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Par heure claire
Déviation d'augure.
 
Oromonde
Prédicateur
Kil'dé  
Le Sukra 30 Manhur 815 à 20h40
 
....L’heure est claire et froide lorsque le messager arrive ce matin-là, quelques jours après l’affaire « cadavre tombé du ciel. »

Ce dernier traverse rapidement la rue, et pénètre comme s’il en connaissait parfaitement les lieux dans le célèbre atelier de Li Yun. Le bâtiment est très grand, à l’architecture datée et assez ancienne. Des odeurs pestilentielles en émanent : l’acide, le tannin, l’urine, la peau morte et le sang. D’autres, plus subtiles, plus agréables, titillent les narines : odeur de parchemin, d’encre distillée. Un ronronnement de moteurs incessant anime la visite du lieu. Les imprimeries mécaniques tournent sans cesse dans ce lieu de gloire, où le Texte enfin est révéré comme il se doit.

Le maître de ces lieux, et le maître du Verbe, c’est Li Yun : un krolanne quiquagnéaire, à la syntaxe compliquée et à l’impeccable moustache blanche qu’il ne cesse de lisser. De sa canne, il s’aide à ramper parmi ses escl…pardon, ses travailleurs et de temps en temps assène un petit coup de bâton derrière les cuisses d’un jeune apprenti qui n’a pas été assez rapide pour satisfaire et deviner sa volonté à temps. Ses yeux très clairs et perçants surveillent tout : ce que font ses escla…apprentis, quel client vient d’arriver au bout de la rue, la feuille de compte et les bénéfices à faire, l’état des machines et des parchemins. Le processus de fabrication est long et complexe, du moins lorsqu’on souhaite rédiger sur un parchemin digne de ce nom. Aujourd’hui, tout le monde court après les nouvelles machines à lettres, qui impriment vite : Li Yun en fait son fonds de commerce, mais il méprise cette nouvelle technologie (pourtant déjà rustique) et préfère donc enseigner l’art traditionnel de l’enluminage.

Une petite dizaine d’apprentis désignés par le Destin s’affairent à l’intérieur de cette masse puante. Différentes salles se succèdent : abattage et traite des cuirs animaux, écorchage, premier processus de fabrication, traite du résultat de ce dernier, second processus de traitement et enfin séchage, jusqu’à la petite bibliothèque d’exposition et le bureau du maître où ce dernier reçoit ses clients.
C’est là qu’est introduit le messager, un envoyé du Concile. Quelques discussions ont lieu. Plus tard dans la journée, le maître vient chercher Oromonde, « apprentie » mais déjà très versée dans cet artisanat. Elle est là depuis, oh, quoi ? Une décade ? Pas assez pour avoir saisi tous les secrets qui font un bon filigrane, mais assez pour avoir acquis un peu de jugeote. Elle fait quasiment partie du décorum. Mais Li Yun n’est pas un sentimental et agite donc sa canne sournoisement pour attirer l’attention de l’apprentie, en train d’écorcher un agneau fraîchement tué, la figure attentive. Celle-ci abandonne son fin scalpel pour se mettre de suite à la disposition du maître.

La mission qu’il lui donne est simple. La missive confiée par le messager dit qu’Oromonde Shen doit amener ici, à l’entrepôt artisanal, une jeune adolescente du nom de Jinx Lô, résidant au 43 rue des Ormes, aux Fissures. Ensuite, elle devra se saisir de toutes ses affaires, quitter sa profession actuelle et se diriger vers la Loge des Prédicateurs pour y recevoir un nouvel enseignement. Sa place aura ainsi été comblée par l’appel d’un nouveau Destin et elle-même, selon la révision de ses Augures, accédera à un poste qui lui est attribué par les énigmes arachnéennes de l’à-venir.

Oromonde tient longuement la missive entre ses mains après l’avoir lu, bouche bée devant ce qu’elle lit. Pour être franche, elle ne s’était jamais vraiment souciée des Prédicateurs jusqu’aux évènements récents, et n’en connais que ce que Thaïs le lui en a conté. Son regard passe frénétiquement de Li Yun, à l’agneau dépecé, à la missive dirigiste.

