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Tristes topiques
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Julung 6 Nohanur 814 à 13h55
 
Tout ce dont elle avait besoin en ce moment précis, c’était d’une formule.

Par la fenêtre, elle percevait la pluie battante sur le quartier des Fissures ; cela cognait, et cognait, et contre la lumière glauque de sa modeste chandelle faisait une tâche épaisse, une flaque de lumière d’un jaune gras où dérober ses yeux. Ses tempes lui faisaient le même effet. Il lui semblait que son crâne, grande plaine blanchâtre et inexpressive, irradiait des milles et unes pensées qui la traversaient contre son gré et qu’il ne suffirait que d’un regard pour qu’on puisse le remarquer. Son cœur, lui aussi, battait, vulnérable.
Elle en voyait bien les symptômes, oui, mais il lui était impossible d’exprimer ce qui lui arrivait : elle avait terriblement besoin de la juste formule, et se trouvait tout aussi terriblement incapable de mettre le doigt dessus.

Pourtant, d’ordinaire, elle appréciait ce petit moment de la soirée où elle était enfin livrée à elle-même. Elle adorait l’attente très minutieuse avec laquelle elle remplissait son journal intime, activité enfantine à laquelle elle avait été formée depuis qu’on lui avait enseigné les augures (« Un jour, Oromonde, tu comprendras mieux les prédictions de Scylla et ta place dans l’Un par ta propre main… ») Après avoir raclé les peaux de bête dont son maître-artisan se servait pour fabriquer des parchemins, après avoir épluché assez de pomme de terre pour sustenter son innombrable famille,…et encore après avoir rincé les assiettes, curé les casseroles, et avoir lavé ces vêtements élimés qui toujours empestaient le derme moite des carcasses animales, comme ce moment de composition lui paraissait précieux ! On s’y diluait. Ce n’était pas désagréable. Oromonde appréciait cette régularité de l’ennui. Elle avait découvert qu’elle pouvait s’ennuyer très longtemps.

Toute une vie, en fait...

Etait-ce possible, qu’il existât des choses telles que des Lanyshtas, des Veilleurs Noirs, des génies du Kil’Dara, des lecteurs assidus de Scylla, des Apostolats, des Portes et des monstres majestueux et terrifiants… et qu’on ne lui ait pourtant appris à ne jamais se soucier que du temps de cuisson des bouillons familiaux ?
Etait-il possible qu’elle se soit toujours demandé pourquoi et comment et pourquoi encore, et que ses chroniques se résumassent à des index d’un descriptif vomitif ?
Etait-il seulement possible d’être aussi…bête ?
De toute évidence, oui.

Elle se rassura en se disant qu’après tout, la bêtise est une condition à laquelle on peut remédier…peut-être. Mais comment s’y prendre ? Elle ne connaissait rien au monde extérieur et n’attachait aucune confiance aux liens mentaux qui évoluaient à l’abri de ses pensées. Et puis, pouvait-on jamais être autre chose que soi-même ? Elle connaissait déjà tout ce qu’elle devait être dans le futur : mais là voilà désormais un monstre…et elle découvrait avec frisson que ce n’était pas là entièrement pour lui déplaire.

Comme cela la dépassait ! Et comme elle se retrouvait muette désormais. Elle avait répété jusqu’à la monotonie tous les gestes de la vie, cousu des habitudes, s’en était fait un cœur strié d’attentes. Et puis, soudain, voilà…arrivait cette chose qu’on devait appeler « péripétie », et dont elle n’avait jamais espéré faire la rencontre un jour.

Elle regarda la flamme de sa bougie. Elle était très modestes, cette flammèche. Elle faisait son humble travail de lumière et n’en faisait pas toute une histoire.
Et sans doute serait-il profitable qu'elle en fasse de même, réfléchit la pensive figure…

Elle rédigea quelques lignes très simples où, pour la première fois de son existence, elle commettait un mensonge par omission, elle qui avait toujours cultivé l’exactitude. Puis elle lissa la page froissée, la rangea dans son carnet, éteint la bougie grasse, arrangea la laine sous son sommier, recousu la poche abîmée de son manteau, et se coucha, avant de se relever pour s’occuper du troisième petit de son quatrième frère aîné pour soulager sa belle-sœur enceinte.

Le bébé une fois bercé et endormi dans ses bras, elle resta pourtant assise sur le bord de son lit, les yeux perdus dans la marée poisseuse de lueur de la chandelle agonisante. Craignant de fermer les yeux et de rêver à nouveau…

Et pourtant ne craignant rien de plus que cela n’arrive pas.










Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Vayang 12 Dasawar 814 à 10h29
 
Il s’appelle Iolain et elle s’appelle Oromonde.

L’un est le jour, l’autre la nuit.

Tous deux vivent dans les Fissures et se rejoignent aux jeux de balle-de-pied qui y prennent place.
Le premier soutient l’équipe de l’est du quartier, la seconde en soutient l’ouest.
Iolain est du genre à mettre les points sur les i.
Oromonde clôt les graves d’accents arrondis.
Iolain est grand, aigu, il a le sourire pointu et des éclats futés dans les yeux. Il est vif et rapide : elle l’idôlatre.
Oromonde s’amarre à l’ombre encrée de ses paroles, elle s’embrase au tison de ses mots doux : il s’en rit.
Iolain est cabotin, capricieux, crissant, éclatant et éclaté.
Oromonde est opaque, ombragée, froide comme ces rocs qui roulent dans le soc des mers.
Iolain ne la remarque pas.
Puis Oromonde devient lanyshta.
Elle se sent plus assurée, plus forte. Sa vie change par petites touches qui amènent avec elles milles et unes inclinations de caractère. L’histoire change. Elle change sans s’en apercevoir.
Mais d’autres le voient.
Il s’appelle Iolain et elle s’appelle Oromonde.

