Les préparatifs n'avaient pas été longs. Il faut dire que c'était loin d'être la première fois qu'elle avait à partir pour l'extérieur, et elle savait désormais précisément non seulement ce qu'il lui fallait, mais aussi à quelle heure étaient ouverts les fournisseurs importants. Fil et aiguille, aimant et fil de fer -la peau d'insecte évitait la plupart des coups, mais encore fallait-il ramasser tout les morceaux quand elle faiblissait-, rations séchées...

Le tout, pour partir à l'extérieur, c'était de ne pas tout miser sur une unique source : de l'eau, autant qu'il était possible d'en porter, afin de ne taper dans les réserves de Mûghanne que le plus tard possible. Et de quoi avoir des récipients à remplir si justement on tombait sur des plants sauvages. La Mûghanne répartie dans plusieurs conteneurs : un sachet sous poche étanche dans le sac, bien sûr, mais aussi une petite réserve dans la bourse à la ceinture, et dans celle qu'elle glissait entre ses seins : pas de quoi tenir des lustres avec aussi peu, mais de quoi pouvoir rentrer en urgence au Kil'sin sans mourir de soif si elle perdait son sac.

Pour la nourriture, même politique : chasse et rations séchées. La chasse tant qu'on pouvait tenir avec elle, les rations séchées dès qu'on ne pouvait pas chasser. Trop miser sur l'un ou sur l'autre c'était courir à la catastrophe.

Niveau armes également, pas de monopole : si son lourd fusil darien devrait assurer la majorité du travail, elle conservait une dague dans un étui le long de la cuisse, et bien sûr ses pointes de poignet, aptes à trouver les défauts des moindres armures. Tout cet attirail avait de plus, conformément à ses conclusions suite à l'entrevue du Rafiot, bénéficié d'une infusion particulière destinée à mieux percer le métal.
Mais au cas où cela ne suffirait pas, elle avait très récemment fini par acquérir une arme hautement expérimentale, qu'elle avait là aussi soigneusement infusé, même si le travail n'était pas totalement finalisé. Si le premier était une arme de chasseur patient, d'assassin précis apte à coller un petit bout de métal pile au bon endroit, le second fusil était une arme vicieuse capable de tirer de courtes rafales de projectiles susceptibles de transformer en passoire le plus protégé des chevaliers.
De fait, une attention toute particulière avait été portée aux munitions : on ne partait pas chasser le frobekh. Il y aurait sans doute des animaux sauvages, certes, mais entre les Thirdoks et la faction ombre, sans compter le mystérieux Jykos, ils avaient un panel assez pénible d'adversaires potentiels. Du coup, outre les têtes fines et plates, s'ajoutaient quelques chargeurs de têtes creuses, expansives, et blindées, ainsi que des packs de fléchettes de divers alliages.

Encore pas mal d'heures avant le départ, le plus long allait être de donner ses instructions à Markus, afin que le long combat pour les Comités de Vigilance ne se transforme en une victoire défectueuse, faute d'un entretien constant.

 
Il était temps.
Depuis qu'elle avait entendu les spécifications de l'utilisation de l'anneau, elle savait que ce serait elle qui l'utiliserait, et elle avait immédiatement commencé à tendre son piège.
Oui, la seconde Vague était dangereuse. Oui, il y aurait des tensions internes à la troisième vague. Oui, il y aurait des trahisons.
Le tout, c'était d'en tirer parti.

Initialement, tout s'était déroulé comme prévu : les Entrelacs, dans leur partie exprimée, étaient logiquement unanimes : vaincre la Cité, c'était mal, et la seconde Vague était un problème. Ce qui n'empêchait pas qu'il y ait des décisions divergentes, simplement, ceux-là se tairaient. Se tairaient sur les Entrelacs, même s'ils pouvaient trahir en relatant les propos à la "faction ombre", ainsi qu'elle avait été nommée. C'était là le risque de cette communication hors-Entrelacs : que ceux qui en ait été exclus soient quand même capables de s'informer. Mais craindre l'existence d'un canal n'était jamais aussi efficace que commencer les manœuvres pour le garder sous contrôle, s'il commençait à se creuser.

