindre trace d'impureté - avait été arrachée, retirée, glissa sur le bois dans un frôlement macabre. Un grincement comme on n'en entendait qu'une fois dans une vie.

Et puis, plus rien. Disparition. Le corps chuta dans les tréfonds de la faille. Chuta, chuta. Chuta. Jusqu'à ne plus être visible. Jusqu'à ce que le son même qu'il pusse émettre au choc ne s'entendit dans le plus morose des silences.

Le Keymlos garda cette image gravée en lui. Ce petit corps innocent, tomber dans l'oubli. Dans le rien. Le Rien. Bordel. Qui était responsable ? Il regarda les individus s'évader. Partir. Jusqu'à être le dernier à observer le vide. Le vide insondable. Il avait réussi le deuil entier de sa fille. A présent, il se mit à réfléchir sur les raisons de sa mort. Et si tout cela avait...

« Vous allez la voir mourir... Le Un vous la reprendra, car elle ne fait pas partie de ce monde. »


Cela tinta dans sa tête comme une révélation. A présent que la solitude - de nouveau - s'enjoignait à lui, il perçu comme une once de trahison. Quelqu'un, quelque part, savait. Et cela le mettait hors de lui. Il voulait savoir. Il voulait le contrôle. Il voulait comprendre comment tout cela fonctionnait. Comprendre la finalité des choses, et surtout ôter le pouvoir de contrôle à ceux qui le possédaient déjà. Lui qui avait une telle confiance en cette unité indivisible. Lui qui était un fervent défenseur de l'unité du Kil. Lui qui avait cette réputation d'être l'homme le plus stricte. Lui, qui de son père était l'épée du Un. Lui qui était l'épée du Un. Lui qui était le Un. Lui qui n'était qu'Un avec le Kil. Dévoué. Transcendé. Lui, le Keymlos. Lui, avait vocation à être plus qu'un simple homme de main. Un simple sous-fifre.

Lui. Lui, avait le devoir d'atteindre les sphères de la Mesure. Il y parviendrait, tout comme il avait sauvé l'honneur des Lanyshta en refusant de dévoiler leur noms aux pourris. Il y parviendrait, car personne n'avait le droit de prétendre connaître la parole du Un. Car... Pourquoi sa fille ne faisait-elle pas partie de ce monde ? Il remanierait le Kil à l'image de Scylla. De la véritable divinité. La Guerre devait être déclarée. La Guerre contre qui ?

La Guerre contre les Augures.

Car seule l'Audre peut voir.




Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Luang 26 Jayar 817 à 18h28
 
***



LA RENAISSANCE

***


Gleon Kapor lui avait donné rendez-vous près du marché, dans les coulisses d'une chapelle à la gloire de l'Audre, marquée par les récits du Cantatère. Des statues féminines bordaient l'entrée de l'édifice, soutenant des colonnes en granit brut. Le vieil homme était un second père pour lui. Mais plus que cela, c'était devenu son rival.

Il l'avait formé à tous les secrets de la Défense. Avec lui, il avait parcouru les rues à la recherche de criminels ou de ceux qui ne suivaient pas leurs destinées. Ceux qui refusaient de la suivre. Ils s'étaient surnommés les inquisiteurs à une époque plus lointaine, où la Défense avait encore beaucoup de pouvoir sur la rue. Aujourd'hui ce n'était plus le cas. La corruption s'était emparée de l'individu. Gelon était devenu amer. Détestable. Ingrat. Il avait traité le Keymlos d'apostat. De sans-destin. C'était de lui que venait la rumeur selon laquelle le Commis lui même était un Lanyshta.

Ils se serrèrent la main dans la plus grande des cordialité, sans éprouver le moindre sentiment amical l'un pour l'autre.

« Mes condoléances... »


Cela sonnait tellement faux que le Keymlos sortit simplement une cigarette de son étui et frotta une allumette pour l'incendier. En prenant une bonne bouffée de cendres, il secoua le petit morceau de bois carbonisé et le jeta dans le caniveau dans un geste indifférent. Une fumée grise et épaisse sortit de ses narines, puis d'entre ses lèvres. Venons-en au fait, se disait-il.

« - Qu'est ce que tu me veux ?

- Ecoute Keymlos, je sais qu'entre toi et moi, ça n'a jamais été le grand amour. Mais je viens te voir en ami aujourd'hui. J'ai appris que tu envisageais de devenir Haut Commis... Et, ma foi, tu le mérites amplement. Tu n'as pas à rougir de tes services rendu au Kil et de ton implication dans le quartier.

- J'imagine que je ne viens pas ici pour écouter tes flatteries.