C’est comme ça que commencent tous les drames du monde.

« Ça ne fonctionnera pas », dit un des frères.
« Tu es de mauvais Augure », rajoute l’autre.
« Vous n’êtes pas de la même équipe. », fait un troisième.
« Tu t’es encore brûlée au restaurant ? C’est quoi, ces marques ?», remarque le quatrième.
« Tu ne devrais pas lui parler. », en conclue le cinquième.
Le sixième passe son tour. Il n'est toujours pas revenu de mission. Il ne reviendra sans doute plus.

Elle échange son écharpe de supporter avec la sienne, rougit à son approche, perd de la raideur de ses gestes. Elle est lanyshta, elle s'en moque, Iolain la voit enfin.

Tout cela finira mal…



Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Sukra 14 Marigar 815 à 11h32
 
*Repas de famille.*

Le temps passe, c’est d’ailleurs à cela qu’on le reconnaît. Toutefois, l’expression a toujours été difficilement compréhensible pour Oromonde. Passe : pour aller où ? Et à travers quoi ? A bien y réfléchir, c’est absurde de dire cela. Rien ne passe vraiment. Mais tout se passe pourtant.

A l’extérieur, un rayon de lumière se bringuebale et ploie contre la fenêtre de la cuisine. Dans la chaumière de la rue des Valves, tout le monde est présent pour le déjeuner : ses cinq frères et leurs quatre épouses, car le cadet n’a pas trouvé cœur à prendre – ou en tout cas, cœur féminin. Les couples sont accompagnés corrélativement d’une douzaine de marmots vagissant aux noms exotiques. Pour le repas de famille, on a dressé la table en bois faite par l’arrière-grand-père, ancien ébéniste. La table est massive, carrée, longue, et elle pèse lourd. On y distingue facilement des rainures provoquées par des coups de couteaux maladroits, des noms gravés en dessous des bancs, des brûlures de repas d’antan, à une époque où Oromonde n’était même pas née. Voilà, c’est cela l’héritage familial : une table en bois où on peut manger à trente. En compagnie des autres femmes, Oromonde s’affaire à la cuisine tandis que ses frères discutent de choses et d’autres.

« C’est le Gros Jan qui m’a dit, ils ont besoin de bras en plus en ce moment à la Faille…
- Un éboulement sur le chantier de construction…
- Victoire historique des Fuscusiens Rouges contre les Singes du Si… !
- Il est prêt, ce rôti ? »


La porte de l’entrée est ouverte, comme toujours. Les enfants se répandent à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, dans une forme d’ubiquité typique de leur âge – ubiquité par ailleurs accompagnée d’un capharnaüm de chamailleries et de balle qui frappe contre le mur.

« - Tristan, qu’est-ce-que je t’ai déjà dit : on ne fait pas la passe avec les mains ! Gronde le père.
- Et on ne la lance pas non plus contre la fenêtre, grince Oromonde.
- D’accord Tata », répond Tristan qui, quelques secondes plus tard, renvoie la balle par la fenêtre, heureusement ouverte.

L’odeur du rôti et du potage séduit les quelques passants. Mamie Bellatine, veuve à multiple reprise, apparaît sur le seuil de la porte de son pas tremblant. Vieille dame sénile, Mamie Bellatine est persuadée qu’Oromonde est sa petite-fille. Jamais on n’a réussi à la convaincre du contraire. L’apercevant, la jeune femme cesse de remuer les patates pour l’aider à s’asseoir au bout du banc, où les hommes s’empressent de lui faire une place et de lui servir un verre d’eau.

«- Vous allez bien, Mamie ?
- Vous n’devinerez jamais c’qui s’est passé : mon chien a croqué le gigot du postier ! »


Tout le monde connaît l’histoire puisque c’est celle que répète en boucle la vielle dame depuis bientôt trois mois, quand elle n’oublie pas où elle habite ou les noms de ses interlocuteurs.
Bientôt, c’est Monsieur Carvel qui se pointe à l’entrée. Le voisin tient Tristan par le bras, ce qui ne déroge pas à la règle. Les rejetons de la famille Shen ont l’habitude, par un voisin ou un autre, de se faire raccompagner à coup de fessées et d’oreilles pincées jusqu’à la porte parentale. On pourrait dire qu’il s’agit d’une tradition familiale.

« - Mais faites attention à vos marmots, naguère ! Mille milliards de sabords, ce p’tit fouineux a balancé ma fenêtre ! Va falloir qu’jrappelle le vitrier : vous savez combien il coûte ? Et vos mouflards, vous pouvez pas vous en occuper la nuit au lieu d’les laisser brailler ? Y en a qui bossent ici ! »

La même procédure qu’avec Mamie se reproduit. On assoit Monsieur Carvel, qui continue à fulminer sur l’économie du Kil’Dé et les enfants mal élevés. Puis c’est Archibalde qui passe. Vieux clochard amusé plus qu’amusant, Archibalde n’a pas de toits, pour la simple raison qu’il n’en a jamais eu besoin. Il a la porte ouverte de toutes les masures du quartier. Homme agréable et généreux, Archibalde a toujours une histoire ou une farce à raconter, en conséquence de quoi il ne mendie jamais son pain. On l’installe, lui aussi. Puis se pointe encore les enfants de Paulette. Paulette est un peu dérangée dans sa tête, et donc il est impossible de refuser la présence de ces gamins bizarres qui passent leurs journées dans la rue. Le Cousin Arturio ramène des pommes de son jardin et un clafoutis fait maison, ainsi que quelques œufs récupérés au marché. C’est fou ce que ça pousse bien en ce moment ! Vous avez vu le match hier des Fuscusions Rouges contre les Singes Si ? C’était historique, non ? (Ils n'ont que ce mot à la bouche, pourtant Oromonde se demande s'ils en savent la teneur sémantique.) Une victoire phénoménale pour notre quartier !