Oui, il fallait plus d'informations. Oui, il fallait utiliser l'anneau. Oui, c'était l'occasion rêvée pour tenter de s'infiltrer. Cela, elle l'avait compris, et elle avait estimé logique que les autres le comprenne. Mais il y avait eu un grain de sable.
Le but était-il de se bâtir une image de héros, de se tailler une place ? Ou simplement une difficulté d'extrapolation ? Comprendre quelque chose était bien. Comprendre quelque chose tout en comprenant qu'on avait besoin de se taire pour maintenir l'efficacité était mieux. Et Dassen Dorn n'avait pas rempli cette seconde condition, en clamant haut et fort ses intentions d'infiltrer le groupe, et de faire de la désinformation.
Elle était bien d'accord, et la faction ombre était sans doute au courant. Mais il n'était pas encore acquis qu'ils soient au courant que eux l'avaient compris, et c'était un atout gâché... Tout comme avait failli être gâché le fait de se présenter immédiatement sous un jour un peu trop indépendant, un peu trop égoïste : s'arroger le droit unilatéral de communiquer avec la faction ombre n'allait pas lui faire des amis dans la troisième vague, c'était inutile qu'elle perde en plus les bénéfices de cela auprès de la seconde !

Résultat, il allait falloir jouer un peu plus serré, donner des informations un peu plus véridiques.
Le but n'était pas de foncer avec ses gros sabots et de dire "je vous admire, votre méthode a l'air parfaite, je veux vous rejoindre". Non seulement ils n'étaient pas stupides, mais en plus ils pourraient avoir l'usage d'une marionnette. Non, ils étaient, surtout, peu nombreux. Paranoïaques. Désespérément en manque de membres, mais paralysés par leur crainte que tout recrutement était un risque d'affaiblissement.
Alors il fallait les appâter, se montrer comme une proie, un atout qu'ils pourraient peut-être gagner s'ils jouaient le jeu finement.
Il ne fallait aucunement tenter de se vendre, mais se contenter de leur donner une furieuse envie d'acheter.
Des renseignements vrais, mais inutiles. A un voile de l'utilité, pourtant. Quelque chose qui leur donnerait envie de faire le pas suivant, de se poser en demandeurs.
Bon, on allait commencer par leur mettre une pression temporelle : Carmïnn avait donné rendez-vous d'ici quelques heures. En les prévenant la veille, ils auraient pu prévoir un comité de réception, en leur fournissant des informations incomplètes maintenant, elle leur donnait l'illusion qu'ils pouvaient intervenir, tout en les forçant à reprendre contact pour ce faire.
Enfin, en théorie. Dans la pratique, on verrait.

Dans son appartement non loin de la cache Lanyshsta, sa résidence "officielle" en marge des Puces Koï, Jade vérifia une dernière fois qu'elle avait bien clos les différentes issues, comme à la veille d'un départ prolongé -ce qui était effectivement le cas.
Son sac était prêt, elle n'avait plus besoin de sortir de cet espace clos avant cette nuit. Elle avait une nouvelle arme à infuser pour s'occuper, et tout un appartement plongé dans le noir à surveiller pendant encore quelques heures.

