Les commissures de mes lèvres se retroussent légèrement mais lentement vers le haut. Dans des conventions sociales usuelles, cette activité zygomatique passe pour un début de sourire. Le début n’ira pas beaucoup plus loin, sourire étant presque inconvenant pour un serviteur. Mais disons qu’avec l’âge, je m’autorise quelques libertés avec le code selon le vieil adage « fais ce que je dis, pas ce que je fais ».

Mademoiselle Naomi, réfléchir est déjà beaucoup. C’est même l’essentiel. Je constate que c’est une activité en déclin marqué, tous sharss confondus j’en ai bien peur.

Tout comme obéir. Moi je n’ai jamais réfléchi. J’ai appris et j’ai obéis toute ma vie avec excellence, mais réfléchis ? Oh non, je ne pense pas. Même pour l’aménagement intérieur de l’Hermine de Cristal je n’ai pas réfléchi, j’ai agis par mimétisme, suivant mes anciens cours de décoration intérieure.

Pour la première fois depuis d’innombrables années, je me détends, je ne fais rien, je savoure l’instant présent, éphémère, instable, précieux, inconstant. Je passe de l’autre côté de la servitude, oh Scylla me vienne en aide, je pourrai y prendre goût. Je ferme les yeux, mes paupières sont si lourdes. Je pourrai dormir des années, je pourrai prendre ma retraite et faire des activités de retraités, je pourrai faire des choses pour moi-même. Je suis si fatigué de tout ça… Je n’ai plus l’âge de tout ça…

Je laisse le silence s’installer, je profite. Oh, je ne dis pas, un petit morceau de piano en fond sonore ou un petit orchestre de jazz avec violoncelle, piano, trompette à sourdine, ça serait agréable aussi. Ou alors ces étranges musiques des provinces très éloignées à l’Est qui ressemblent à un chat dont la queue serait coincée dans une porte.

Je me laisse bercer par les volutes de thés s’échappant de ma tasse.

 


La réponse de son hôte tira à Naoko un soupir amusé emprunt de tristesse... Combien de fois s'était-elle fait une réflexion semblable ? Combien de fois avait-elle du se convaincre de sa propre partialité ? Et combien de fois y était-elle véritablement parvenue ?

Autant de question auxquelles elle aurait été bien en peine de donner réponse... Elle leva vers lui un regard attristé :

- Bien souvent les gens s'y efforcent... Ou aimeraient le faire. Mais combien ont la force d'outrepasser le carcan que leur impose le train de leur vie ? Combien ont reçu les armes pour ne pas se contenter de penser et se mettre à réfléchir ?

Elle ne sait que trop bien a quel point il est difficile de prendre le temps de réfléchir lorsqu'il faut travailler pour acheter son pain... Combien il est dur d'outrepasser l'avis du plus grand nombre... Bien trop de sinites parlaient, argumentaient et défendaient des opinions non pas parcequ'ils les avaient fait leurs mais simplement pour se conformer a ce que les autres membres de leur comité s'attendaient à les voir faire... Et le pire était sans doute que l'immense majorité d'entre eux ne s'en rendaient pas compte.

Et si les traditions des autres shrass étaient par beaucoup bien moins pernicieuses en la matière elles n'en étaient pas moins déprimantes par leurs effets même sur certains des esprits les plus aiguisés...

 
Je souris intérieurement à cette remarque. J'avoue ne pas être un modèle. Mais j'ai choisi ma situation et on m'a assez longtemps inculqué qu'un bon majordome n'a pas à penser. C'est vrai oui. Oh quel monde étrange nous habitons. Je me demande, oui..., il serait intéressant. Amusant même. De voir les lanyshstas penser, pour de vrai. Nous pouvons éliminer d'office ceux vraiment trop bêtes pour un tel exercice, mais les autres, ce serait amusant. Moi-même, si je me mettais à réfléchir ? Oh il me faudrait démissionner je pense. Je n'ai que de vagues échos mais j'ai l'impression que la seule à bien réfléchir est cette Jade, cette personne étrange, intriguante, dangereuse. Mais je crains qu'elle ne soit dans l'excès inverse.

