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Une ombre au bord du Vide
 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Merakih 15 Otalir 814 à 19h45
 
Thaïs entre dans sa chambre et en verrouille soigneusement la porte. Elle a peu de temps : son prétendu mal de tête ne fera pas longtemps diversion et sa Mère, implacable, viendra bientôt la chercher pour qu’elle redescende parader au milieu des invités. Faire illusion dans cette énième rassemblement de tout ce que le Quartier compte de puissants. Et d'hypocrites.

Sans attendre, la très jeune femme commence à se déshabiller. Elle tire sur ses longs gants blancs, tente de dénouer son imposante robe rouge. Le tissu résiste, Thaïs force, fait craquer les savants laçages, se tortille, réduit l’habit en une boule de tissu à ses pieds. Elle fait sauter son corsage sans plus de soin, arrachant plusieurs boutons. Elle extraie la bourre qui lui tient lieu de poitrine, arrache la structure métallique qui lui invente des hanches puis lacère ses collants sans autre forme de procès. Les escarpins vernis volent à travers la pièce, le collier de perle éclate en une pluie de billes nacrées. Sa peau de miel se dévoile peu à peu sous les épaisseurs de satin et de velours.

Thaïs est nue, enfin. Elle se précipite vers sa coiffeuse, saisit un mouchoir et se frotte le visage sans ménagement. L’impressionnante épaisseur de maquillage se gomme peu à peu. La blancheur artificielle fond comme neige au soleil : la carnation chaude se révèle même sur le visage, témoin des honteuses heures passées à courir la ville au soleil -là où la mode pour les jeunes filles de la bonne société est la blancheur oisive de pieuses occupations enfermées.

Les traits redeviennent nets, anguleux, sans douceur. Les yeux presque cruels sans leurs longs cils et le trait noir qui les soulignait. Les lèvres une simple ligne résolue, dénuées du grenat pulpeux du maquillage. Enfin, l’adolescente saisit la cascade brune de ses cheveux et la tire d’un coup sec, faisant sauter toutes les épingles qui tenaient jusque là sa perruque. Une tignasse rebelle apparaît, courte, noire corbeau, indomptée, taillée à la sauvage.

Thaïs attrape un pantalon de toile trop large, une chemise de coton informe et une paire de souliers rustiques. Elle noue le tout en un ensemble sans soin mais charmant de naturel. A peine un coup d'oeil à son reflet dans le miroir, à qui elle tire la langue.

La fenêtre est ouverte en grand, le soleil inonde la chambre. Thaïs croit déjà entendre sa Mère qui arrive. Sans doute cette fois-ci a-t-elle pris ses doubles de clé afin de ne pas perdre de temps. Elle apprend vite et a la rancune tenace.
Comme sa fille.
D'ailleurs, la mégère a fait enlever les buissons en contrebas. La végétation amortissait autrefois sa chute. Croit-elle dissuader son enfant de prendre sa liberté, le temps d'une après-midi ? Peine perdue. Thaïs saute sans même hésiter. Se ramasse sur le gravier en une roulade maladroite, s’écorche genoux et coudes. Elle se relève d'un bond, se coule dans le parc, court vers l'endroit où l'enceinte est moins haute.
S'échappe.
Court vers la Faille.

Cette tombe qui l'appelle.


***

Thaïs est assise, les pieds dans le vide. Son regard vert est perdu, presque vitreux. Son corps parfaitement immobile.
Seule ses mains, qu'elle se triture sans fin, témoignent de ses conflits intérieurs.
Et de sa vie.



 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Vayang 17 Otalir 814 à 23h33
 
Une semaine auparavant...

Êtes-vous déjà allé à une fête en Kil’dé ? Avez-vous déjà été convié à une soirée organisée par la Famille d’Ascara ?
Si non, vous avez manqué quelque chose.

Bien sûr, mes chers Parents adorent faire montre de puissance et de richesse, comme il se doit. Notre Famille a un nom, des membres avec de grands Destins : cela se sait, cela se démontre. Père est très en vue, socialement, lui que les Prédictions ont toujours porté au plus haut. Mère, elle, n’est dans son élément que si son salon est rempli de convives à qui faire la conversation.

Ce soir là, c’est une fête presque comme les autres. Des dizaines d’invités, des mets subtils, une musique douceâtre. Le cadre reste exceptionnel : la demeure de mes ancêtres est vaste, richement meublée, délicieusement décorée, entourée d’un beau petit jardin fleuri. Nous ne manquons de rien, merci.

Mère papillonne d’un groupe à l’autre, dans sa robe d’un vert venin. Elle me jette parfois un coup d’œil attentif. Ma Mère… Je lis en elle comme dans un livre ouvert : ma Prédiction Première me dit mariée avant mes 20 printemps. Je suis encore à plusieurs années de la date fatidique mais maman accélère le rythme des réceptions et y convie de plus en plus de jeunes hommes de la Haute. A quoi bon ? Le Destin m’a déjà choisi un parti, je n’ai qu’à attendre sagement qu’il se pointe.
Ca ne m’enchante pas. C’est juste ainsi.

C’est amusant, d’ailleurs, ces fêtes : à quoi bon s’escrimer à paraître, puisque chacun occupera un jour le poste qu’il devra occuper ? A quoi bon se présenter sous le meilleur jour, puisque chacun épousera celui ou celle qu’il doit épouser ? Tout est écrit. Rien n’est dû au hasard.
Je plains les Sans-Destin.

Pourtant, même ici, les décideurs de demain font des ronds de jambe à ceux d'aujourd'hui, les femmes minaudent, les hypocrisies ne se gomment pas tout à fait. Bah. Qu’ils s’agitent comme ça leur chante.
Tristes marionnettes. Ca ne changera rien.

Je suis là, encore une fois, un peu gourde dans ma robe, malhabile sur mes talons, un peu trop maquillée, avec ma coiffure extravagante. Mère me farde tant que je parais de cire blanche. Elle épingle aussi des rubans sans fin dans mes cheveux si longs: ça en devient ridicule, je frôle la caricature. Elle rembourre ma robe pour me créer des formes, me décore de tous les bijoux qu’elle peut trouver. J’étais destinée à la beauté, j’atteins avec peine le passable et avec brio l’artificiel. Avec mon visage taillé à la serpe et mon corps sans forme, je ne me trouve pas féminine pour un sou. Mère non plus, d’ailleurs : elle ne le dit pas mais cela se lit parfaitement dans ses yeux inquiets.

A quoi bon tous ses efforts ? Mon amie Lymiria me noie de sa beauté solaire. Robe couleur d’écume, mer de boucles blondes laissée libre, nuque dégagée aux douceurs des embruns du Désir. Peau de nacre, aucune encre sur le parfait grain. Sa jeune perfection resplendit, recouvre tout d'incessants ressacs. Je ne suis qu’une ombre dans son sillage, qu’un mollusque insignifiant. Mère lui lance souvent un regard d’une haine jalouse. Les hommes n’ont d’yeux que pour la sirène blonde : je n’existe pas à ses côtés. Aucune autre femme n’existe lorsqu’elle est là.

Lymiria me lance des regards complices et mon cœur s’accélère sans que je ne parvienne à l’expliquer. Elle me désigne du menton un homme qui la lorgne, bien plus vieux que nos deux âges additionnés. Nous pouffons. Elle me saisit la main, m’entraîne au buffet, et je rougis bêtement à son contact. Depuis quelques temps, moi aussi, je n’ai d’yeux que pour elle. Amie d’enfance, j’ai l’impression que chaque jour la rend plus parfaite encore. Elle est l’un des fondements de mon monde.
Je… l’admire. Je ne l’explique pas.