- Et tu as bien raison. »


Il lui emboîta le pas, le menant aux rues bondées du marché, pour continuer leur conversation, tout en évitant de se faire entendre par la moindre personne qui les suivrait ou chercherait à épier leur conversation. Il parlait à voix distincte, mais suffisamment faible pour que seul son interlocuteur puisse l'entendre. Sans chuchoter, mais sans parler à pleine voix non plus.

« - Tu cours un grave danger.

- Ce n'est pas nouveau...

- Cette fois ci, c'est pire que ce que tu peux t'attendre. Ta demande de promotion a fait grand bruit dans la haute. D'abord, tu tapes dans la fourmilière avec le gang des Persécuteurs, ensuite tu t'attaques aux Corlion,
et maintenant tu demandes les pleins pouvoirs après t'être mis à dos le Concile pour... pour quelle raison d'ailleurs ?


- Ça ne te regarde pas...

- Oh si, ça me regarde ! »


Il lui attrapa le bras, le tirant vers lui pour continuer, plus bas encore, plus discrètement. Il lui chuchota quelque chose à l'oreille :

« - Ils sont venus me voir, Keymlos. Ils m'ont posé des questions. Ils voulaient savoir à quel point tu en savais. »


Le Keymlos, d'un geste brusque, se défait de l'emprise du vieillard. Cette démonstration de force montre que des deux hommes, le plus fort reste toujours le Commis Keymlos. Gleon s'était toujours demandé d'où ce jeune impétueux tenait sa force, sans jamais avoir de réponse. Personne n'avait de réponse d'ailleurs. Peut-être était-ce la fougue de la jeunesse. Peut-être était-ce l'ambition, la hargne. Mais le Keymlos était réputé pour être devenu quelqu'un de fébrile. Quelqu'un de brisé, un homme qui n'avait soif que d'éther et de femmes.

« Je n'en sais pas plus que ce que tu as lu dans mes rapports ! »


Ils continuèrent, se séparant de la foule, entrant dans une ruelle moins fréquentée.

« Keymlos, quoique tu leur ai fait, ils se méfient de toi aujourd'hui. Ils te savent capable d'atteindre la haute sphère et de faire encore plus de dégâts. Keymlos... Ecoute-moi, tu es devenu aussi intouchable que moi avec ta prestance et ton bagou. Mais, à moi, ce qui a sauvé ma peau, c'est que j'ai su m'arrêter quand il le fallait.

Toi...
»


Le Keymlos s'arrêta net. Il jeta le mégot de sa cigarette dans le caniveau. Ce dernier explosa contre un pavé et répandit des étincelles partout autour tant le choc fut terrible. Il observa la rue. Il connaissait bien cette rue, elle menait aux ateliers et aux entrepôts. Quelque part, c'était rassurant, car il connaissait bien cet endroit. Il y avait travaillé quelques temps et avait côtoyé les marchands et artisans du coin après la mort de sa fille. Il s'y était fait de bons amis.

« Gleon, le gang des Persécuteurs a encore frappé l'autre jour. Dracuse et moi n'avons pas enterré cette affaire. Tu as fais une erreur en venant me voir, mon vieil ami... »


Il s'approcha lentement du vieil homme. Posant une main sur son épaule. Son regard était emplit de compassion et sa voix devint plus grave, plus solennelle. Il inspira longuement avant de poursuivre :

« Maintenant qu'ils savent que tu m'as parlé, tu as signé ton arrêt de mort. Lorsque tu iras lire tes augures, remémores-toi ceux qui t'ont été enseignés. Je gage qu'ils ont été modifiés, et qu'ils annoncent ta fin prochaine. Car ainsi va la vie au Kil'dé. Ainsi va le destin. »


Le Keymlos inclina sa tête en signe de respect. Gleon ne sut que répondre, car son ancien élève avait raison. Sans le savoir, il venait de se sacrifier. De choisir un camp. Il venait de contrecarrer les écrits, en décidant de découdre un fil de la toile du destin. Il était allé à l'encontre du Un. Et pour cela, le Tout se chargerait de le remettre dans l'unité. Quitte à ce que son fil se termine ici...

Le Keymlos attrapa une nouvelle cigarette, tourna les talons, et disparu dans la foule. Il devait rejoindre le nouvellement désigné Commis à la Défense, Maurice Dracuse, pour poursuivre l'enquête qu'il menait depuis des mois.

Pour poursuivre sa guerre contre ceux qui voulaient contrôler le destin.

Pour poursuivre sa croisade.



Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



 
Thak Keymlos
Commis Principal
Kil'dé  
Le Dhiwara 2 Julantir 817 à 19h16
 
***

LA TRAQUE

***


Après l'arrivée en trombe de Dracuse chez les Keymlos, les deux défenseurs du Kil se mirent en marche vers les lieux du crime.

