Kill-du-rat, me voilà !!

Aussitôt sorti de la voiture des voyageurs, je laisse mon grand couillon vaquer à ses occupations : il a droit à un peu de liberté. Peut-être qu'il va saillir sa femelle ? S'ils font des petits, j'aurai qu'à les donner (ou les noyer, si personne n'en veut)...

Laissant le hall de la gare derrière moi, je m'extrais de la foule des bipèdes et me dirige vers le kiosque à journaux le plus proche : j'entends me tenir au jus des potins et des nouvelles fraîches, d'une part, et savoir si Gros-lard et Le Kid sont déjà passés et m'ont laissé des consignes pour les retrouver, d'autre part.

Quoi ? Un chat ne sait pas lire ? Et alors ?

Le kiosque ne m'intéresse pas pour ces bouts de papier-chiotte sur lesquels vous griffonnez vos gros titres en symboles abscons ! Il m'intéresse parce qu'il est le centre local de collecte et de redistribution de l'information féline. Ladite information ne se présente pas sous la forme qui vous est familière, elle est toute entière contenue dans les fragrances aux milles nuances de notre urine : c'est ainsi que nous autres chats, entre autres mammifères supérieurs, communiquons. Ce que vous prenez trivialement pour un bête éjecta de fluide corporel malodorant est pour nous un véritable media. Et croyez-moi, via ce média, on s'en dit des choses ! Allez, je suis bon, je vous mets au parfum :

Parvenu au kiosque, j'en fais le tour, flairant consciencieusement son embase, ses montants et l'estrade de bois sur laquelle il se tient. Rien que la semaine dernière, des centaines de chats sont venus y déposer toutes sortes de messages. Je ne vais pas tout lire, j'y passerais ma journée... mieux vaut se concentrer sur l'actualité :

Tenez, cette petite tache, là... snif snif... c'est un vieux matou nommé « le pouilleux » qui l'a rédigée. Elle signale que « la p'tite rouquine » a pondu avant-hier une portée de neuf chiards et donc, qu'elle est de nouveau en chaleur. Cette giclée magistrale, ici, m'informe que depuis un mois, un duo de clébards s'est installé à l'arrière de l'auberge « qui sent le vieux cuivre » et qu'il serait bon de les en déloger. Quant au message que je cherche, il est là : signé Gros-Lard, il dit « moi et le Kid on t'attend à la taverne de la vase, on y loge depuis que le Kid a adopté son patron ».

Là, vous vous dites : comment un chat peut-il savoir où se trouve la taverne, et c'est quoi ce nom, « de la vase » ?
Rien de plus facile : Gros-Lard a balisé la route... Quant au nom, j'y viendrai plus tard.
Pour l'instant, je n'ai qu'à suivre sa trace olfactive.

Sachant que chaque kiosque à journaux, à musique, chaque pas de porte, angle de mur, chaque bec de gaz, borne ou réverbère est un centre de collecte et de redistribution de l'information – féline ou canine, parfois les deux – vous imaginez le nombre de données qui circulent ainsi en ville, à la portée de n'importe quelle créature dotée d'un tarin à peu près fonctionnel ? Si vous n'aviez ne serait-ce qu'un dixième de notre flair, vous n'auriez pas besoin de vous emmerder avec vos « journaux » à la con : un minimum de concentration, un zeste de pratique pour un p'tit pissou... et zou !

Je ne mets qu'une dizaine de minutes à repérer la taverne recherchée. Son nom, bien évidemment, lui vient de la gadoue qui l'environne : au ras-du-sol, la boue, omniprésente, s'infiltre partout. Ca ne me gêne pas plus que ça, parce qu'il fait très froid et que la vase est durcie.

Tout le long de mon chemin odorant, le Kid a pris soin de me décrire la brasserie par le menu et quand j'arrive devant le grand bâtiment - curieuse superposition de cubes légèrement décalés les uns des autres, de sorte à constituer une sorte de spirale verticale - j'y entre à la suite d'un client sans hésiter.



A l'intérieur, brouhaha et fumée âcre perturbent un instant mes sens, avant que les signatures d'une foultitude de chats, de chemins et d'informations variés ne remontent à mon cerveau : chaque pied de table, chaque latte de parquet, chaque chaise voire bas de pantalon joue sa petite partition dans le grand concert de l'information globale...