Père, comme à l’habitude, a prévu des animations : sur une estrade, un Augure prédit le Destin en une mise en scène grandiloquente –le voilà qui sort un pistolet et jure qu’aucune balle ne le tuera aujourd’hui. Mais c’est une autre animation qui nous aimante et nous fige: sur le balcon, surplombant les jardins, une ombre effraie un petit groupe. C’est un krolanne grand et rachitique, un échalas morbide. Son visage est grêle et ses yeux d’un bleu si clair qu’ils en paraissent morts. Lymiria me souffle qu’il s’appelle Oromé et qu’il vient de Kil’dara pour nous parler des Lanyshsthas. Quelle idiotie : quoi qu’ils soient, ces êtres ont une destinée définie, les détester ne changera rien. Un instant, les yeux d’Oromé passent sur nous. Ils me transpercent sans même sembler me voir puis s’arrêtent sur Lymiria quelques longues secondes. Mon amie frémit, je le sens. Oromé la regarde comme s’il allait la dévorer : non pas avec simplement du désir, non, pas une simple envie d’avoir. Mais avec une sorte de promesse de possession totale, d’étreinte jusqu’à la destruction. C'est obscène et malsain. Je m'interpose entre elle et la sangsue. Oromé ne me considère pas. Il détourne ses deux échardes horribles et reprend son monologue funèbre, d'une voix écaillée qui assassine la moindre légèreté : les Lanyshsthas sont des monstres, des êtres abjects, des menaces. Il faut les traquer et les détruire. Personne ne prête vraiment d'importance à ce genre de propos, en Kil'dé. Il n'est là que pour distraire.
Dangereux bouffon.

Lymiria me dit qu’elle se sent épuisée et s’éclipse, pâle et amollie. Je veux la raccompagner mais elle file sans même se retourner. Je finis la soirée avec ma Mère, traînée de groupe en groupe, présentée avec emphase, mes talents en langue vantés et exagérés, ma Prédiction Première étalée et admirée. Mère se compare à moi, je suis son faire valoir favori : sa Prédiction était très similaire à la mienne -et très similaire à celle me toutes les femmes de cette famille, d'ailleurs- et regardez où elle en est aujourd'hui. Epouse d’un Puissant, krolanne riche et comblée. Accomplie, génitrice –même si, détail, la Prédiction lui donnait un fils et non une fille.
« Heureuse à jamais », finissait son Destin.

Suis-je la seule à clairement voir les névroses et la tristesse qui grignotent son cœur ?
Je ne veux pas finir comme elle.

***

Lymiria entre dans la chambre de Thaïs à la volée, affolée, décoiffée. Elle saisit son amie par les épaules, la relève de sa couche, la secoue. Thaïs ne comprend pas.

« Ils sont là. Ils sont là
» elle répète. Déjà des larmes naissent dans ses yeux.
Thaïs ne trouve aucun mot, aucune question. Elle fronce juste les sourcils.

Et Lymiria bondit d’un coup, recule, comme brûlée. Elle regarde ses mains, grimace de douleur. Puis rejette la tête en arrière et rigole. Rigole d’un rire fou.

« Sais-tu qui je suis ? » elle demande.
Thaïs fronce les sourcils. Elle parvient à articuler, avec beaucoup de mal –sa bouche est si sèche, ses lèvres si lourdes : « Ly… Lymiria ? »
« Non. Bien sûr que non » gazouille l’autre, particulièrement amusée.

Thaïs veut se lever mais n’y parvient pas. Ses membres sont comme de plomb. Chaque partie de son corps pèse une tonne. Sa tête tourne. La pièce s’assombrit.

Lymiria lève les bras au dessus de sa charmante tête et commence à onduler. Elle décrit des arabesques. Sa fine robe de lin blanc tombe à ses pieds. La lumière naît dans ses mains.
Coule sur ses bras.
Enserre son cou.
Effleure ses seins.
Caresse son ventre.
Lèche ses jambes.

Elle prend feu. Littéralement. Les flammes s’enroulent autour d’elle, noient la pièce de clarté.
Lymiria quitte le sol.

Elle susurre « Je suis Scylla ».

Scylla danse. Danse en l’air, habillée d’un feu translucide et de la cascade incandescente de ses cheveux blonds. Sa peau n’est plus qu’un brasier, son corps le paroxysme de la Féminité. Thaïs pleure. Elle ne comprend pas.
Admire simplement. S’abreuve de l'essence même de la beauté.

Lymiria lance des regards équivoques. Le feu se résorbe, se fait ficelles, se fait serpents. Souligne ses courbes pulpeuses, louvoie sur son corps au paroxysme de la Féminité. Il ondule sur les hanches pleines, la lourde poitrine, ménage avec soin des ombres nimbées de promesses. L’animal effleure la Tanagra sans la brûler, remonte le long de son dos, tourne autour de son cou, de ses poignets, de ses chevilles, pénètre dans sa bouche. Des anneaux de feu enserrent la taille marquée, glissent sur ce corps fait pour l’Amour. La possèdent. Lymiria sourit de ses lèvres pleines et gorgées de sang ; dans ses yeux d’un bleu profond dansent des promesses éternelles. Lymiria a le monde à ses pieds, pourrait tout ravager d’un seul mot. Thaïs prend conscience de son insignifiance, se fait toute petite, aimerait disparaître. Poussière à côté de la Déesse fondatrice. Indigne de cet éclat absolu. Coupable de vivre si près de la Vénus éblouissante.
Odieuse face à la Némésis de lumière.
Pourfendeuse d’un monde depuis trop longtemps rongé par les ténèbres.

C’est l’évidence.
Lymiria… Scylla.
Peu importe.
Thaïs l’aime.
L’Aime.
L’Aime.

Elle le murmure. Dit « je t’aime ».
D’une toute petite voix. D’une voix d’enfant.
Pathétiquement.

Tout se fige. En une seconde, le feu s’est éteint, Lymiria est redescendue au sol, de nouveau habillée, aux côtés de son amie. Elle lui caresse les cheveux. Lui murmure avec une infinie douceur : « Alors tu n’as rien compris aux Prédictions ».
Et l’embrasse.
Thaïs voudrait mourir. Figer le temps. Ne plus vivre dans un monde où elle n’aurait pas cette bouche collée à la sienne tous les jours, tout le temps.
Un baiser au goût de feu.
Passionné. Parfait.

Les lèvres, trop tôt, se détachent. Lymiria susurre « tu n’es qu’une flamme ».
C'est presque une insulte.
La Déesse rigole une dernière fois.
Et disparaît.


***

L’enfant se réveille en sursaut.
Un rêve, ce n’était qu’un rêve. Suivi d’un autre, plus flou, plus obscur, plus confus.
Thaïs est en nage. Ses joues sont ravagées de larmes. Son cœur bat à tout rompre.

Elle se lèvre, frémissante, se dirige instinctivement vers le grand miroir qui orne sa chambre. Contemple cette image de fille sans courbe, aux traits sans genre.
Se regarde, à la lueur de la nuit.
Rien n’a changé.

Pourtant.

Son front se plisse. Sa bouche se tord. Des échos, dans sa tête. Des mots diffus, des langues obscures. Elle sait que tout a changé. En quoi ? Elle l’ignore encore.

Thaïs veut crier. Se réfrène. Pense qu’on la prendra pour une folle. Pense, aussi, à cet horrible Orateur que ses Parents on décidé de loger plusieurs semaines.
Elle n’y comprend rien. Son Destin n’était pas celui-là.

Alors elle saisit des ciseaux de couture et, sans vraiment savoir pourquoi, se taille les cheveux.


 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Vayang 24 Otalir 814 à 16h55
 
C’est presque drôle de relire mon Augure. Père et Mère l’ont fait écrire quelques semaines avant ma naissance, par la meilleure de toutes les Prédicatrices de l’époque. Gaïga, une krolanne un peu mystique qui aimait bien mettre en scène de façon grandiloquente ses Présages, et fort réputée dans les cercles élitistes de Kil’dé. Seuls les meilleurs pour édicter le Destin des meilleurs : c’est la tradition.