La table est remplie. Il est midi. Les femmes, dans un ballet générationnel probablement transmis génétiquement (preuve qu’il existe bel et bien une transmission des caractères acquis !), servent les plats. Archibalde fait quelques blagues un peu salaces, les gens rient. Mamie Bellatine fait remarquer que son chien, paix à son âme, a une fois croqué le gigot du facteur. Tristan se fait copieusement savonné par son père. Sa belle-sœur Melody (terrible nom à donner à une femme, surtout aussi peu consistante qu’elle) lui explique les vertus dermatologiques de la purée d’avocat et de concombre. Il y a emballement général sur le sujet du match. Cette année, c’est sûr, les Fuscusiens remporteront la Coupe du Kil. Tout le monde parle, mais personne ne lui parle vraiment. Il y a trois places que personne ne prend jamais à table : d’abord, celle de papa, et puis celle de maman. On s’imagine peut-être, de manière assez superstitieuse, que leurs fantômes veillent encore aux tablées familiales, que papa continue à piquer les desserts des enfants en riant sous sa moustache, que maman va encore reprendre les bonnes manières des grands garçons qui se tiennent dangereusement à carreau, même depuis son décès. Combien de punitions se sont produites autour de cette table ! Et la dernière place est celle de l’aîné Conjurateur, Ulysse, disparu en mission. Personne n’en parle ouvertement, mais sa fille unique, Pénélope, est la personne la plus silencieuse de toutes autour de la table.

Oromonde se penche pour lui demander si tout va bien. Pénélope répond que oui. Elle dit qu’elle s’est améliorée en couture, et que lorsqu’elle aura fini son point de croix, papa reviendra. En silence, Oromonde lui ressert une part de rôti, et l’invite à manger ses légumes, et ce, malgré ses protestations. Les légumes, c’est important. On a beau être lanyshta, il ne faut pas se monter la tête, il faut garder les savoirs simples de la vie : ne pas parler la bouche pleine, finir son assiette, manger ses légumes, et aussi taper sur les gens qui vous piquent vos goûters.

A côté d’elle, Mamie Bellatine, qui continue à radoter, se tait soudainement. Sa main crochue et ridée saisit l’épaule de la jeune fille. Personne n’y fait attention.

« - ça va, Mamie ?
- Je suis au courant, tu sais.
- De quoi, Mamie ?
- De tout, »
fait la vieille dame avec acuité. La lucidité, à la façon d’un soleil derrière les nuages, trouve un passage dans l’esprit de Mémé et éclaire ses propos quelques précieuses secondes ; dommage, cependant, que ses interlocuteurs ne comprennent jamais rien à ses appels prophétiques.
- « - Je vis ici depuis presque cent ans, ma fille, je connais tout le monde et tout le monde me connaît. Ne crois pas que tu peux me cacher des choses. Mais je ne dirais rien, bien sûr. Garde en tête une chose, cependant, jeune fille : ton cher papa ne t’a pas élevé pour que tu fasses n’importe quoi et que tu te laisses marcher sur les pieds, c’est bien clair ?
- Oui, Mémé »
, répond Oromonde qui de toute façon ne comprend rien aux conseils de la vieille dame.
- « Tu es sûre ?
- Oui, Mémé.
- Et il faut manger tous ses légumes, et être polie avec les inconnus, et travailler pour obtenir ce qu’on veut, et accepter le Un dans son cœur et son âme.
- Oui, Mémé.
- C’est important, le Un, ma petite. Il faut que tu le comprennes, même si c’est difficile pour vous, les jeunes. Tu verras, avec l’âge, on finit par savoir ce que c’est, et pourquoi c’est si important.
- Oui, Mémé.
- Bien, bien. Tu as toujours été ma préférée. Toujours gentille avec moi. J’aimais beaucoup mon chien, aussi. Il faut faire très attention aux choses qu’on aime, elles sont si fragiles…tu m'excuseras, petite, je savais bien que c'était aujourd'hui, mais je voulais vraiment vous revoir...et le rôti est si bon... »
Mamie pousse un soupir, et sa figure ridée tombe d’un seul coup dans la soupe.

Il s’ensuit moult cris et mouvements de panique, mais il n’y a rien à faire. Mamie, comme tout le monde finit un jour par le faire, vient de mourir.

Le soir, dans sa petite chambre, après le travail, Oromonde se demande : à quoi sert-il de vivre, si c’est pour mourir ? Que reste-t-il, après la mort ? Mais la réponse a déjà été donnée.

Il reste une table en bois, faite par l’arrière-grand-père, ancien ébéniste. La table est massive, carrée, longue, et elle pèse lourd. On y distingue facilement des rainures provoquées par des coups de couteaux maladroits, des noms gravés en dessous des bancs, des brûlures de repas d’antan, à une époque où Oromonde n’était même pas née, qui sera toujours à une époque où elle ne sera plus. Le temps ne passe sur la table, elle persiste, elle ne lui donne pas d'accroches, pas de quoi passer justement.