Mais avant cela, restait quelques ultimes préparatifs. Peut-être inutiles, peut-être dérisoires. Mais elle ne pouvait se permettre de sacrifier le moindre petit avantage. Et l'anneau avait réagit étrangement à leurs différents tests : peut-être une simple détection, pour savoir quand enclencher sa magie, mais peut-être un signe mal interprété de piège. Si ce n'était pas à espérer, il fallait considérer qu'elle serait immédiatement assaillie via l'anneau, potentiellement pour une injection d'idées sans que cela passe par la case réflexion. Comme avec Klem. Sauf que elle mettait la main sur l'attrape en toute connaissance de cause...
Tout d'abord, un champ de confusion, quand bien même il lui fallait puiser dans divers anneaux pour pouvoir le mettre en application. Pas une défense invulnérable, et même totalement inefficace en cas de décharge magique violente, par exemple, mais qu'on essaye d'exercer sur elle une attention constante, ou du moins prolongée, et les choses seraient rendues autrement plus délicates.
Ensuite...
Bon, ensuite, en fait, méditer un peu histoire de refaire ses réserves, car quand bien même le second sort était plus aisé, le premier l'avait sacrément amoindrie. Le tout était de s'arranger pour ne rien laisser après la seconde incantation : elle connaissait trop bien l'usage qu'on pouvait faire de la Korthomancie pour arracher des bribes d'informations en même temps que l'essence magique pour laisser cette petite porte ouverte.
Puis le second sort, donc, une manipulation mentale subtile qui avait fait ses preuves au niveau du Kil'darogan. En lui causant une migraine sévère après coup. Cette fois-ci, elle avait le temps, et il fallait en profiter pour s'appliquer, pour faire les choses finement : superposer à chacune de ses décisions un contrôle de celle-ci. Ne pas décider de lever la main pour prendre un verre, mais décider de décider de lever la main. Que quelqu'un tente de prendre un contrôle mental sur elle, et il se retrouverait emmêlé dans une toile mentale à plusieurs épaisseurs, très différente d'une architecture mentale classique. Pas forcément de quoi l'arrêter -ne pas être parvenues à percer complètement les mystères de l'anneau prouvait bien qu'il restait une différence de maîtrise entre eux- mais au moins de quoi perturber, et ralentir. Ce qui, combiné à l'effet du champ de confusion, pouvait être suffisant pour faire perdre ses moyens à un agresseur.

Gros point noir : s'il agissait comme une balise apte à mener un membre de la Faction Ombre jusqu'à elle, ce n'était pas en décidant de décider de se lever qu'elle allait pouvoir réagir rapidement...
On verrait.

Elle enfila l'anneau.

 
Une sensation de chaleur, au doigt porteur. Pas une brûlure, non : quelque chose d'agréable, comme une porte ouverte sur un bâtiment chauffé. Et, heu... Rien d'autre. Bon, autant partir du principe qu'une connexion quelconque venait d'être établie. Après tout, c'est ce que l'aura de l'anneau pouvait laisser suggérer. Elle commença à user de télépathie, sans destinataire précis, se contentant de projeter ses pensées dans la pièce, sur l'hypothèse que l'anneau les absorberait.

Pensée :

Fin de message... Personne ne disait cela. Mais ils avaient prévenu : une conversation s'engagera, anneau à usage unique, nouvel anneau fourni si informations utiles, pas d'échange de traces mentales...
Elle avait lancé son hameçon, et le tout c'était de l'agiter assez vite pour qu'ils comprennent qu'il allait bientôt ressortir de l'eau. Sans indication plus précises, ils prenaient le risque de ne pas pouvoir la recontacter avant son départ. Et de se couper d'informations qui, elle l'espérait, avaient une saveur assez intéressante sans rien apporter de tangible -c'était bien joli de savoir où était le dernier site connu, mais combien y en avait-il avant ? Elle soupçonnait la faction ombre de ne pas vouloir ces renseignements pour apprendre quelque chose sur les Thirdoks, mais pour garder un oeil sur les progrès de la troisième vague.

Bouge, hameçon, bouge. A l'affût du contact mental qui la ferait stopper son geste, Jade attendit deux secondes avant de commencer à retirer, tout doucement, l'anneau de son doigt.

Il refroidissait, vraisemblablement définitivement. Le message avait-il fonctionné ? Au moment de passer la dernière phalange, deux changements. Un fort picotement au niveau de l'anneau, déjà, puis un contact. Mais pas un contact télépathique, non, un contact dans la pièce.