Gaïga faisait presque partie de la Famille, pensez : elle avait prédit le mariage rapide et fructueux de la beauté qu’était ma Mère, la réussite solide et le prestige sans fin de mon Père, la mort prématurée de mon Cousin et la paralysie des jambes de ma Tante. Elle avait prédit son propre suicide, aussi.

Et tout ça, oui, ça s’est réalisé, avec plus ou moins de naturel –c’est elle qui a présenté mes parents, elle qui a recommandé mon père aux bonnes personnes et elle qui s’est jetée dans la Faille.

Pour moi, il semble que les écrits étaient beaucoup moins lisibles… Comme un gros brouillon.

Trêve de discours, je vous recopie là l’extrême résumé de ce qui doit être mon Avenir :

« Docile enfant, belle graine, Parents admirera.
Esprit curieux, intelligence vive, Savoir cultivera.
Longs cheveux, peau très blanche, la Beauté couvera.
Fleur étrange, danseuse éprouvée, la Singularité à chacun de ses pas.
Puit sans fond, âme escarpée, le Vide beaucoup craindra.
Mondanités incessantes, représentation permanente, son Image maîtrisera.
Rencontre puissante et inattendue, Destin d’union, avant 20 cycles épousera.
Amante passionnée, fidèle alliée, l’Autre grandira.
Discrète d’abord, prégnante ensuite, dans le Monde s’imposera.
Fruits nombreux, progéniture établie, dans l’Action élèvera.
Veuvage précoce, Ancêtre comblée, inexorablement se fanera.
Mort ridée, vie remplie, sans Regret partira.
»



 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Matal 4 Nohanur 814 à 13h36
 
*** Ambiance ***


*** Domaine d’Ascara ***


Thaïs est enfermée à double tour dans sa chambre. Sottement debout, dans l'attente qu'on la sonne, grimée en femme du monde.
Lourde robe, longue perruque, hautes chaussures, vêtements stratégiquement rembourrés.
Fardée plus que de raison –une peau si blanche, si blanche.
Les ongles peints, la bouche vermeille et les yeux cerclés.
Du parfum à s'en asphyxier.

Des larmes contenues à noyer tout le Quartier..

Ses parents reçoivent à diner et leur chère fille est priée de faire tapisserie à table. Sans doute un ou deux potentiels époux seront de la partie, innocemment. La seule perspective de se retrouver coincée entre deux bellâtres opportunistes emplit Thaïs d’une délicieuse envie de mourir.

Elle ne supporte plus cet épuisant manège. Cette incessante comédie, où tous les rôles sont écrits d’avance.
Depuis qu’elle a muté, elle aspire à quelque chose de…
Différent.

Cette différence l'appelle. L'adolescente ferme les yeux et s'y replonge un instant -c'est comme une drogue, comme une nécessité. Toutes ces individualités qui lui ressemblent. Qui lui ressemblent dans leur anormalité...

Thaïs a appris à maîtriser les voix dans sa tête, à différencier les bulles, à les survoler pour n’y sélectionner que les pensées qui concernent étroitement son Kil ou l’intéressent. Elle a longtemps balayé l’appel de ce Klem de Kil’dé à propos de son fils. S'est longuement identifiée à cet enfant fuyant son père.
Cet enfant libre.
Libre et en danger.

Si elle se sent encore trop fébrile pour partir à l’aventure, elle a une idée derrière la tête pour aider la communauté indirectement.
Mais ce ne sera pas ce soir.
Non, ce soir, elle doit sourire, babiller, minauder.
Faire semblant.
Être enfermée.
Être inutile.

C’est puant.

Thaïs agite la tête, chasse de ses pensées la pespective de ce qu’elle devra dire ou faire dans quelques minutes. Elle navigue de nouveau dans les flux télépathiques, comme un poisson dans l’eau. Ondule, sillonne, tente de laisser le sillage le plus léger possible.

Elle retrouve, dans le brouhaha indistinct, la conversation qui l'intéresse. Celle de certains lanyshstas qui échangent à propos de phénomènes lumineux liés à leur condition. Des réactions à des émotions fortes. Emotion ? Thaïs en a à revendre, ce soir. Toutes mélangées, toutes exacerbées.
Un joyeux mélange de ce que ressent un adolescent télépathe et de base, mal dans sa peau, déguisé en fille par des parents trop pragmatiques pour une occasion particulièrement abhorrée.

Comment rêver de moment plus idéal ? Ou moins opportun, quand on songe qu’une dizaine de krolannes l’attendent à l’étage du dessous et que le moindre accident pourrait ruiner sa mise…

Enfant entêté.

Thaïs se saisit d’un oreiller et commence à le fixer méchamment. Elle le tortille un peu, le triture, le frappe d’une main molle. L’insulte, le câline, ne sait pas trop sur quel pied danser. Cet oreiller porte des initiales brodées à la main par sa mère. Cette mère qu’elle hait et admire, qu’elle ne supporte plus mais réclame.
Elle ne sait plus.

Est-elle heureuse d’être lanyshsta ? Malheureuse d’être ici, ce soir, habillée en ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’est plus ? L’esprit de Thaïs est un sac de nœud. Son coeur oscille entre excitation, tristesse, fatigue et colère. Ses yeux pleurent sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi.
Quelques larmes d'abord, puis un véritable torrent de petites perles translucides.

Sanglots.


Thaïs se lève, l’oreiller contre elle, serré dans ses bras à l’en étouffer. Elle se regarde dans le miroir et son cœur paraît se fendre. De longs sillons noirs mangent ses joues et ses yeux verts – si verts !- semblent vouloir anéantir toute matière. Son reflet lui renvoie l’image d’un enfant triste, d’une petite capricieuse. D'une gamine facétieuse et totalement impuissante.
D’un être ridicule.

Qui ne sait même pas qui il est.
Ce qu'il est.

Les autres continueront-ils de décider pour elle ? A jamais ?

Elle se hait. Serre l’oreiller. Se hait. Voudrait briser le miroir.
Tout casser.
Fendre le coussin. Libérer les plumes.
Tout arracher.
Oui, tout arracher.
Le verre. Le tissu.
Sa perruque, ses vêtements.
Ses yeux.
Sa peau.


*** ***



 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Merakih 19 Nohanur 814 à 16h42
 
Auparavant...

Lymiria

Elle ouvre sa fenêtre, comme lassée. Comme un geste mille fois répété, une scène récurrente où l’actrice principale finit par s’ennuyer. Sa robe de nuit est ample, blanche de dentelles, évanescente. Splendide fantôme.

Biche d’albâtre.

Ses cheveux sont lâchés, ses traits ensommeillés. Ses yeux vagues de fatigue et son sourire flou encore empli des rêves dont Thaïs l’a tirée. Elle se penche, gracile, et les frissons lèchent la peau du prétendant.
Elle sait que c’est lui. Ne dit rien.

Thaïs lui dit, avec ses mots. Ses mots maladroits, ses mots de garçon qui n’en est pas complétement un. Thaïs lui dit que ce n’est qu’un enfant en sa présence, qu’un animal à sa merci. Que rien n’est plus beau qu’elle, qu’il lui donnerait la terre si elle le demandait. Son âme. Sa vie.

Agneau sacrificiel.

Thaïs dis qu’aucun ne la mérite, que ce ne sont que de stupides vantards.
Est-il différent d’eux ? Lui ? Lui peut l’aimer mieux que quiconque. L’aime déjà plus que quiconque. La comprend. Ne veut que son bonheur.

Coq vindicatif.

Les sanglots sont retenus, retenues sont les mains qui ne demandent qu’à l’enlever. Thaïs ne doit pas paraître le cœur tendre : doit être plus fort qu’eux tous réunis.
Eux. Ses ennemis.

Thaïs les tuerait tous sur un simple de ses mots.

Loups monstrueux.

Lymiria rit. Semble prendre tout cela avec légèreté. C’est un oiseau, un magnifique oiseau. Qui ne pèse rien, qui vole dans le vide sans effort. Ses couleurs brûlent les yeux. Le parfum de ses plumes torture les corps. Elle balaie l’agressivité d’un revers d’aile, doucement, arçonne à son bec rosé. Thaïs écoute, boit ses pépiement, même quand elle ne chante pas.