Qu’est-ce-qu’être lanyshta a de plus que cela ? Rien. Sans création durable, il n’y a rien. Pas de savoirs. Pas d’échanges. Pas de partages. Le mutisme des espaces infinis, sans réponses. Peut-on vraiment vivre ainsi ? A quoi sert-il d’être lanyshta, si c’est pour se tourner les pouces et cacher ses méfaits ?
Papa lui parlait constamment du Un, mais elle n'a jamais compris, comme l'a confirmé Mamie Bellatinne tout à l'heure. Qu'est-ce qu'elle doit comprendre ? Elle a l'intuition, vivace, aiguë, qu'il y a pourtant quelque chose à comprendre. Mais quoi ? Pourquoi celui lui échappe-t-il ? Pourquoi ne comprennent-ils pas ?

Cette nuit là encore, Oromonde a du mal à dormir.


Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Sukra 4 Astawir 815 à 11h59
 

*Le suicide énigmatique d’Iolain n’avait finalement pas suscité plus de questions que ça.* Les jours qui suivirent, Oromonde vécut dans un état douloureux, bercée par des périodes de calme apathiques ponctuées par de soudaines paniques. Elle n’avait pas eu beaucoup d’efforts à faire pour dissimuler la teneur exacte de son rôle dans l’affaire. Un Commis était passé la voir, bien sûr, mais personne ne doutait un instant que cette gamine roide, aux os d’oiseaux et à la parole rébarbative, soit autre chose que cela justement. Et c’était vrai. Ses frères avaient eu la décence, peu commune de leur part, d’être gênés par ce désastre soudain. Beaucoup de gens des Fissures en avaient entendu parler et les ragots allaient bon train. Oromonde n’avait toutefois pas le cœur à y prêter attention. A sa surprise, elle n’avait, jusque là, pas versé une seule larme ; elle qui, pourtant, se montrait pleine de sensiblerie lorsqu’elle se trouvait seule.

Quelques semaines passèrent. Les entraînements avec la Main se firent plus distants, même si elle poursuivait en cachette ses études. Elle s’était prise d’affection pour l’étude compulsive de diverses réactions chimiques liées à la manipulation de matière biologique. Le savoir lui était hérité de son jardinier de père, principalement, qui avait manifesté une curiosité intellectuelle exemplaire le long de son existence, seulement égalée par son humilité et sa dévotion au Un. Peut-être espérait-elle inconsciemment recouvrer cet univers synergique et monadique qu’il lui avait présenté. Elle récitait les combinaisons alchimiques et les modes de préparation à la façon d’un poème. L’absence totale de recherche esthétique du texte la rassurait beaucoup. Pas de rimes où se perdre, de symboles qu’elle ne savait déchiffrer, de sens qui toujours semblait lui manquait. C’était plat, ennuyeux à mourir, littéral. Tant mieux. La douce géographie de l’arithmétique confortait très bien le mutisme soudain qui la cueillait au cœur. ‘Faire bouillir la mixture pendant six minutes…récupérer le distillat…la larve de Fabre présente quelques propriétés fascinantes…’ Voilà qui avait des airs de recette de cuisine. Ah, la beauté si spécifique d’une méthode bien amenée ! L’enchantement merveilleux de la platitude et de l’ennui ! La magie du scrupule de la précision, pour des sujets sans importance !

Le soir, elle se surprenait à observer parfois le carnet brûlé qu’elle avait récupéré dans les affaires d’Iolain et avait conservé, dissimulé à l’intérieur des plumes de son oreiller. Certes, il s’agissait d’une cachette peu fiable, mais personne ne semblait manifester d’intérêt prononcé pour sa literie. C’était comme si elle espérait encore pouvoir déchiffrer les brûlures, lire à travers l’absence de mots réellement signifiants un message qui y serait caché. Il n’y avait que des dates. Elle les connaissait désormais par cœur. Se les répétait obsessionnellement avant de se coucher, comme une prière, entre ses élucubrations sur l’outillage alchimique. On l’aurait sans doute cru définitivement court-circuitée si quelqu’un avait eu l’occasion de la surprendre. Mais il n’en allait pas ainsi dans la famille Shen, où le babillage et les pleurs des bébés occupait le premier rôle du philarmonique de la vie quotidienne.
On ne sait pas pourquoi les gens agissent comme cela. Ils le font, c’est tout.

Ce fût le début d’un long ennui. Le problème avec la mémoire, c’est qu’elle ne vous lâche pas si facilement. A nouveau, son existence reprit son poids krolanne, longues journées mornes sous les remontrances de Li Yun, puis sous les remontrances d’Harvain et de Leigh Hunt, puis sous celles de ses frères. L’excitation et l’enthousiasme liées à sa condition lanyshta s’amenuisaient, remplacées par une amertume aigrie forgée par un travail trop épuisant. Tout était revenu à la normale. On ne parlait plus d’Iolain. Oromonde continuait à y penser. Elle ne se débarrassait pas de l’intuition absurde et puérile selon laquelle leurs Destins étaient liés. Elle attendait, de façon superstitieuse, qu’une sorte de vengeance céleste lui rende la monnaie de sa pièce. Mais aucun châtiment, ni civil ni surnaturel, ne se présenta à sa porte. Se dénoncer ? Vivre coupable ? Le dilemme était trop dur. Ne plus vivre, alors. Simplement…faire. Faire des choses, voilà qui était très bien.