Je laisse retomber ma tête en arrière et inspire lentement, profondément. Oh la vie d'un maître est agréable. S'asseoir, discuter, ne se soucier de rien, Scylla me vienne en aide, je vais finir par aimer ça ! Je pourrai même m'en griller une pour l'occasion. Ah ça me rappellerai ma jeunesse quand je parfumais mes roulées avec des feuilles de thé. Quel rebelle j'étais !

Mademoiselle Naoko, chassons ces pensées sombres qui ne sied guère à un tel contexte.

Je reprend une nouvelle gorgée de thé. Comment peut-on passer à côté d'une telle expérience ? Sérieusement, la plupart des lanyshstas sont des rustres...

Comment avance votre maîtrise des artisanats ? Vos annonces sur le consensus global sont parmi les très rares sujets que je suis. Le reste n'est que capharnaüm, inepties et grossièretés.

 


Il est vrais que les sujets abordés n'étaient pas des plus gais... Et ils ne permettaient pas d'apprécier a sa juste valeur l'instant. Une nouvelle fois elle pris le temps de humer sa tasse avant de prendre une gorgée... Déjà la moitié de son contenu s'était envolé. Un sourire, un léger acquiescement de la tête. Inutile d'aller plus loin... A moins, naturellement, d'avoir une réponse constructive a apporter.

- Je dois avouer qu'avec le départ d'Yloyse et Yiu nous avons évité de trop ajouter de nouveautés. Sans elles il est impossible d'en honorer une partie et puis en laissant les gens oublier un peu je parvient même a me libérer un peu de temps pour sortir de mon atelier.

Le ton est léger... Après tout la perspective de passer trois mois cloîtrée au creuset à se consacrer pleinement à l'exercice l'art ne représentait pas franchement une perspective intolérable pour l'artisane.

- J'en profite pour m'intéresser a l'alchimie. Ca peut produire des effets tout à fait inattendus. Mais le prix des ingrédients rend le tout bien malaisé a utiliser... Enfin... Après ça je me pencherais de plus près sur l'armurerie. En règle générale les gens me demandent des armures légères... Je ne le leur reproche pas : je porte les mêmes... Mais si les adeptes des armures lourdes espèrent me voir un jour proposer mieux que ce que j'ai actuellement il faudra qu'ils mettent la main au porte monnaie. Les recherches coûtent abominablement cher.

Une nouvelle gorgée de thé est longuement savourée... Inutile de se précipiter : après tout l'instant ne fait que commencer.

 
Je lève un sourcil inquiet, le gauche. Le départ de mademoiselle Yloyse ? Je n'étais pas au courant. Oh à moins que ce soit cette étrange histoire dont mademoiselle Thaïs m'a fait part, la suite de cette étrange enquête ordonnée par ce Klem, lanyshsta d'une précédente génération ? Ah peut-être. Mais je suppose que vu le temps employé, elle est toujours vivante. Mon manque d'attrait pour les affaires de mes semblables, pour des raisons tout à fait légitimes selon moi, peut être problématique parfois. Peut-être un jour, devrai-je faire l'effort de passer outre les impolitesses, les atermoiements, les débats stériles et autres rebuts mentaux, et m'impliquer un peu plus dans tout ça. Ne serait-ce que pour savoir ce qui m'entoure.

Je me cale confortablement dans le fauteuil. Cela me fait penser qu'il faudrait que je passe un coup de chiffon sur les meubles de jardin. Ah une maison, c'est joli mais qu'est-ce que ça demande comme entretien, misère.

Vous bénéficiez d'une vue intéressante, presque d'un pouvoir latent...terrifiant.

Mon côté prudent, paranoïaque selon de mauvais esprits, me fait toujours chercher la solution préventive à tout conflit. Et la meilleure solution préventive est de connaître ses potentiels adversaires. Les alliés, ça va, ça vient mais les ennemis, généralement, le restent. Du moins, jusqu'à ce qu'ils meurent. Ou que je meurs... Si je veux pouvoir remplir mes devoirs et servir efficacement ma maîtresse et les personnes dont j'ai la responsabilité, il m'est nécessaire d'acquérir certaines connaissances, dussé-je me damner pour ça. Et là, mon invitée dit connaître l'équipement, les besoins et dans une moindre mesure, certaines caractéristiques physiques de certains lanyshstas... Des personnes mal intentionnées, krolannes ou lanyshstas, en possession de ces informations auraient une mine de renseignement...