L’aime-t-elle ? Elle n’a pas répondu. Faut-il cesser ? Silence encourageant.

Mésange inconséquente.

Elle qui croule sous les promesses. Elle qui a tout, dispose de tout.
Elle qui n’a besoin de personne. L’Apostat.

Chien solitaire.

Alors que Thaïs s’apprête grimper la rejoindre, une branche craque. Thaïs se jette dans un buisson sans même me soucier des épines. S’enfonce dans la boue tel un goret. Lymiria se fige. Sa chair frémit, ses yeux s’agrandissent de stupeur. Elle que rien n’atteint, Thaïs à peine plus que les autres, redevient soudain femme.

Retombe simple mortelle.

*~*

Douce enfant, est-ce raisonnable d’être ainsi levée ? Regardiez-vous le ciel ?
Pensiez-vous à moi ?


*** Un ricanement cruel. L’Orateur apparaît, s’extraie des ténèbres comme s’il naissait des viscères même de la nuit. Lui qui enlaidit tout rend au noir ses pâleurs de mort. Il n’a pas vu Thaïs qui, allongée derrière les branchages, l’écorche déjà de ses regards haineux.

Lymiria ne répond pas à l’intrus : c’est ainsi, souvent, qu’elle a le dessus sur les mâles. Mais l’Orateur ne cherche pas plus à combler le silence. Lui se complait dans le non-bruit. Ce calme de cimetière…

Il la fixe de ses yeux malsains et la jeune fille, désarçonnée, se met à bafouiller. Thaïs hallucine. L’Orateur trouble Lymiria, là où ses promesses d’éternité ne la font pas même ciller. ***


Je… Je contemplais le ciel… Je n’arrive pas à dormir… Je…

*** L’Orateur balaie ces bégaiements d’une mine dégoûtée. Il soupire en articulant exagérément : ***


Est-ce mon discours de l’autre soir qui vous a troublé ? La peur de ces bêtes sauvages ? Les lanyshstas…

*** L’Orateur grince plus qu’il ne parle. Lymiria s’entoure les bras, mal à l’aise. Thaïs est sur le point de bondir. Mais cet homme la glace et la fige. Sa tranquillité le fait paraître invulnérable. Il est condescendant, infantilise, insulte presque.
***

Qu’importe. Je suis venu pour vous en protéger, Enfante. Dormez sur vos deux petites oreilles de sage poupée. Les grands s’occupent de tout.

*** Le sourire est une balafre cruelle. Lymiria ne peut détacher ses yeux de la pâle figure, de cette puissance tranquille et implacable. De ce mal absolu qui luit au fond des pupilles noires. L’Orateur s’en retourne, satisfait. Il sait que son hameçon est profondément planté. Lymiria émet un timide et débile « merci ». Cela ressemble plus à une supplication. Elle titube dans sa chambre. Epuisée.

Lymiria a tout oublié de sa soirée. Tout sauf le sourire de l’Orateur. Et son ton méprisant. Tout sauf cet étrange sentiment qui naît pour ce salaud qui la méprise ouvertement.
Ce premier animal qui ose la salir.

Thaïs rampe hors de la fange. Ses habits couverts de boue, ses genoux écorchés. Ses yeux emplis de haine. Son cœur meurtrit par le « merci » de son Aimée, achevé par un balcon vidé. Thaïs court, court dans la nuit.

Et jure, avant tout autre, de tuer le Corbeau.
D’occire le rival. ***


***
***


 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Julung 20 Nohanur 814 à 12h27
 
Thaïs n’avait pas ménagé ses efforts. Dans le dos de sa mère, sous le regard curieux et amusé de son père, elle avait discrètement fait jouer toutes les relations de la famille d’Ascara. Elle, que sa génitrice pensait destinée à être une épouse passive et mère d’une famille nombreuse, tentait de s’extraire de son ‘Destin’ à la force du poignet, mue par une inextinguible force et une volonté nouvelle. Sa mutation en lanyshsta lui avait ouvert les yeux. Les Augures pouvaient se lire de plusieurs façons.
Elle ne devait pas se contenter de l’interprétation qu’en faisait sa vindicative maman...

Thaïs avait multiplié les entretiens à l’Hermine de Cristal –sa seconde maison, désormais. Elle avait rencontré plusieurs Commis de Secteur, se grimant selon les affinités de chacun : en femme du monde –perruque et robes à volant-, en femme concrète –pantalon élégant et veste ajustée-, en garçon manqué pour cultiver la ressemblance avec son père respecté… A l’Hermine, on ne la reconnaissait pas toujours et Thaïs s’amusait intérieurement de son don pour le déguisement. Une seconde nature inculquée dès son plus jeune âge par une mère décidée et peaufinée ces dernières semaines...

L’adolescente avait un but bien précis en tête : les Sans-Destin. Porte ouverte vers les étrangers, vers les autres Quartiers, vers les missions extérieures. Elle s’était présentée par cinq fois dans des Loges de Commis aux Sans-Destin et avait récolté une foule d’informations sur leur rôle, leurs pouvoirs, leur place. Bien entendu, elle connaissait la fonction bien avant, mais elle ne voulait rien laisser au hasard. Rien ne l’avait découragé : ni l’impressionnante paperasse qui découlait de la fonction ni l’apathie régulière de fonctionnaires pour qui les Sans-Destin n’étaient que fourmis dont la gestion était prédéterminée et pas forcément valorisante.

Pour un krolanne. Les possibilités ouvertes pour un lanyshsta semblaient totalement différentes aux yeux de Thaïs.

Il lui avait pourtant bien été précisé que les Sans-Destin n’étaient que poussière, des aveugles ignorants du Cantatère et des Paroles de Scylla. Que leur gestion n’était pas prioritaire au sein du Quartier, qu’il s’agissait simplement d’éviter qu’ils nuisent à Kil’Dé et à ses habitants. L’équilibre était maintenu par les ressources vitales –l’eau, notamment-, le reste n’était qu’un lissage tranquille. Les tensions demeuraient rares, les étrangers turbulents simplement renvoyés dans leurs pénates et les affaires internes gérées par les Commis à la Défense. Les crimes ou les délits graves étaient rarissimes et remontaient rapidement à une gestion supérieure aux premières strates –autant dire que l’ambition ne dévorait pas la majorité des Commis.
Comme tout poste, il s’agissait surtout d’une étroite coordination avec les détenteurs et interprètes des Augures de Scylla.

Thaïs savait que sa motivation ou son dynamisme n’aurait que peu d’impact sur son intégration des Sans-Destin. Il fallait convaincre les décideurs qu’elle était fondamentalement faite pour le poste, Destinée à intégrer le poste. En étant convaincue elle-même, les arguments de l’adolescente n’en étaient que plus percutants : sa famille avait toujours eu une place importante dans le Quartier, elle était en apprentissage de plusieurs langues –et avait des dons naturels pour le krolanne générique, que des précepteurs lui avait appris très tôt-, elle était habituée aux mondanités et aux relations publiques. Main de fer dans un gant de velours. Thaïs soignait particulièrement sa communication, ses sourires, son assurance tranquille. A l’écouter, c’était tout naturellement qu’elle arrivait à la conclusion qu’elle devait occuper le poste, non de sa propre volonté mais par la simple force des choses. Une fois on lui opposa que sa mère semblait avoir d’autres plans pour elle : Thaïs, qui n’attendait que cet argument, répondit calmement qu’une carrière aux Sans-Destin ne l’empêcherait nullement de rencontrer un beau parti et d’avoir une progéniture –au contraire, un rôle actif dans le Quartier ne fera que valoriser la valeur de sa main.