« - Mais…
- De temps à perdre je n’ai pas, paresseuse apprentie. Va, vole et nous vengera : en ce lieu former je dois cette étourdie. Du Destin les caprices n’interroge pas : le Un est tout, ou n’est rien. Bien compris as-tu le chemin ? »

Li Yun lisse sa moustache en plissant ses yeux chafouins. Il pense déjà à la façon dont il va pouvoir terroriser la nouvelle venue. Il aime beaucoup accueillir les nouveaux apprentis. Ces derniers, généralement, apprécient beaucoup moins la rencontre. D’ailleurs, se rendant compte que la petite Shen n’a pas l’air très vive, il lui assène un coup généreux aux mollets. Qu’elle déguerpisse donc ! Li Yun n’est guère nostalgique.

Oromonde s’empresse d’accomplir les ordres donnés par le Précepteur du Concile. Trouver l’adolescente n’est pas très difficile. Elle frappe à la porte, timidement. Les parents ouvrent sur une scène familiale typique des Fissures, et font venir la jeune fille. Elle doit avoir douze ans. Elle est petite et rondelette, avec des yeux bruns agrandis par l’angoisse.

Du haut de son âge, l’ancienne apprentie toise celle qui va prendre sa place. Leurs regards se rencontrent, et elle pressent comme une connexion, une similarité d’âme. Un frisson électrifiant qui l'étreint, puis passe. La gamine lui ressemble.
Raison de plus pour ne pas l’épargner, et faire passer sa lame. Qu’elle en tremble ! :

« - Prenez vos affaires, Mademoiselle Lô. Le Destin n’a pas pour habitude d’attendre après les siens, et la ponctualité est de mise dans le cadre de vos nouvelles fonctions. Vous ne voudriez pas le décevoir, n’est-ce pas ?»

Après avoir déposée la jeune fille affolée à l’entrepôt, Oromonde applique ces conseils à elle-même. Pas question d’arriver en retard à la Loge, ce serait de trop ! Elle saisit toutes ses affaires, le cœur battant à l’extrême. Que va-t-elle devenir ? Que va-t-il se passer ? Pourquoi l’ordre des Prédicateurs cherche-t-il à la rencontrer ? Et pourquoi la destituer de son (passé) avenir ?

Lorsqu’elle arrive à la Loge, elle est accueillie par un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’une toge grise très simple au tissu bien vieux. Tout à fait le stéréotype qu’on se fait des Prédicateurs. Sa barbichette bien taillée lui fait un visage de renard astucieux. Son regard tombe impitoyablement sur la nouvelle, qui dissimule mal sa peur. Qui sait ce qu’il y voit ?

« - Mademoiselle Shen, vous êtes en retard. Il vous faudra apprendre à vous montrer plus ponctuelle à l’avenir, ou je crains que votre rôle ici sera révisé. Le Destin a bien voulu vous accueillir, vous avez de la chance : la voie du Texte n’est digne que de quelques Scribes avisés. » Il a un sourire mordant, sans joie. D’une manière ou d’un autre, cette attitude rappelle à Oromonde ses rêves passés, tortueux, auprès d’une créature aussi aiguisée. Des monstres froids. Cette analogie est-elle l'empreinte d'un dessein qu'elle ignorait ? « - Dépêchez-vous de réunir vos affaires et présentez-vous auprès de Maï Phé. Il s’occupera de vous indiquer votre place dans le dortoir qui vous sied. J’attends de vous que vous soyiez présente dans cette Loge journée comme nuitée, le temps que nous révisions votre enseignement déplacé. En conséquence, vous avez quelques heures pour régler vos dernières affaires : quitter votre domicile, régler vos dettes, et abandonner vos activités. Prévenez vos amis : vous ne les verrez guère dans les semaines à venir. D’ordinaire, nous n’accueillons ici que ceux qui ont été Destinés assez jeunes. Vous êtes déjà bien vieille pour vous intégrer dans notre ordre, mais vous n’êtes pas la seule à subir de telles révisions. Je compte bien faire en sorte que vous vous montriez à la hauteur, Mademoiselle Shen. Commencez par m’enlever cet air idiot de votre visage. Cela ne sied guère à une Prédicatrice. Et agitez donc ces gambettes de manière utile, jeune maligne ! Le cours commencera cet après-midi, et durera jusqu’à ce que je juge bon qu’il se termine. En scène, Mademoiselle Shen ! Le Destin n’attend pas les siens. »

Le même sourire mordant. C’est donc qu’il est temps. Oromonde rajuste la lanière de son sac, et s’empresse de rentrer dans le bâtiment. Elle y disparaîtra pour un long moment...


Mon nom est Personne.
*Le Chaudon qui Fume*

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