Etre, avoir, faire : voilà, elle allait articuler, paisiblement, minutieusement, sa petite existence autour de cette triangulaire injonction. Ne faire qu’Un. N’être que la partie d’un tout. Mais était-ce possible, maintenant qu’elle avait détruit son antonyme, son double ? Un déséquilibre s’était installé, elle en était certaine. Ou bien était-ce prévu ? Y avait-il un Prédicateur, quelque part, qui avait passé une main conciliante sur quelques textes sacrés, pour en modifier l’entournure? Et, en même temps, lui venait peu à peu en tête l'idée, toute aussi irrationnelle, qu'en perdant son double elle venait de se ménager une sorte de choix d'être ; une place libre laissée vide par ce soudain déséquilibre. Une libération. Iolain avait toujours eu la part belle de l'existence. Il avait eu les filles, la gloire relative des bas-quartiers, la bonne gueule, la bonne aura, la juste dose de charisme pour réussir partout. Elle, par contre...si ce n'était les regards narquois, les commentaires sur son physique trop plat, et la peine et le travail permanent, qu'avait-elle obtenu ? N'était-il pas juste qu'il soit désormais raide mort, cet ignorant, cet abruti, qui ne l'avait jamais aimé, jamais respecté, et que ce soit à son tour à elle de régner enfin, impératrice misérable des espaces infinis ? N'était-il pas juste que le lanyshta asservisse le krolanne ? Après tout, si le Destin leur avait fourni ses pouvoirs, n'était-ce pas pour les utiliser ? Et si le monde était si cruel, si ironique - pourquoi n'être pas à son image ? Peut-être que tout se passait exactement comme cela devait se passer. Peut être que cela était juste. Peut-être que c'était la volonté du Un.

Il fallait chasser ces idées horribles, blasphématoires. La récitation obscure du plus petit texte méthodologique semblait faire l'affaire, dresser une frontière rassurante entre sa vie plane et la soudaine excitation paniquée, pulsionnelle, qui l'invitait à passer...ailleurs. Un jour, peut-être, cela ne suffirait plus. Non, non : ne plus y penser. Réciter, prier. Le geste du désespoir.

La vie continua, ce qu’elle avait le don de faire.
Ce fût un jour d’heures claires et froides qu’elle émergea enfin de ce lent engourdissement...



Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Julung 4 Jayar 815 à 12h58
 
La lumière portait un nom, mais ce n’était pas le sien.

*C’est ce qu’elle se disait, à six heures du matin*, tandis que le globe jaunâtre qu’on appelle « soleil » accomplissait sa rapide course dans le ciel. Elle en avait une très bonne vue, et pour cause : elle était suspendue depuis deux heures sur une passerelle de bois maigre qui reliait les tours de la Loge du Destin. Par « suspendue », il faut entendre qu’un maigre appareillage d’escalade la retenait par son harnais à des pilons de mortier incrustés dans le bâtiment. Elle pendouillait ainsi depuis une heure déjà, en compagnie des autres novices en formation accélérée, tout comme elle. Tous les matins, les enseignants passaient dans les dortoirs pour tirer les novices de leur lit et les laissait ainsi se balancer dans le vide, jusqu’à ce que l’aube pointe. Le spectacle de la cour intérieure suspendue de la Loge n’était pas sans évoquer ces cartes de tarot, armes des mécréants prétendant posséder l’Audre : ils faisaient de forts jolis Pendus.

***
***

Pour un regard extérieur, ce rite de passage n’avait sans doute aucun sens. En fait, même pour un regard intérieur, il était difficile à saisir. L’exercice, parfaitement ennuyeux, mais aussi assez horrifiant, était destiné à tester les limites des capacités de méditation des novices destinés sur le tard. N’ayant pas suivi de formation depuis leur enfance, comme c’était le cas de la plupart des Augures et affiliés, on considérait qu’il fallait user de la manière forte pour faire rentrer en quelques semaines des connaissances et pratiques normalement exercées sur des années. L’idée était de les épuiser jusqu’à la moelle, afin que les enseignements de Scylla leur soit Révélés dans leur pureté et leur totalité. Un Prédicateur ne pouvait pas faire fi de ces savoirs. On n’inventait pas le Destin ; de même, et contrairement à l’opinion commune, on ne le « voyait » pas. Il ne s’agissait pas d’écrire, sous une transe delphique, une suite de formulations mystérieuses aperçues dans l’Audre. D’ailleurs, personne n’était doué d’un don de vision. On leur demandait tout au plus d’être lucides. On n’écrivait pas le Destin : on le décrivait. Tout avait déjà été dit. A leur charge, eux, d’imbriquer les petites pièces ensemble – c'est-à-dire les vies individuelles – dans les œuvres et schémas tracés par les ouvrages du Un….

Par conséquent, le métier demandait une connaissance sans faille du Un. Il y avait deux façons d’arriver à cette dernière : ou bien par des années d’étude attentive des Archives et des Lectures, ou bien par l’Eveil. La seconde voie était celle qu’avait choisie Oromonde. Elle n’avait jamais été une grande lectrice, ni quelqu’un de cultivé. Et elle était trop impatiente pour se dédier au rôle de novice pendant une décade. D’ailleurs, la plupart des prédits sur le tard optaient pour cette solution. La majorité échouait, bien sûr, et la rumeur voulait même que certains disparaissent lors des exercices tous plus difficiles les uns que les autres que leur proposait leurs maîtres, des enfaillés notoires. En particulier celui de méditation matinale…

Atteindre la conscience du Un, non pas par le travail intellectuel, mais par l’épuisement contemplatif du corps. Oromonde n’était pas sûre d’avoir tout compris, mais elle avait saisi qu’entre lire des bouquins et faire des arts martiaux, la deuxième solution lui irait sans doute beaucoup mieux.