Thaïs avait finalement décroché un entretien avec un Commis de secteur qui allait sur ses dernières années et qui attendait qu’un repreneur soit « désigné » par le Destin. Le « vieux Poujado » comme il était appelé dans le Quartier. Sa réputation était quasi légendaire : qu’un étranger tombe sur lui et il comprendrait sa douleur. Le vieux Pujado connaissait la moindre législation sur le bout des doigts, le moindre proverbe moralisateur, les prédictions de Scylla les plus équivoques et les récitait d’une voix monocorde. Nul ne savait si c’était pas professionnalisme ou par sadisme –dans tous les cas, les interpellés récidivaient rarement. Ses précédents apprentis avaient tous bifurqué rapidement et le vieux Poujado se désespérait de pouvoir finir tranquillement ses jours, son poste entre de bonnes mains. A ce stade, il pouvait prendre seul la décision d’intégrer Thaïs pour la former à sa suite.

Thaïs avait été reçue par ce vieux krolanne, petit mâle tranquille au visage ridé, aux lunettes épaisses et à la barbe blanche broussailleuse, étonné de voir une si jeune fille faisant des pieds et des mains pour rejoindre sa cellule. Etonné aussi du nombre de recommandations dithyrambiques sur une adolescente qui n’avait jamais travaillé –tous juraient que le poste était fait pour elle, ça frisait l’excès. Habillée d’un simple pantalon et d’une chemise blanche, sa perruque de cheveux longs irrémédiablement épinglée sur la tête –sans quoi elle ressemblerait trop à un garçon-, Thaïs avait elle-même sorti le grand jeu. Dans un krolanne presque parfait, elle avait redéroulé un discours bien rôdé : c’était le Destin qui l’avait amené ici, dans ce bureau, à demander ce poste. Pas sa volonté, son vouloir : non, c’était des faits, un avenir tout tracé où son choix n’avait aucun impact. Mieux : briffé en amont sur le bonhomme, elle avait par cœur certains passages préférés des prédictions de Poujado et s’était appropriée habillement des principes qu’il adorait rabâcher. Elle avait enfin écrit de sa plus belle plume une missive d’appui à sa candidature –petites lettres rondes et propres qu’elle avait mis une éternité à tracer, forçant son écriture habituellement brouillonne.

Le vieux krolanne avait écouté la jeune femme puis longuement soupiré. Après tout… qu’avait-il à perdre ? Il trouvait Thaïs jeune, mais connaissait bien son père –qui était passé la vieille appuyer la candidature de sa fille à l’insu de celle-ci. En réalité, l’affaire était depuis longtemps entendue, pliée et tous les efforts de Thaïs étaient parfaitement inutiles.

Le vieux Pujado consentit à prendre Thaïs à l’essai, comme apprentie. Il pressentait déjà que cette boule d’énergie l’épuiserait avant l’heure, mais se souvenait avec nostalgie du temps où il était jeune et plein d’illusions sur le poste.

Il le lui annonça par une lettre envoyée au domicile : elle commencerait le lendemain.

C’est la mère de Thaïs qui décacheta le pli. La scène qui s’ensuivit fut terrible. Thaïs négocia dur, avec l’appui inespéré de son Père –qui se mettait à nourrir d’autres ambitions pour son seul enfant. Thaïs dû jurer à sa génitrice qu’elle honorerait tous les diners mondains et ne prendrait aucun risque. Et qu’à l’instant où elle trouverait un mari, si celui-ci l’exigeait, elle abandonnerait toute responsabilité pour se consacrer à sa famille dans la minute. Thaïs aurait pu jurer qu’elle se couperait la tête plus tard si cela lui permettait d’avoir le poste. Elle mit sa main sur le cœur, se jeta aux pieds de sa mère, lui promit abnégation et investissement envers sa future vie d’épouse modèle.
L’affaire fut entendue.

L’apprentissage pouvait débuter.


*** ***



 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Julung 27 Nohanur 814 à 14h40
 
La fatigue était là. Aux leçons interminables et soporifiques du vieux Pujado s’enchaînaient les mondanités que sa mère ne réduisait pas –conformément à leur promesse. Thaïs était à bout. Les journées la mettaient à genoux : des heures à écouter un vieillard déblatérer, à trier les quelques pépites de savoir dans l’incommensurable lie du flot ininterrompu de paroles. Le rôle d’un Commis aux Sans-Destins était complexe et délicat : il s’agissait d’articuler sa fonction avec toutes les autres branches du Kil, de ne pas empiéter sur les plates-bandes des Commis à la Défense mais de ne pas non plus laisser les autres oublier leurs attributions. Il fallait préserver l’équilibre tout en assurant le meilleur service au Quartier et à ses habitants. Les étrangers ne devaient avoir qu’un impact minime sur la vie quotidienne de Kil’dé. Au milieu de tout ça, Thaïs savait tout de l’innombrable famille du vieux Pujado, de son Augure tranquille et serein, des milles aventures lui étant arrivé jeune –la plus palpitante ayant été de raccompagner un Kil’darien ivre aux portes de la ville.

Au moins apprenait-elle des langues, étudiants des après-midis entiers les patois des autres Quartiers -parfaisant les bases qu'elle avait déjà apprise sous le joug des meilleurs percepteurs. Meilleurs, pour sa mère, signifiant bien entendu les plus sévères et intransigeants.

Thaïs s’échouait souvent sur son lit, à peine rentrée au domaine, attendant qu’une domestique ou sa mère elle-même vienne la tirer d’un repos pourtant bien mérité pour la jeter entre les griffes de quelques mondains. Mondains à qui la jeune fille était redevable, au demeurant, pour l’obtention de son poste. Et puis les relations pourraient toujours lui servir à l’avenir.
Aussi, même de mauvaise volonté et même au bord de l’évanouissement, Thaïs consentait souvent à l’effort, lançant des sourires fatigués et babillant avec toute la légèreté dont elle pouvait faire preuve –fort peu, en réalité.

C’était la sixième fois que sa mère lui criait de descendre, ce soir-là. Elle l’appelait dans l’escalier, de plus en plus agacée, tandis que Thaïs, seule dans sa chambre, se battait pour faire tenir sa foutue perruque. Les épingles lui écorchaient le cuir chevelu et les invectives de sa génitrice impatience ne l’aidaient pas vraiment. Au bout du septième appel, n’y tenant plus, Thaïs jeta le postiche à terre et se rua marteler un oreiller –méthode testée depuis peu, fort efficace pour défouler un trop plein de colère. Alors qu’elle étranglait le coussin avec une conviction admirable, Thaïs ressentit d’étranges picotements dans ses mains. Elle se souvint d’avoir déjà tenté cette expérience, sur l’exemple de quelques lanyshstas curieux. Sans résultat la dernière fois. C’est lorsque le huitième appel retentit, excédé, que Thaïs se crispa totalement. L’oreiller explosa. Littéralement. En une nuée de plumes, le coussin fut déchiqueté. Une décharge magique semblait s’être concentrée dans les paumes de l’adolescente avant de se matérialiser sous la forme d’une longue liane épineuse. Un fouet rapide comme l’éclair qui s’était enroulé autour du coussin et l’avait littéralement broyé.
Aussi horrible que fascinant.

Les autres avaient évoqué une couleur différente. Pour Thaïs la magie semblait s’incarner grise.
Ni blanche, ni noire.
Un gris neutre, acier, froid et sans nuance.

A son image, ni vraiment fille, ni vraiment garçon.
Manifestement plus tout à fait krolanne…

Thaïs n’en revenait pas. Excitée autant qu’apeurée, couverte de plumes blanches, elle n’entendit pas sa mère entrer comme une furie dans la chambre, se figer devant la scène –sa fille se mettait à éventrer des oreillers, maintenant ? Inutile de chercher une raison, Thaïs et sa mère n’avaient jamais vraiment essayé de se comprendre.

La mère se contenta de prononcer, le doigt accusateur pointé vers la coupable :

Je ne veux rien entendre. Là, jeune fille, tu vas être punie pour un moment.