Piochant ce qui m'intéresse, je localise la planque du Kid et de ses gars : sous le zinc, le soupirail d'évacuation des liquides – pratique lorsqu'on lave le sol à grande eau avec un lave-pont, mais pas seulement – mène aux caves, un véritable labyrinthe de pièces voûtées en partie inutilisées. C'est là qu'une quinzaine de minutes à peine après mon arrivée au kil, je rencontre Le Kid, Gros-lard, Patte-folle, l'Acrobate et quelques gouapes de leur clan.

 
Deux jours. Deux jours qu'il était arrivé, et deux jours que ses deux compagnons kilsinites l'avaient abandonné. Comme s'il était un pestiféré. Lui, Cal Keran, le Prince des Voleurs, le pur produit de l'anarchie du Sin, le défenseur des valeurs libertaires et de la libre-propriété ! Pour un peu, les deux allaient faire passer son quartier pour le centre intellectuel -et pas dans le bon sens- de la cité krolanne. Quel gâchis. Il y avait pourtant tant à faire ici !

Il avait passé deux bonnes... Heures à déprimer. Savoir quoi faire. Avant de se reprendre. On ne guidait pas un Prince, on le suivait ! Il n'avait pas besoin d'eux pour prendre l'air et visiter, non ? Alors, dans l'auberge dans laquelle celui-ci était descendu, il avait préparé un plan.

Ou plutôt, cherché un plan. Au vu de l'architecture, se déplacer par les toits comme au Sin était compliquée. L'architecture, moins chaotique, ne lui laissait que peu de prise. Il s'était alors résolu à prendre la seconde option : apprendre à se déplacer par les souterrains qui courraient sous la ville. Quelle joyeuse idée que les tunnels de cité, vraiment ! Le paradis sanitaire et le paradis des voleurs ! Le seul risque était celui de se perdre. Mais, bah, il trouverait bien une sortie à un moment X, non ? Et le tout était d'explorer par secteur.

Il avait donc cherché, le premier jour, à se procurer le plan des-dits souterrains. Avait accumulé, aidé par le sponsor de quelques généreux kildariens, du matérial : briquet, corde, nourriture, boisson, torche, journaux des égoutiers locaux.

Et enfin, au matin du troisième jour, il était prêt, armé et équipé. En partant de jour, il aurait le temps de repérer le chemin pour un premier cambriolage et, peut-être, de l'effectuer. Rien de lourd, bien sûr, mais pour la beauté du geste, ce serait appréciable.

Sous l'auberge, il avait repéré un passage pour accéder aux caves. Chemin facile, peu emprunté, et, dans le matin endormi, personne ne l'interrogerait sur son étrange expédition. Au pire, il pourrait baragouiner une excuse en krolanne, histoire de leur expliquer pourquoi il avait besoin d'explorer les souterrains. Il avait volé, la veille, un des badges appartenant aux égoutiers. Suffisant, sans doute, pour duper le quidam sans expérience. Quand aux habitants des souterrains, ils avaient sans doute mieux à faire que de se préoccuper d'un explorateur.

Nous ne raconterons pas ses pérégrinations en détails. Il avait repéré une petite auberge miteuse, reliée par les égouts, à ses caves. Sans doute rien de fantastique mais voler la caisse lui permettrait de payer ses frais de voyage et de rentrer sans avoir à assommer un second contrôleur. Surtout qu'il valait sans doute mieux se faire oublier quelque temps, après ça. Oui, ce serait parfait.

Il avait tracé au charbon, sur un velin, un plan sommaire. Juste de quoi retrouver son chemin. Le processus l'avait ralenti. Et après avoir traversé la moitié de la ville, pris un casse-croute sommaire, et avoir du se stopper pour le renvoyer -s'habituerait-il à l'odeur ?-, il... Etait temporellement paumé. Quelle heure était-il ? Il aurait du prendre une montre. A vue de pif, on devait avoir passé midi. A vue de pif seulement. Difficile à dire. Toujours est-il qu'il y était arrivé. Selon ses calculs -et les vagues plans trouvés en ville-... L'auberge qu'il visait était au-dessus. Ses caves devant. La lourde porte de bois attendait, massive. Passant une langue sur ses lèvres, il s'approche. Pousse. Bloqué. Regard vers la serrure. Fouillant dans ses poches, ce sont un petit crochet et son entraineur qu'il sort.