Un mouvement dans un coin de la pièce, comme une ondulation dans les ombres.
Merde ! Si ses précautions étaient sensées lui apporter une protection relative contre les manipulations mentales, ou toute tentative de "voir par ses yeux", elle se retrouvait grandement amoindrie en cas d'intrusion physique proche. Qu'un autre de ces chats métalliques surgisse... Et elle était très mal partie.
Mais rien de dangereux ne surgit, ou du moins, rien de dangereux et agressif ne se fit prendre en train de sortir.
Rien qu'une voix.

Continuez ainsi.
Nous interviendrons si nécessaire.

Et... C'est tout ? Pas d'autre question ? Pas de merci -pas qu'elle y accorde de l'importance, mais les autres étaient sensés savoir que la plupart des gens y apportaient de l'importance- non plus ?
Sitôt la dernière syllabe prononcée, la zone arrêta d'onduler.
C'était une voix, pas un contact télépathique. C'était donc un... Portail ? Une ouverture sans doute semblable à celle du Rafiot troué, une porte vers ailleurs.

A moins que l'anneau ne l'ai marquée, perspective des plus désagréable, il jouait le rôle de balise, permettant à son créateur de pouvoir ouvrir un portail à proximité. Pour faire passer sa voix. Ou autre chose.
"Continuez ainsi"... Elle avait raté sa tentative de forcer un contact plus pérenne. Mais une rapide vérification confirma que l'anneau était encore magique.
Soit il était rechargé, permettant un nouveau contact, soit il était désamorcé, empêché d'exploser, à l'issu de ce contact. Simple, efficace.

Bon, elle en avait appris plus sur le mode opératoire, mais il restait des choses à apprendre : d'une part, la voix. Elle avait du se concentrer sur le sens des paroles pour les saisir, tendre littéralement l'oreille, sans pouvoir en apprendre plus sur l'auteur. D'autre part, le portail. Elle comprenait le concept, et avait distingué la présence. Mais avec le voile qu'elle avait sur les yeux, impossible de savoir si celui-ci était petit, ou assez grand pour permettre le passage.
Car s'il agissait comme un raccourci dans l'espace, il devait pouvoir permettre de faire passer quelque chose dans un sens... Ou dans l'autre, non ?
A condition d'agir assez vite, il serait peut-être possible de plonger dans l'ouverture tout en retirant l'anneau pour éviter d'y perdre une main.
Bien sûr, si seules les choses magiques pouvait passer, si l'endroit d'arrivée était clos et accessible uniquement par portail, s'ils étaient plusieurs ou qu'elle était désorientée, cela risquait de très mal tourner, vu que ce genre de méthode serait immédiatement pris comme une déclaration de guerre.
Mais il faudrait au moins un nouveau contact pour récupérer un peu plus d'informations.

Plus tard... Une fois d'autres informations potentiellement intéressantes, mais pas trop sensibles, récupérées. Sans mettre en danger l'expédition.
Bon, l'anneau pouvant encore fonctionner, il fallait le garder, mais pouvant sans doute agir comme balise, il ne fallait pas l'emmener.
Autrement dit, il allait se retrouver sous une latte du plancher le temps de l'expédition avec Carmïnn.

Si elle avait attiré un tant soit peu l'attention, et que l'anneau n'avait pas besoin d'un porteur pour émettre, il fallait partir du principe qu'ils auraient le temps de "préparer" l'appartement d'ici son retour.
Même si c'était une adresse sacrifiable dès le début, ce n'était pas forcément un plaisir de la sacrifier, et il faudrait faire très attention au retour.

Pour l'instant, elle avait une infusion à finaliser, et avant de partir, elle ferait un dernier petit tour des lieux, pour vérifier que la voix était bien la seule chose à avoir passé le portail. Mais le plus tard possible, elle était encore largement trop handicapée pour que cela serve à quelque chose.

Et dans quelques heures... Retour à l'extérieur.