*** ***



 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Merakih 3 Jayar 815 à 15h50
 
Dorigon d'Espelet était mort la veille. Thaïs avait été impliquée sur l'enquête directement -un Adjoint un peu trop malléable lui en ayant laissé la brèche. Elle avait appris les réelles attributions de ce Commis aux Sans-Destins : s'occuper des Lanyshsta's.
Travail passionnant s'il en était, là où la d'Ascara avait déjà mis un pied à l'étrier en accueillant en sa demeure deux trépassés successifs, réincarnés dans le Quartier, Lanyshsta's étrangers de leur état.

Surtout, Thaïs pensait depuis un moment à briguer un poste un peu plus haut, ailleurs, différent. La branche des Sans-Destins la passionnait toujours, mais Pujado était rapidement arrivé au bout de son enseignement. Thaïs ne faisait plus que l'accompagner, lasse, rédiger ses rapports et remplir inlassablement une paperasse monstrueuse. Maître Pujado détestait l'imprévu et chérissait une routine dénuée de toute aventure : il échangeait avec ses collègues et les habitants du périmètre avec une régularité frisant le monotone, traitait avec les quelques commerçants étrangers qu'il gérait avec une rigueur désuète. Nulle place à l'improvisation ou la découverte de l'autre. Pujado faisait rentrer dans les cases ceux qui en débordaient, de son ton monocorde et d'incessants reproches. Tous étaient vite assommés par ce vieillard monomaniaque qui ne lâchait rien, plus rigide que le fer, et avec qui aucune négociation n'était jamais ouverte. En cela, Maître Pujado était un Commis aux Sans-Destins particulièrement fiable et efficace.

Thaïs avait perfectionné ses langues : elle parlait parfaitement les différents Patois -au point de glisser parfois des mots à Pujado qui grimaçait mal-aimablement à chaque fois qu'il devait préférer au Kil'déen une langue étrangère. La patience de l'adolescente s'était également quelque peu accrue et ses airs de façade renforcés. A dire vrai, Thaïs appliquait beaucoup avec Pujado les enseignements de son Serpent de Mère : sourire et ne pas moins en penser. Cacher ses pics et ses agacements sous d'aimables compliments. Pas une fois elle ne s'était mise en colère ou n'avait été débordée par ses pouvoirs : ses nuits à courir hors des murs en défigurant des brigands la canalisaient fortement. Diplomate le jour, guerrière sanguinaire la nuit : Thaïs flirtait allégrement avec la bipolarité.

Maître Pujado ne pouvait toutefois qu'avoir noté que cette élève polyglotte et appliquée, pleine d'énergie et d'initiatives avortées, s'ennuyait ferme et ne développait plus son potentiel. Nombre d'Adjoints étaient moins dynamiques et ambitieux que Thaïs, la jeune fille tranchait réellement avec des pairs souvent mous et apathiques, contents de leur routine, n'ambitionnant que la tranquillité. Après tout, le poste était généralement réputé pour être une planque administrative aux horaires agréables et aux efforts physiques inexistants.

Dorigon d'Espelet était mort, donc, et Thaïs ne comptait pas manquer sa chance. Le lendemain à l'aube, elle se présenta aux Commissariat Central des Sans-Destins pour poser sa candidature. Elle demanda expressément à voir le Commis Gylsen, supérieur du trépassé qu'avait rencontré Harvain la veille. Elle souhaitait lui remettre une lettre de motivation. Un écrit détaillant son parcours et ses aspirations -devenir Commis pour le poste désormais vacant. Après quelques formules d'usage suite à cette "triste perte", elle y détaillait surtout que c'était dans la suite tout à fait logique de son poste actuel et signait ostensiblement de son nom -d'Ascara, un synonyme de puissance et de confiance. Le Destin l'avait amenée à trouver le cadavre et à reporter à la Défense sur cette mort, le Destin l'avait amenée à consulter les Augures de ce krolanne, l'Augure elle-même d'ailleurs, le Destin l'avait amenée à prendre Dorigon comme exemple et à suivre ses pas. Le mot "Destin" était bien présent en quarantaine de fois dans l'écrit... En Kil'dé, les nominations ne se faisaient pas au hasard ni sur une simple volonté personnelle : il fallait qu'elles soient limpides d'évidence ou simplement écrites. Bien entendu, si elle avait la possibilité de rencontrer le Commis Gylsen de visu, lui exposerait-elle sa motivation de vive voix, en plus de lui remettre l'écrit.

La démarche était certes prématurée. Elle pourrait même faire passer Thaïs pour suspecte. Mais un peu aveuglée par son ambition personnelle, Thaïs pensait réellement que l'occasion ne pouvait se manquer par perte de temps et, au demeurant, restait grisée par l'idée d'être toujours impliquée dans l'enquête. Non comme aide mais comme potentielle coupable.
Puisqu'elle n'avait rien à se reprocher...
Presque rien.

Et puis, la perspective de reprendre, le plus rapidement possible, les dossiers du trépassé, l'intéressait fortement. Elle se doutait que le travail ne manquait pas sur un tel poste, et si elle ne manquerait pas forcément à Maître Pujado -qui aurait tôt fait de trouver un autre scribouillard pour traiter la paperasse-, sans doute serait-elle ici immédiatement utile.
Sans du tout avoir peur d'être une cible à abattre si Dorigon avait "sauté" du parapet du fait de son poste...


 
Narrateur
 
Le Julung 4 Jayar 815 à 00h47
 
Le Commis Gylsen relève parfois quelques instants les yeux au cours de la lecture des documents apportés par Thaïs, pour sonder la lanyshta du regard.
Il n'est pas difficile pour l'observatrice de deviner que Gylsen cogite dur pour savoir quelle attitude adopter.

Le petit krolanne bedonnant et grisonnant réajuste finalement ses lunettes sur son nez et se retourne pour ouvrir un tiroir, fouiller dedans et en ressortir une chemise cartonnée sur la couverture de laquelle s'étale le nom de la candidate.
Il feuillette le dossier de Thaïs, sans que celle-ci puisse lire quoi que ce soit.
Il prend son temps.


Mouais. Bon, dit-il finalement en glissant les lettres de motivation de la d'Ascara dans son dossier avant de le refermer, je comprends bien votre démarche, Adjointe d'Ascara, qui est fort louable...
Et les notes de votre supérieur sont... éloquentes quant à votre caractère pro-actif.


Le Commis laisse passer un instant de silence pour laisser courir l'imagination de Thaïs.

Il dit aussi que vous êtes parfois trop pressée.
Mettre du coeur à l'ouvrage est une grande qualité... mais ce poste est très différent de celui que vous occupez aujourd'hui.
Il nous faut quelqu'un de posé, faisant preuve d'une grande rigueur et d'un grand professionnalisme.
Quelqu'un avec des bases solides pour rester stable et lucide quelles que soient les dossiers à traiter. Pensez vous être assez expérimentée pour ça?
A ce poste, vous ne suivriez pas de délégations étrangères, il n'y aura pas de réceptions d'accueil de personnalités des autres Sharss, pas de négociations commerciales, pas de mondanités. Le Commis Dorigon était détaché aux Lanyshtas... est-ce vraiment dans cette direction que vous souhaitez aller?


L'attitude observatrice -en légère tension- du Commis dénote à quel point la réponse de Thaïs conditionnera la suite de l'entretien.

 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Julung 4 Jayar 815 à 12h49
 
Thaïs se tient très droite devant le Commis Gylsen. Le menton haut, les bras le long de corps, elle masque une grimace quand le silence plane après la lecture du rapport du vieux Pujado. "Chiante". Il a dû remonter qu'elle était chiante. A lui demander pourquoi il ne fait pas ça, ou ça, qui est untel ou unetelle. A poser des questions à la limite de l'indiscrétion à leurs interlocuteurs, à s'intéresser à tout. Ah, il semble bien avoir pris cinq ans de plus que son grand âge depuis qu'il doit gérer au quotidien la pile d'énergie d'Ascara, n'osant trop vertement la remettre à sa place: le puissant père veille... Et puis Thaïs s'acquitte des ses tâches avec un sérieux impossible à remettre en question. Les mérites d'une éducation mondaine laborieuse, qui a appris à Thaïs à tracer de jolies lettres là où sont écriture naturelle n'est qu'un ramassis de tâches brouillonnes.