Les journées se déroulaient ainsi : tôt le matin, l’exercice de méditation de la Lumière. Ensuite, la pratique des arts martiaux, qui enseignaient la Vision Juste. Ils mangeaient un repas frugal, suivi de quelques heures de dictée assénée par les maîtres Lecteurs et Archivistes. On appelait cela la Mémoire Juste. Si un étudiant n’était pas en mesure de réciter parfaitement les proses apprises la veille, il était de suite congédié de son apprentissage. Curieusement, les futurs Prédicateurs subissaient aussi des cours poussés de linguistique et en particulier de stylistique. On y apprenait à n’écrire qu’en alexandrins et en anacoluthes. Chaque grande œuvre d’un Prédicateur était ainsi étudiée à la loupe : prose comme vers, tout était analysé. Oromonde apprit assez vite que cet ordre était obsédé par l’écriture, et qu’on s’y distinguait moins par ses capacités à saisir les torsions du Destin prévues par les Augures que par son habileté à rédiger ces prophéties que chaque citoyen kildéen recevait à la naissance. L’honneur et la gloire se mesurait au style littéraire des pratiquants. Ainsi, le maître Prédicateur Maï Phé était connu pour n’écrire qu’en anagrammes ; Iliade, elle, en calligrammes ; Orphéon maniait l’hermétisme et la trivialité à la perfection ; bref, chaque style, chaque clause littéraire semblait avoir un représentant féroce. Parfois, le styliste concédait à pratiquer des mathématiques poussées. Il prétendait qu’entre les nombres et les lettres, il n’y avait pas de différence aux yeux du Un.

Après ça, il fallait encore ranger les Archives et nettoyer les dortoirs et les couloirs de la Loge. Puis on pratiquait la méditation de l’Obscurité, à la nuit tombée, suivi d’une séance de philosophie – son passage préféré. Il était de coutume, aussi, d’assister aux chorales vespérales des musiciens qui célébraient le Cantatère. Cela, pour affiner l’acuité sensible des Prédicateurs, et leur faire prendre conscience des multiples voies d’expression de l’ouvrage de Scylla. Le Un était partout : dans les chants des cantatrices, dans les gestes mesurés des arts martiaux, dans le coup de pinceau de l’estampe, dans l’étincelle humide de ce regard entr’aperçu, dans l’attente, la patience, la grâce animale, la mesure rhétorique, le désordre chimique, et l’écrit, sa forme la plus élevée.

La poursuite assidue de ces pénibles leçons finit en effet par épuiser la lanyshta. Pourtant, elle savait être bien plus endurante que ses camarades de promotion. La nature lanyshta lui avait fait développer aisément des qualités physiques et mentales que des krolannes mettaient des années à posséder. Cela ne l’empêcha pas, au bout de la deuxième semaine, de s’endormir en cours de méditation. Elle reçut de suite le bassin d’eau froide punitif, et fût condamnée à passer le reste de la séance sans matériel de protection, accrochée à la passerelle uniquement par les doigts. Inutile de préciser qu’elle ne se rendormît plus jamais et qu’elle médita profondément sur le sens de la vie, et surtout de la mort à regarder la distance qui la séparait du sol. Tellement, d’ailleurs, qu’elle commençait à sentir son esprit lui échapper. Des phrases idiotes et très abstraites lui venaient en tête. La lumière portait un nom. La vie est une froissure hélicoïdale. Ce genre de choses que son esprit pragmatique ne se serait jamais autorisé à même formuler.
Le maître de stylistique s’offusquait de ses formulations. « Personnification enfantine et zeugma abusif », avait-il dit. Oromonde n’avait pas bien suivi. La plupart de ses comparses semblaient parfaitement différencier un hendiadys d’une hyperbate d’une synecdoque. Elle en était encore à se demander de quoi on parlait, exactement.

Cela ne s’améliora pas par la suite. De plus en plus souvent, Oromonde était poussée par la fatigue et la contemplation absurde du paysage à dériver vers des crises mystiques, toujours sévèrement réprimées par les encadrants. La plupart du temps, elle ne se rappelait ni de ce qu’elle avait cru percevoir dans ces moments-là, ni même de ce qu’elle racontait par la suite. Enfin, un jour – elle ne savait pas quand exactement – elle fût introduite au sein de la Bibliothèque Intérieure, jusqu’à une petite table de bois rose sur laquelle trônait déjà une dizaine de papiers lapidaires.

« Choanne Kei, né le 4 jayar 815. » Un code discret et illisible aux yeux d’un non-initié suivait la simple formulation. Le code avait été élaboré par d’autres branches de la Mesure, peut-être des Précepteurs ou autre. Il indiquait en langage codé la période temporelle et spatiale à laquelle l’enfant avait été rattaché par les Prédictions. Cela, afin de faciliter la tâche des Prédicateurs qui devait retrouver l’emplacement exact que cette petite vie avait dans le dessein du Un.

Choanne Kei n’était qu’une monade, une poussière, un rien du tout, comme l’étaient Myranda Fha, Rhioto Madrague et tous les autres, y compris elle. Une monade dans un grand univers où tout, infiniment tout, était intra et interconnectés. Elle comprenait tout cela, maintenant. Elle comprenait sans pouvoir le décrire. Des noms de bébés sur des papiers malmenés, à force d’être lus et archivés. Partout, partout, des archives et des milliers de noms et de dates de naissance se succédant dans un vomitif abrutissement. De si petites vies.

Oromonde leva la tête et contempla les murs élancés et les clés de voûte de la Bibliothèque Intérieure. Les étagères montaient jusqu’aux plafonds. Il y en avait…il y en avait beaucoup. On lui avait dit le nombre exact, mais elle l’avait oublié. Il y en avait autant qu’il y avait eu de vivants et de morts depuis Scylla. Peut être plus. Peut être moins. Il était impossible de le savoir. A sa droite et à sa gauche, dans leurs tuniques grises, s’affairaient d’autres Prédicateurs anonymes. Régulièrement, des envoyés du Concile venaient rapporter quelques parchemins.

