Je referme le recueil, mon petit coeur serré par l'émotion...

Je ne me souvenais pas de tous les contes et surtout, des chansons paillardes - forcément, dans la bibliothèque d'un boxon... - qui les accompagnent. Curieusement, me les remémorer titille mon esprit de jeune lanystha : je perçois comme une sensation étrange, difficile à traduire en mots... quelque chose qui tient de l'excitation, de l'art et... du combat. Rien que ça !

Faire la guerre en chansons, vraiment ? Quelle drôle d'idée...

A peine l'ai-je formulé ainsi qu'un sentiment d'exaltation m'envahit. A mon cou, le Dé brille un bref instant, lumineux comme un bec de gaz ! Sans vraiment réfléchir (pour changer), je sors de mon conapt à toute allure et me dirige au petit trot vers les portes Est du kil.
Parvenu devant les deux plantons - un gros et un petit - qui en assurent la surveillance, je leur dis :

- Bon-bonjour, c-camarades ! P-puis-je s-so-sortir ?

Ils m'observent attentivement de pied en cap, l'air dubitatifs : il est vrai que je suis en pyjama. Ne me manque qu'un entonnoir sur la tête pour parfaire le tableau...

- Et il va où comme ça, le somnambule ? Demande le plus gros.
- Je s-sors p-pour, euuhhh... f-faire un-une exp-périence aaa-artistique et m-m-mu-musi-sicale...

Le petit hausse les épaules, chuchote quelque chose à son collègue, puis revient à moi :

- S'il y tient, soit. Le suicide n'est pas interdit... mais qu'il ne vienne pas se plaindre en cas de soucis : on s'en lave les mains !

Dix minutes plus tard, je traverse les tristes faubourgs extérieurs sous les regards tantôt atterrés, tantôt moqueurs des rares krolanes qui s'y risquent. Sans leur accorder plus d'attention qu'il n'en faut, je trace ma route jusqu'à quitter l'abri très relatif des dernières bâtisses...

Enfin seul ! Cela m'a pris une bonne demi-heure, mais j'ai fini par abandonner le monde civilisé !

Euphorique, quoiqu'un peu frissonnant - il y a du givre sur les pentes à l'ombre, le pyjama est peut-être un peu limite - j'explore les alentours : je suis bien paumé, sur un chemin qui serpente à flanc de colline, surplombant des champs abandonnés et un paysage figé par l'hiver naissant. Mon exaltation, parfaitement irrationnelle, laisse progressivement place à un ressenti plus classique, me concernant : la peur.

Mais qu'est-ce que je suis venu branler là, en pleine cambrousse, par quatre degrés au mieux, chaussé de mules et vêtu d'un simple pyjama ??

Pas de panique, Lohan : souviens-toi. Comment ça t'est venu ? Ah oui : le recueil de contes, les chansons à la con... et ce sentiment diffus, puis pressant jusqu'à l'irrépressible envie... de venir brailler ici, au risque de te faire bouffer par le premier loup venu...
Ca n'a ausun sens !

J'en suis de cette saine réflexion lorsque trois Krynänns surgissent du fossé et se dirigent vers moi.
Ils étaient bien planqués, je n'ai rien vu venir.
Ils vont m'étriper, c'est clair...
Je vais crever !

Tandis que ma vessie se vide joyeusement dans mon froc, un curieux réflexe me fait ouvrir la bouche ; au lieu de crier, je me mets à chanter d'une voix atrocement distordue :

(musique)

C'est en fin de semaine
Qu'on s'envoie du jaja
Toutes les barriques sont pleines
On s'en mettra jusque làààà

J'ai invité Marjolaine
Sans prévenir son papa
Ce week-end j'emballe ma reine
Et je lui montre mon tralalaaaa

Les monstres stoppent leur progression, interloqués. Ils se regardent sans trop savoir que faire, un peu comme les deux gardes de l'entrée...
L'un grimace et rebrousse chemin, les deux autres s'approchent plus près...

Suant à grosses gouttes, j'insiste :

Refrain :

Je ne suis plus très jeune
Toujours puceau, t'imagines
Mais ce soir sera fun
Avec ma nouvelle copiiiiiiine

Je ne suis plus si jeune
Mais là, grâce à la bibine
Nous ir...

BAAAAFF !! Le plus méchant des deux empaffés vient de me frapper violemment de sa massue !! Etonnamment, le pyjama amortit mal le choc...
Plié en deux, du sang plein la bouche, j'en remets une couche en zappant le refrain (qui manifestement, déplait à mon public) :

Son teint de porcelaine
Me mets dans tous mes états
Malgré mon horrible haleine
Elle se blottit dans mes bras

La conclusion devrait les dérider.
Ou pas :

Mais c'est vraiment pas de veine
La dernière bière ne passe pas
J'ai les dents du fond qui baignent
Et je vomis dans les draaaaps

KL-KRONG !! Cette fois, c'est l'autre qui m'en colle une de son gourdin clouté !! Un bonheur ne venant jamais seul, je sens qu'un venin sournois s'invite dans mes veines, menaçant de me terrasser dans l'heure. Il est grand temps d'abréger le concert avant qu'il ne me tue..!

Crachant deux dents, me tenant le ventre, je cesse de braire et je m'enfuis sans demander mon reste.
Reprenant la direction des faubourgs, je m'interroge une fois de plus : qu'est-ce qui s'est passé ? Que m'est-il arrivé ? Qu'est-ce que j'ai voulu prouver ??

La réponse me vient d'un coup. Sans pouvoir l'expliquer, je sais qu'elle est bonne :
Je chante comme un goret ? Non, c'est pire que ça : je chante si mal, si faux, que n'importe quelle créature dotée d'oreilles va chercher à m'éviter !
Si je m'entraine, si je pratique régulièrement des exercices, je peux encore aggraver la situation, jusqu'à obtenir le résultat escompté : les monstres que je croiserai préféreront me fuir plutôt que d'approcher et subir mon abominable prestation !!

C'est donc souriant, soulagé d'être encore en vie, que je reviens aux portes du Kil. Les deux même gardes sont toujours là, fidèles au poste. Lorsqu'ils me voient, le plus gros donne quelques pièces au plus petit (ça sent le pari perdu) et me lance :

- Alors, cette expérience ?

En sang, le teint vitreux, frigorifié dans mon pyjama pisseux et déchiqueté, je lève le pouce et lui réponds d'un ton joyeux :

- F'ét-t-tait f-fuper ! J-j-j'ai ob-ob-obtenu ex-x-actement f-fe que j-je v-voulais ! B-bon, le pu-pub-bli-lic de p-provinfe est un p-peu d-diffifile, m-mais j'ai b-bon efp-poir-poir de f-faire c-carrière !

Et sur ce, je rentre chez moi.