La jeune fille ne bronche pas à l'évocation des lanyshsta's, prend un instant pour réfléchir à la question et répond calmement :


J'ai trouvé Dorigon Espelet mort. Une heure après, j'étais en train de chercher ses Augures. Je pense avoir prouvé ne serait-ce qu'hier ma capacité à gérer l'imprévu et à m'adapter. A agir avec sang froid lorsque la situation l'exige.

Je suis jeune et dynamique. Parfois fougueuse, il est vrai, mais c'est un trait propre à une jeunesse qui doucement, déjà, s'en va. Les lanyshsta's sont un vaste sujet qui nécessite et nécessitera une évolution constante et une énergie certaine. C'est surtout un sujet qui nous touche tous directement et qui va probablement impacter fortement l'avenir de notre Quartier. Cet avenir, c'est le mien. Je ne suis certes plus une enfant, mais j'ai encore tout mon Destin devant moi et autant de défis à relever.

Hier j'ai eu comme une... révélation. Vous savez, des mondanités j'en soupe déjà assez en ma demeure. La rigueur est ma dote. Ni l'argent, ni le pouvoir ne sont ma motivation. Je n'ai que des risques à prendre ce poste : risque de salir mon Nom en ne me montrant pas à la hauteur, risque de déchoir socialement là où un simple mariage pourrait m'amener haut...

Mais étudier comment la Trame a prévu l'apparition de cette... nouvelle population, comment Scylla elle-même les avait vu, quelle est la voie tracée, comment faire pour que tous suivent cette voie, me passionne au plus haut point. Cela s'est clairement révélé comme... une vocation.

Soyez donc assuré de ma grande motivation et de ma conviction profonde que je ne fais que suivre la route qui est la mienne, au mépris de tout intérêt personnel. Autre que réaliser mon Destin.
Si j'obtiens ce poste.


Puis la d'Ascara tombe dans le silence, son coeur battant à tout rompre.

 
Narrateur
 
Le Julung 4 Jayar 815 à 13h38
 
La jeune lanyshta peut lire l'hésitation de Gylsen.
Le vieux Commis n'est pas du genre à embaucher sans une vérification de Prédiction du ou des candidat en bonne et due forme, mais Thaïs travaille déjà au Commissariat aux Sans-Destins et il ne s'agirait donc que d'une re-vérification...


Je vois...

Un dernier instant de réflexion, puis sa moue de raffermit. La décision est prise.

Votre majordome est venu m'informer du caractère probablement criminel de la mort du Commis Espelet, ce qui explique pourquoi rien ne nous aurait permis d'anticiper son départ si soudain.

Néanmoins, je n'aime pas prendre de décisions dans l'urgence, et il y a un certain protocole à respecter. Entre autres, je dois tout de même réunir votre superviseur pour en discuter avec lui, ainsi que le Haut-Commis qui entérinerait la décision finale d'embauche.

Ceci dit, j'ai cruellement besoin de quelqu'un, maintenant, pour prendre en charge cette histoire. Alors voici ce que je vous propose...
Je vous prends à l'essai avec pour mission d'établir un bilan des dossiers qui étaient en cours de traitement par le Commis Espelet. Vu que vous êtes déjà en lien avec la Défense, vous servirez également de contact référent pour les enquêteurs. Référencez tout : s'ils ont besoin d'accéder aux dossiers, vous leur fournirez.
Les affaires personnelles aussi. Faites le tri, préparez tout pour la Défense afin que l'enquête aboutisse le plus vite possible.

Si vous voulez faire les choses dans l'ordre et aller voir votre superviseur pour l'informer de votre changement de travail avant que j'aille moi-même le voir pour en discuter... disons que je n'aurai pas le temps de le croiser avant ce soir.
Le Haut-Commis revient de voyage dans quelques jours. D'ici là, en fonction de la façon dont vous aurez géré cette affaire et pris en main le poste, nous discuterons de votre pérennisation à ce poste.
En attendant, vous serez sous ma supervision directe.

Ah. Et bien sûr, vous conservez votre paye actuelle jusqu'à la fin de la période d'essai.
rajoute-t-il avec un tantinet de malice.
Des questions avant que je prépare les documents officiels?

 
Thaïs d'Ascara
Commis des Sans Destins
Kil'dé  
Le Julung 4 Jayar 815 à 14h16
 
Thaïs arrête de respirer dangereusement le temps que Gylsen rende sa décision. Elle hoche la tête en écoutant le Commis : tout cela lui semble juste et logique. Un bilan des affaires, un inventaire des affaires personnelles. Parfait. Même si le poste l'intéresse réellement et qu'elle pense au long terme, la curiosité de la d'Ascara se retrouve affûtée par la possibilité d'accéder aussi vite aux documents.

L'adolescente acquiesce, tentant de dissimuler sa joie d'avoir une chance de faire ses preuves :


Parfait. Vous aurez mon rapport dans les plus brefs délais.
Je passerai voir Maître Pujado à midi, merci. Je lui dois beaucoup.

L'adolescente rend son sourire à Gylsen sur la question du salaire : elle n'a guère besoin d'argent et ne sera pas du genre à le mendier une augmentation. Elle aurait été prête à payer elle-même pour avoir ces responsabilités...

Elle réfléchit un instant : elle demandera où se situe le bureau de Dorigon d'Espelet à l'accueil. Thaïs ne veut pas assommer Gylsen de questions et faire preuve d'esprit d'initiative. Elle conclut donc :


Pas de question pour l'instant. Avec votre autorisation, je vous propose de me mettre à l'oeuvre dès maintenant.

Une fois Gylsen ayant validé la fin de l'entretien, Thaïs le salue puis sort du bureau. Elle souffle un grand coup et trouve une chaise dans un renfoncement de couloir, où elle s'assoit une minute. Ses mains et ses jambes tremblent : l'entretien a été intense. Une fois ses esprits rapidement repris, la d'Ascara pense à l'intention de ses compères : Linsey, Oromonde et Harvain.

La Main. J'ai... fait preuve d'initiative personnelle et j'ai postulé au poste de Dorigon Espelet. C'était une opportunité professionnelle que je ne pouvais pas laisser passer... Le Destin a été avec moi : je suis à l'essai. Je vais avoir accès aux dossiers de Dorigon et à ses affaires personnelles laissées à son bureau -j'en profiterai pour y replacer la clé de son domicile empruntée hier...
Bref : nous sommes toujours dans la course.


Thaïs se relève, défroisse ses vêtements -mise très soignée pour l'occasion- et réajuste sa perruque de longs cheveux.
Deux possibilités semblent s'offrir à elle : filer vers le bureau de Dorigon pour essayer d'avoir un aperçu global des affaires qu'il suivait. Ou commencer d'ores et déjà à fouiner dans ses collègues et connaissances pour glaner des éléments plus... personnels quant à son caractère, ennemis potentiels, goûts -tout ce qui se trouve difficilement dans les écrits. Elle n'a pas le temps de faire les deux avant la fin de journée, et Harvain l'a déjà prévenue que l'affaire été reprise par un Commis à la Défense qui semble beaucoup plus compétent que l'Adjoint Khevad...

La d'Ascara choisit la première option. Elle arrête un Commis dans le couloir, se présente -Adjointe Thaïs d'Ascara, missionnée par le Commis Gylsen pour traiter les affaires urgentes sur lesquelles était Dorigon (inutile d'évoquer un remplacement potentiel pour l'instant). Demande où se situe le bureau du défunt. S'y rend d'un pas leste, sans perdre de temps...