Hum, pardon, je m'égare. Votre recherche d'excellence dans vos arts est bénéfique a une large communauté, je suppose que vous imaginez votre importance au sein...de la communauté.

Je m'imagine assez mal, engoncé dans une armure lourde, le résultat serait au mieux comique, ne trouvez-vous pas ?

Et pourtant, j'y réfléchis parfois. Certains modèles d'armures, paradoxalement à la fois résistantes et fragiles, attirent mes réflexions, le soir, au coin du feu. Et je me surprends à rêvasser d'une armure de dernier recours. A la fois légère et fluide, offrant la protection nécessaire pour finir la mission avant mon inhumation. Oui....

 


Le sourire entendu que l'artisane adressa a son interlocuteur lorsqu'il parla de pouvoir ne laissait aucun doute : elle avait parfaitement conscience de cet état de fait. Non seulement bien nombreux étaient ceux qui avaient, a un moment ou un autre, détaillé avec plus ou moins de finesse leur manière de combattre a l'une des membres de la coopérative... Mais même ceux qui n'avaient rien dit... Le matériel parlait de lui-même. Souvent bien mieux qu'aucune explication.

- Je ne saurais dire... Certaines armures qu'on aurait pu classifier comme lourdes au premier abord peuvent s'avérer surprenantes et permettre a quelqu'un de s'introduire sans un bruit au cœur d'un nid de frobek.

L'amusement dans son regard ne fait pas long feu... Elle semble... Inquiète.

- Bénéfique a une large communauté disiez-vous ? Peut-être... Sans doute même. D'une certaine manière. Mais malgré tout nous connaissons mal les dégâts que nous provoquons.

L'artisane soupire... Avec peut-être un rien de théâtralité.

- Pour être bénéfique a une communauté il faudrait encore être capable de la définir réellement. Peut-on dire que cette... troisième vague est une communauté ?

Les mots prononcés sont lourds de signification et pourtant vide de sens. Reste a voir ce que le majordome y verra.

 
Je sirote ma tasse de thé.

Vous disiez mal connaître les dégâts que vous provoquez. Cela me rappelle un devoir d'éthique dans mes jeunes années. La responsabilité des actes. Qui était responsable d'un assassinat ? Celui qui ordonnait l'acte ? Celui qui tenait la dague ? Celui qui avait fabriqué l'arme ? Ou celui qui en est victime si on pousse un peu la logique ? De nombreuses heures de réflexions pour au final, aboutir à un grand blanc sur ma copie...

Oh je sais ce qu'il faudrait que je fasse comme gâteaux pour la prochaine fois, des petits muffins fourrés au sirop d'érable, ça changerait un peu des pâtisseries classiques que je sers. La recette ne doit pas être bien compliquée. Voyons, un peu de beurre, farine, sucre, lait, ça c'est le classique. J'ajoute le sirop d'érable mais ça manque un peu de cachet, voyons voir... Un petit quelque chose...croquant, oui croquant pour rehausser la texture molle du muffin. Des pépites ? Bof, classique, j'en mets trop souvent. Un glaçage ? Non. Des amandes ?! Non, ça ne se marie pas bien et j'en mets tout le temps, bon, voyons du côté des graines...oh, des noix de pécans, oui, ça irait bien ensemble ! Parfait ! Je me le note.

Oui, je pense que nous pouvons le dire. Nous n'avons pas d'autres choix de toute façon. Qu'on le veuille ou non, nous sommes une communauté. Disparate, inégale, pluricéphale mais une communauté tout de même. Des éléments décideurs, des éléments suiveurs, des forts, des faibles.

Un instant.

Et vous...

Je finis ma tasse.

...vous êtes la pierre angulaire de tout ça. Celle qui donne les moyens d'atteindre la fin.