Quelques cliquetis. La serrure est rouillée, seule difficulté, mais les goupilles, de mauvaise qualité, sautent une à une. Il pousse la porte. La referme en sifflotant.

Un souffle dans sa nuque. Il se bloque. Un "Shhhhhhhhhhh" ? Que... D'une main, il attrape le briquet à silex. L'allume. Une bonne grosse dizaine de paires d'yeux jaunes l'observe.

Le Prince des Voleurs au Royaume des Chats. Il faudrait l'écrire, celle-là. Ce serait une super pièce.

CK : "Pas bougez..."

Des chats. Pourquoi fallait-il que ce soit des chats ?

 
On s'apprête à partager un bon gros rat égout encore chaud lorsque Puduc' crache violemment, précisant d'une brève contraction de sa glande anale qu'un intrus bipède s'approche du QG.

Aussitôt, une dizaine de gars se posent face à l'entrée, bien visibles, tous leurs yeux tournés vers l'arrivant. De la sorte, il se focalisera sur ce premier paquet...

Le Gros, Z'oreille, Le Kid, ma gueule et Puduc' formons l'avant-garde ; sans être expressément hostiles, on ne laisse planer aucune ambiguïté sur notre résolution à ne pas céder un pouce de terrain sans combattre si le krolane fait mine d'avancer. A dix, nous sommes déjà suffisamment dangereux pour lui faire entendre raison...



... mais la vraie menace est ailleurs : perchés sur les piliers, les vieilles poutres et les tympans des arcs et des voûtants, dix matous aux dos hérissés et crocs apparents se tendent, lames sorties, prêts à bondir sur l'intrus pour lui déchiqueter la tête. C'est là que se porteront les attaques, en seconde vague, après que le Kid ou moi auront lancé l'assaut du sol : la proie, fort occupée à repousser les assaillants d'en bas, ne verra rien venir lorsqu'une nuée de tueurs lui fondront dessus par les airs. Alors, lorsqu'ils le saigneront à mort, je lui arracherai les c... C'est ma petite spécialité.

Pauvre gars, je ne voudrais pas être à sa place ! S'il a une once d'intelligence, il va reculer, lentement, et quitter un territoire qui ne lui appartient p...

Un instant. Hey, mais... mais je le connais !!

La multitude d'odeurs félines m'a empêché de l'identifier à la seconde mais maintenant, ça ne fait aucun doute : c'est le mâle rencontré dans le train, en compagnie de Lohan...

Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Comment a-t-il réussi à me trouver ? Je ne vois pas d'autre explication à sa présence ; serait-il capable de remonter une piste ? Ce serait bien une première, pour un bipède ! Il m'intrigue, celui-là, et pas qu'un peu ; décidément, Lohan a de bien curieuses fréquentations !

Lançant un bref miaulement d'apaisement, je sors de l'ombre et vient rapidement me frotter aux mollets du gaillard, le marquant, de sorte que chacun sache que j'en réponds. Du coup, les chats perchés se détendent tandis qu'au sol, les plus curieux s'avancent et commencent à sentir l'intrus, afin de s'en imprégner...

Le Kid me lance un regard amusé, suivi d'un bref miaulement... genre :

- Boss, t'as combien de krolanes, exactement ??

 
Diable. C'était définitivement une drôle d'assemblée qui l'avait accueilli. Et, plus drôle encore, lorsqu'ils avaient fixé leurs regards sur lui. Cal n'était pas PARTICULIEREMENT un krolanne à animaux, il ne les détestait pas, encore moins avec une sauce au vin, mais la situation restait impressionnante.

Un miaulement derrière lui. En hauteur. Sans doute le petit nouveau de la bande, moins discret que les autres. Note pour soi, aucun geste hostile. Si un paquet lui tombait sur le dos, un autre dans les jambes, il s'en tirerait avec un ou deux jours de lit et quelques semaines pour récupérer les lambeaux de peau manquante.

Evènement impromptu, l'un des félins se colle à la jambe du blondinet. Qui tressaille, son sourire se fixant dans un rictus. Mais aucune agression détectée. Juste un frottement. Regard. Noir. Gros, énorme même. Une minute, c'est...