C'était dans une ruelle reculée de la vie du quartier, non loin de la place du marché. Des hommes en tenues sobres d'enquêteurs et d'adjoints à la défense allaient et venaient, des papiers à la main. Près d'une boutique fermée depuis des années, un homme en tenue blanche se tenait et observait la scène. Il était accoudé de deux jeunes disciples. C'était un Prédicateur. Son regard croisa celui du Commis à la Défense. Les deux hommes se toisaient tels deux prédateurs prêts à frapper.

Dracuse sortit un carnet de sa veste noire en coton fin et l'ouvrit. Dedans, des notes et le compte rendu de ce qu'il s'était passé. Il fit un compte rendu à son supérieur, tandis que les deux hommes découvraient le corps désarticulé d'un vieil homme. Il se tenait là, dans le creux de la ruelle, les bras tendus vers l'extérieur du quartier. Vers la faille. Dans son dos, un couteau planté en plein dans sa colonne vertébrale.


« Le corps a été découvert tout à l'heure, avant le coucher du soleil. On a retrouvé des traces de luttes depuis le début de la ruelle. Plusieurs coups ont été portés à la clavicule, au bassin ainsi que sur les bras. Il a tenté de se défendre mais son agresseur était plus téméraire. Sa mort a été fulgurante mais il a tenté de s'échapper, de survivre.

Aucun témoin.
»


Le commis se pencha sur le corps, accroupi, pour tenter d'en savoir plus sur la scène du crime. Il remarqua qu'une touffe de cheveux manquait à l'individu et que ce dernier avait les poings serrés.

« Il s'appelait Gidd Pallon. C'était un ancien employé du bureau de la Mesure, qui officiait régulièrement dans les zones difficiles d'accès. Tout porte à croire que ce sont les Persécuteurs qui ont frappé. Le prédicateur Jeman Devaud, ici présent, pense qu'il s'agit là d'un assassinat. Quelqu'un a voulu mettre fin au destin de notre voisin avant qu'il ne puisse s'accomplir. »


Le Keymlos regarda son collègue Dracuse d'un air sceptique. Il n'avait toujours pas prononcé le moindre mot. Déjà, certains passants qui travaillaient tôt essayaient de s'approcher de la scène. Un carrosse funéraire avait été apporté pour déplacer le corps. Les cheveux n'attendaient qu'un signe du cocher pour pouvoir déguerpir le plus loin possible de cette atmosphère sordide.

Du bout des doigts, il souleva une mèche de cheveux qui restait sur le visage de la victime. Gidd avait les yeux grands ouverts,
sa bouche tentant de dire une dernière chose avant de s'éteindre à jamais. Il observa longuement le visage de son voisin, avant de se relever et partir vers le prédicateur. Dracuse le suivait de près, un stylet à la main, prêt à noter la moindre information utile.


« Monsieur Devud je présume ?
- Lui même.
- Je peux vous poser quelques questions ?
- Je vous en prie, monsieur le commis.
Le commis ses mains dans ses proches, adoptant une posture décontractée.

Vous occupiez-vous du destin de monsieur Gidd Pallon ?

- Oui monsieur le commis. Nous étions plus ou moins proches et nous voyions régulièrement. J'avais vu en cet homme un avenir serein et inépuisé. Je ne comprends pas pourquoi quelqu'un a cherché à terminer sa destinée avant qu'elle ne puisse s'accomplir.

- Pouvez-vous m'en dire plus sur son destin ?

- Une fin de vie calme et réservée, au service du Kil. Il aurait du accompagner les anciens dans leur départ vers le Tout,
et le rejoindre lui même dans la sérénité la plus complète. Sans affaire, sans histoire. Je suis triste de voir qu'il existe encore des hommes pour forcer certains destins à se finir. Ces Persécuteurs sont une véritable plaie pour notre quartier.

- Est ce que le prédicateur Pallon avait des raisons de se sentir en danger ?

- Pas que je sache. Il occupait une place secondaire dans notre édifice. Il était en harmonie avec tout le monde. Tantôt, on le voyait partir dans les rues, pour discuter avec les fidèles et se rapprocher de la population. Mais, jamais je me serais douté qu'il finisse comme ça.


Le Keymlos plissa les sourcils.

- Qu'est ce qui vous fait croire qu'il s'agit là des Persécuteurs ?
- Je ne sais pas. N'est ce pas ce qu'ils font ? Tuer des innocents ?
- Cela pourrait très bien être un affamé, un fou, ou un sans destin ?
- Possible...
- Possible ?
- Possible, oui...
»


Pas fini. A suivre.



Au nom de la Loi du Un, j'interromps votre Destin !



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