Choanne Kei. Oromonde réfléchit intensément à ce nom. C’est une anagramme d’une des milliers de personnalités décrites dans les Livres. Elle regarde le code, plusieurs fois, puis se remémore son Lien avec le Tout. Cela lui prend deux heures de recherche et de réflexion assidue pour aboutir à sa conclusion.

Finalement, elle ouvre le tiroir du bureau, en tire un parchemin d’une vingtaine de centimètres de longueur (que son œil d’artisane qualifie de maigre qualité), et rédige avec application :

Citation :
Choanne Kei. Vivra comme le vivent les roses. Une respiration…puis aucune autre après cela.


A peine a-t-elle fini de tracer ces mots, qu’un serviteur du Concile administratif vient la voir. Il veut récupérer l’acte de naissance et le compléter par celui du décès de l’enfant. Il est décédé par asphyxie il y a une heure de cela. Sans un mot, mais les mains tremblantes, Oromonde tend l’Augure de Choanne Kei et son acte de naissance au précepteur. Celui-ci s’efface silencieusement.

Les yeux vides et le cœur en berne, la lanyshta se rend compte que personne ne s’est interrompu. Maï Phé, le maître, par contre, est comme par magie derrière elle.
Il lui explique qu’elle est trop lente. Un bon Prédicateur ne signe jamais d’Augure post-mortem. Sans quoi le Destin, qui n’était pas encore écrit à la mort de l’enfant, demande réclamation. Il doit être reproduit. Oromonde ne dit rien : elle sait que c’est un test, une épreuve.
Elle sait aussi, à l’instant où elle les regarde, que tous les Destins présentés sur son bureau…sont ceux d’enfants mort-nés.
Le cœur lourd et pesant, elle reprend sa plume et son encrier. Le Destin n’attend pas, et il n’a pas le sens de l’humour.


Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Matal 29 Saptawarar 815 à 11h03
 
*La pluie battait à tout rompre*, et, sur l'ancien chemin familier des Fissures qui menait à sa maison, l'eau craquelait la terre molle en boue infecte tandis que l'odeur familière des sanitaires remontait à la surface. Pendant l'été et le long de son absence au Sin, ses frères n'avaient pas entrepris, comme elle le leur avait pourtant dit, de désherber le chemin rocailleux et mal pavé et de s'en prendre aux latrines. Pourquoi en serait-elle surprise ?

Sous la pluie, la silhouette acérée et sombre de la Prédicatrice se découpait aisément. Son visage laiteux et inexpressif attisait, il est vrai, les ragots. Oromonde Shen ne s'était pas rendue ici depuis plusieurs mois. C'était peu après la mort inexpliquée d'Iolain et les accidents à la plate-forme qu'elle avait disparue. Et la voilà qui revenait, le col relevé et surmonté de l'insigne de la Loge du Destin. Par superstition, crainte et cruauté, les habitants se tenaient à l'écart et dévisageaient de loin la figure autrefois familière.

Il n'y avait plus grand-chose de la jeune femme d'il y a un an encore, petite main artisane et serveuse pour arrondir les fins de mois difficiles. Les krolannes pressentaient quelque chose de malaisé et de déstabilisant dans ce regard furieusement serein, sans parvenir à mettre le doigt dessus. Il avait dû se passé des choses là-bas, à l'étranger, pour que la petite revienne ainsi. Mais malgré les ragots, personne ne voulait vraiment savoir ce qui s'était produit.

La silhouette s'arrêta à l'orée de la maison où elle avait grandi et où résidaient la majorité de sa famille. Aux Fissures, on vivait et on mourrait là où on était né. Ainsi le Destin en avait décidé. Seuls quelques rares élus sortaient parfois de ce quartier. Elle faisait partie de cela, bon gré mal gré.

«  Tata ! Tata ! »
Deux gamins hirsutes et en guenilles, les genoux plein de boue et le visage de bleus, accoururent vers elle et lui accrochèrent les jambes, pas perturbés pour deux sous par la mise à l'écart silencieuse pratiquée par le reste du quartier.
«  - Tata t'étais où ?
- Tata t'as ramené des bonbons ?
- C'est quoi derrière ton dos ?
- J'ai eu une bonne note à l'école !
- Mais laisse-moi parler, c'est moi d'abord ! 
- Du calme, les enfants »
, tenta de tempérer Oromonde. Mais les petits Shen sont tous les mêmes, et ils ne se laissent pas tempérer simplement pour faire plaisir. C'est un espèce familiale têtue et turbulente. Les hurlements stoppèrent néanmoins quand la porte d'entrée claqua, révélant un Achille bourru et de toute évidence tiré de sa sieste de fort mauvaise humeur.

«  - Ajax ! Enée ! Qu'est-ce-que je vous ai déjà d….Oro ? Oro, c'est toi ? Bah ça alors ! Tu aurais pu prévenir. Enée, va dire à ta mère qu'Oromonde est de retour.
- ça fait plaisir de te voir, grand frère.
- Mais où est-ce-que tu étais partie ? Après tout ce qui s'est passé à la plateforme, on n'a eu que des emmerdes. Et lorsque j'ai demandé où tu étais, on m'a dit que tu étais au Kil'Sin...mais qu'est-ce-que t'es partie faire là-bas ? »


Le colosse barbu et un peu simplet s'approcha et la serra dans ses bras. Prise d'émotion, - repensant sans doute à ses turpitudes dans les bas-fonds étrangers - Oromonde le serra à son tour et répondit :
« - Achille, il faut que je te dise quelque chose. En privé. C'est important.
- Briséis te dérange ? 
- Non, non, elle peut venir.
» Achille paraissait un peu perdu, mais il ne protesta pas. Il guida sa sœur jusqu'à la salle principale de la maison, une sorte de salon où trônait la table à manger de bois précieux de la famille. Son épouse était déjà là, un nourrisson dans les bras, affairée à faire bouillir de l'eau sur le feu. Son sein était découvert tandis que la petite chose se nourrissait.