Là, elle examine d'abord l'ensemble de la pièce. Accessibilité, ordonnancement, propreté. S'il semble que des éléments ont été déplacés ou fouillés récemment. L'air naturel, elle commence ensuite par regarder les dossiers dans leur ordre d'accessibilité : les plus en évidence d'abord, puis redescend les piles, ouvre les tiroirs et placards, du plus facile d'accès au plus bas ou au plus haut, du plus proche au plus éloigné de la chaise.

Se faisant, elle s'est saisie d'un petit carnet vierge et commence à répertorier très scrupuleusement les affaires professionnelles : nom des concernés, dates, avancement -dans le but réel de fournir un travail synthétique, propre et sérieux à Gylsen. Elle note également en une liste parallèle, sur papier volant, les affaires personnelles qu'elle trouve -y inscrivant au passage la clé du domicile, parmi tout le reste.
Enfin, régulièrement, elle établit une liste parallèle pour la Défense, en recopiant ses découvertes précédentes de façon exhaustive.

Tout ce travail lui mange beaucoup de temps, et la d'adolescente ne voit plus les heures filer. Midi doit déjà approcher qu'elle est toujours le nez collé sur ses papiers et les doigts plein d'encre...

Thaïs fouille, lit tout plusieurs fois si nécessaire pour bien saisir les tenants et aboutissants, les acteurs impliqués. Elle tente de mémoriser les noms : se seront ses futurs interlocuteurs. Elle est toutefois peu intéressée par la possibilité de démasquer des Lanyshsta's : elle cherche à prendre en main son périmètre, sans perdre de mémoire qu'il devient probable que Dorigon ait été assassiné en lien avec son travail -à cause d'une ou plusieurs affaires en cours...


*** ***


 
Narrateur
 
Le Julung 4 Jayar 815 à 19h55
 
Le département dédié aux lanyshtas n’est qu’à quelques couloirs de là. L’ambiance est calme et studieuse dans les bureaux. La plupart des portes sont fermées et les quelques krolannes que Thaïs croise sont tous absorbés dans l’étude d’un quelconque document et ne lui prêtent guère attention.

Le bureau de Dorigon est situé au bout d’un couloir, non loin d’une salle d’archive dégageant une désagréable odeur de vieille poussière. Si une chose apparait clairement d’emblée, c’est que ce bureau est certainement le plus calme.
Pour ne pas dire le plus isolé…

L’odeur de poussière du couloir s’atténue néanmoins une fois entré dans le bureau, où elle se mêle à la fragrance plus sucrée et fleurie de l’encens.
La pièce est relativement grande, environ dix ou quinze pieds de côté, avec une large fenêtre faisant entrer la lumière brillante du ciel de fin de printemps. Le sol est recouvert d’une moquette rouge sombre s’alliant parfaitement avec le bois clair des bibliothèques tapissant les murs et contenant une foule de livres divers et variés, aux titres plus ou moins abracadabrantesques et loufoques, portant sur le phénomène lanyshta.
Dans l’ensemble, ce bureau est très peu personnalisé, comme s’il était peu occupé.
Un confortable fauteuil est disposé dos à la fenêtre, et face à un large bureau comportant un placard du côté gauche et des tiroirs du côté droit.

Le bureau est bien rangé : sa surface propre et vide à l’exception du support à encens en pierre où trainent quelques cendres, ainsi qu’une tasse et une carafe isotherme ayant tous deux des traces de tanins de thé. Encriers et plumes sont classés par couleurs et tailles dans les deux premiers tiroirs, et des crayons et des stocks de papier de différentes qualités sont rangés dans les autres.
D’ailleurs, dans le dernier tiroir sous une pile de feuilles vierges, Thaïs découvre une boite de luxueux cigares, ainsi qu’une bouteille de liqueur d'Ychtia de très bonne qualité.
Le placard contient en revanche un gros classeur noté « affaires classées » et un autre plus fin « affaires en cours », ainsi qu’un gros agenda.
Voilà qui devrait être plus intéressant.

Les affaires classées recensent la dizaine de cas qu’a traitée le Commis Espelet depuis son arrivée au poste. Chaque cas de lanyshta potentiel est soigneusement documenté et étudié, et Thaïs se lance voracement dans la lecture, mais se rend bientôt compte qu’elle trouvera peu de choses d’intérêt.
Quel que soit l’évènement bizarre qui ait motivé une enquête (incendie inexpliqué, guérison ou maladie suspecte, difformités…) les personnes qui ont eu à les subir ont vu leur vie chamboulée… Toutes ont été « innocentées » sauf une. Un jeune homme qui s’est suicidé en sautant dans la faille quand sa fiancée l’a quitté, suite aux soupçons qui pesaient sur sa nature de lanyshta. Le corps n’a pas été retrouvé, mais la matière cérébrale retrouvée sur la paroi rocheuse heurtée lors de sa chute laisse peu de place au doute quant à sa survie. On ne saurait jamais… dossier classé.

Le classeur noté « affaires en cours » ne contient en réalité qu’un seul dossier. Celui de Migda Lonnë…
68 ans, veuve et… actuellement internée dans un établissement spécialisé et apte à accueillir les personnes comme elle.
Dorigon allait la voir une fois par mois depuis son internement six mois plus tôt, et ses notes sont invariablement similaires à chaque fois : comportement hystérique, scènes de démence violente entrecoupées de phases semblables à des transes pendant lesquelles la vieille krolanne marmonne d’incompréhensibles paroles, ou dessine des motifs sans queue ni tête sur les murs, le sol, ou n’importe quelle surface à sa portée.
Dorigon a même retranscrit phonétiquement certaines paroles, et reproduit certains motifs, tentant d’en interpréter une hypothétique signification, mais en vain. Et aux yeux de Thaïs, cela semble également être un sacré casse-tête, des gribouillages…

Ce qui nous amène à l’emploi du temps du Commis Espelet.
Grâce à l’agenda consciencieusement tenu de Dorigon, la d’Ascara peut constater que le Commis a plutôt eu la belle vie. Les cas de lanyshtas présumés arrivent au compte goutte et, à part depuis qu’il surveille Migda, il n’avait jamais eu plus d’un cas à traiter à la fois.
Le bonhomme était peut-être très consciencieux, mais vu les dossiers qu’il a géré en un an et demi, il n’y avait pas assez pour l’occuper à temps plein. Deux types de périodes se distinguent donc dans son agenda, celles où il était occupé par une affaire, et celles où il était libre de ses mouvements.
Si l’emploi du temps est très détaillé pendant les périodes où Dorigon enquêtait sur un lanyshta présumé (surveillance, rencontre des proches, rapports quotidiens, relecture des Prédictions pour les cas de kildéens,…), il est beaucoup plus vague pour ses périodes de repos. Certaines journées sont entièrement barrées avec « travail à domicile » noté en travers, d’autres quasiment vides à l’exception de quelques réunions qui devaient certainement être obligatoires.

En survolant rapidement, sur les deux types de périodes de ces derniers 18 mois, il y a quelques rendez-vous récurrents qui reviennent.
En l’occurrence « V.E. » est une note récurrente, toutes les deux semaines avec « V.E. maison », « V.E. restau » ou « V.E. anniv »... probablement un proche.
Il y a aussi le mot « Augure » réservant de nombreux créneaux horaires, plus présent lors des affaires ayant donné du fil à retordre, mais aussi parfois entre les affaires.
« A.P. » revient notablement aussi, toutes les semaines les deux premiers mois, puis une fois par mois environ.
Thaïs note aussi que le krolanne se rendait très régulièrement à des expositions, des concerts, des vernissages. En réfléchissant bien, il se pourrait même qu’elle l’ait déjà croisé lors d’une de ces soirées mondaines qui l’ennuyaient tant…

Le temps file, et Thaïs doit se contenter de ce rapide survol. Il faudrait des heures pour lire sérieusement l’agenda et les dossiers. Sans parler de la multitude d’ouvrages peuplant les rayonnages des bibliothèques...


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