« - Du thé ? » proposa-t-elle. Oromonde acquiesça.

Le trio s'assit dans la pénombre et le silence. Les tasses fumantes du thé confectionné par sa belle-sœur constituaient un point d'ancrage chaleureux et rassurant dans cette lumière mangée de pluie.

Oromonde se mit à raconter ce qu'elle avait sur le coeur. Oh, elle omit les détails les plus importants, comme par exemple sa condition de lanyshta ou le fait qu'elle avait occis plusieurs krolannes dans des circonstances pas très propres depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Mais elle rapporta sa rencontre furtive avec Cal, son amitié avec les D'Ascara et sa démission de l'Hermine, son boulot à la Loge (elle était désormais affectée précisément aux Augures des futurs criminels, sans doute une autre blague de la part de ses supérieurs)…la seule chose qu'elle voulait pourtant partager, c'était les souvenirs de cette chasse dans les égoûts du Sin qui avaient – elle le sentait – changer quelque chose en elle qu'elle cherchait à retrouver ici, à cette table ; mais elle ne pouvait le leur confier et de fait la grosse figure penaude de son grand frère ne lui apportait pas l'étincelle de krolannité ou d'émotion qu'elle espérait trouver.

Briséis la regardait bizarremment de l'autre bout de la table, sans rien dire. Son frère faisait la conversation. Après qu'elle eût fini de rapporter ses péripéties, présentant comme cadeau pour ses neveux le ballon qu'elle avait pris en compagnie d'Yloyse (à la grande joie des gamins), Achille lui fit part des déboires de la famille. Après l'incident sur la plate-forme – enquête sur laquelle avaient œuvré Thaïs et Harvain – Achille avait connu quelque retombée malheureuse et perdu son emploi, ce qui l'affectait grandement. Les autres frères de la dynastie Shen faisaient face à divers problèmes. Une des nièces avait attrapé la grippe. La petite fille de l'aîné, désormais considérée orpheline en l'absence de père ou de mère, posait problème. Personne ne savait qui allait s'en occuper. Oromonde comprit qu'Achille était en train d'essayer de lui refiler le problème. Hors de question qu'elle prenne en charge sa nièce. Sa condition de lanyshta l'exposait beaucoup trop, et Scylla savait que l'avenir de la race lanyshta s'annonçait conflictuel et problématique.

Elle dût s'excuser. Quelque chose dans le thé, ou dans les biscuits, qui ne passait pas. Elle le sentait à son mal de crâne naissant et à la nausée. S'éclipsant, elle partit vomir à genoux le peu de ce qu'elle avait avalé à l'extérieur. Elle attendit de récupérer son souffle et se rinça la bouche avec attention. A sa surprise, elle avisa, en se retournant, la présence de Briséis. Sa belle-sœur l'avait suivi et continué de la regarder avec ses yeux de chouette aveugle. Cela agaça profondément Oromonde, qui lui tourna le dos par pudeur.

« - Depuis combien de temps ? demanda Briséis d'une voix douce.
- Comment ça ? Rétorqua Oromonde, qui ne voyait pas où elle voulait en venir.
- Depuis combien de temps est-ce que tu as ces nausées ? »

Oromonde se retourna vers sa belle-sœur aux yeux aviaires. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Quand on grandissait dans une maison des Fissures avec six grands frères et autant de belles-sœurs, de cousines, et j'en passe, on apprenait très vite certaines choses.

Briséis s'avança, sa prévenance habituelle presque ravie maintenant.
« - Il faudra aller voir le docteur Jorge, il pourra nous dire si…
- Non, coupa Oromonde. Hors de question. »

Elle se redressa, titubant un peu. Qu'est-ce-que lui racontait cette blondasse de Briséis ? C'était ridicule. De fait, elle se sentait en colère, agacée, et la présence de cette vieille chouette ne l'aidait pas à se calmer. Elle se sentait confuse, elle éprouvait le besoin de se défouler sur quelque chose. Cela lui demanda un certain effort pour ne pas s'en prendre vertement à sa belle-sœur, qui continuait à lui parler.

« - Attends, Or...où vas-tu ?
- Je rentre chez moi. Embrasse les autres de ma part »,
lâcha la Prédicatrice en sortant à grands pas de la maison. Son frère lui jeta un regard interloqué, puis se retourna vers sa femme pour essayer de comprendre ce qu'il se passait.

D'humeur massacrante, Oromonde serra les poings furieusement. C'était idiot. Totalement idiot. Elle avait été enfermée à la Loge depuis son retour. Il était normal qu'elle se sente un peu débordée par ses émotions. Beaucoup de choses s'étaient passées ces derniers mois. Elle réprouva ses sentiments. Il n'y avait qu'un moyen de se débarrasser de cette colère permanente qui lui collait à l'âme depuis son retour. Il fallait transférer toute ça au bout de ses doigts, les refermer dans un poing, et frapper sur quelque chose.

Se dirigeant rapidement vers la calèche la plus proche, Oromonde interpella psychiquement son camarade Harvain :

Citation :
« Harvain. Le parc d'entraînement des d'Ascara, dans une demi-heure, en tenue. »


Elle s'arrêta là, ne doutant pas que le majordome devinerait ses intentions sportives. Elle fit craquer ses os au sein de la calèche qui partait, les yeux furieusement secs. Mais qu'est-ce-qui n'allait pas chez elle ?


Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*

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