Le chat de l'asperge ? Mais oui, c'est lui, cette carrure de sumo en fin de carrière, ce poil luisant et cet oeil fourbasse. Les autres le regardent. Certains prennent la suite, le renifle. Espèce de petit... Chat d'appartement hein ? Plutôt chef de clan. Le fourbe, il en était sur, ce chat n'était pas très orthodoxe dans sa manière d'être ! Non, il n'était pas jaloux d'un chat, il avait flairé le chat !

Bon. Réfléchir. Doucement, sans geste brusque, il s'accroupit. Comment on caresse un chat encore ? Un chien c'est facile, ça bave partout et c'est content. Un chat c'est un foutu baron. Si tu ne le fais pas bien, ça attaque. Et vu sa meute... Alors il vise la tête, entre les deux oreilles. Et gratouille.

CK : "Il aime ça, le chaton ? Hein ? Il aime ça ?"

Sans attendre, il porte une main à sa poche, et en sort une tranche de jambon, qu'il sort de son papier. Offrande au maitre des lieux, il suppose. Regard vers le clan des chats. Pas bouger.

 
Ah, l'animal me reconnait également... sans pour autant me renifler : je ne saurai jamais comment ils font, ces bipèdes, pour nous identifier du regard : rien ne ressemble plus à un gros chat noir qu'un autre gros chat noir... même si de nuit, c'est bien connu : nous sommes tous gris !

Tiens, ça sent le jambon ! L'odeur génère comme une vague d'excitation, une vague qui prend naissance au niveau du krolane et parcourt les rangs de la meute comme une onde de choc... et voilà le gaillard qui se baisse et approche sa grosse papatte pleine de doigts ? Houuuu, méfiance : qu'est-ce qu'il me veut ? Ah, c'est pour moi la barbaque ?? Trop fort : je n'ai même pas eu à demander !

Profitant de l'aubaine, je croche le bout de gras d'une griffe et commence à boulotter sans trainer : même si la hiérarchie est bien posée, on n'est jamais à l'abri d'une tentative... tiens, regarde-moi celui-là... tu t'approches un peu trop près, mon garçon ! Si tu veux du jambon, vas te trouver ton propre fournisseur ! Un grognement, suivi d'un regard un peu insistant, suffisent à éloigner l'importun...



A défaut de venir me disputer le morceau, les poteaux s'approchent et s'enhardissent : ceux qui reniflaient l'intrus commencent à miauler, dans l'espoir de recevoir un peu de bidoche à leur tour. Le Kid et Gros-lard s'avancent également, apportant la tête du rat dévoré et la déposant aux pieds du krolane, en signe de bienvenue... Il va apprécier le geste, pour sûr !

Pour ma part, le morceau de gras avalé, j'entreprends de me lécher les babines avec soin lorsque le gaillard décide de me tripoter la tête. Ah le salaud, il me grattouille pile sur le haut du crâne, juste où il faut... un endroit presque aussi jouissif qu'en bas du dos, avant la naissance de la queue : impossible de résister, la machine à ronron se met en marche d'elle-même !

Je regarde le nommé Cal à travers mes yeux mi-clos, bien décidé à le suivre en attendant de retrouver Lohan (pour l'heure, ce dernier ne me manque pas) : où a-t-il prévu d'aller ? Avec ces bipèdes, on peut s'attendre à tout...

 
Merde. Il aurait jeté un cocktail molotov dans un resto bondé du Dara que ça n'aurait pas eu plus d'effet. Les matous miaulent à réveiller les morts, et l'un d'eux vient même déposer... Mon quartier, c'est dégueulasse. Bon... Ca a l'air d'être un signe de bienvenue, ce qui en soi est positif, mais ce b...

Un des chats, manifestement peu satisfait de ce manque affectif -et jambonesque- collectif, décide de lui sauter dessus. Un petit rouquin, pas trop vieux, sans doute trop peu pour gérer la montée d'adrénaline -les chats ont-ils ce problème, d'ailleurs ?- et se stopper derrière les ainés, part en incursion. Et quelle incursion. C'est soudain toute griffe dehors que celui-ci s'agrippe au voleur, dans un long miaulement guerrier. Sursaut du voleur. Et le jeune chat glisse sous sa chemise.

CK : "Putain de..."

Il se mord la lèvre quand les griffes s'accroche à la peau. Et le voila qui rentre dans un combat épique. Tandis qu'au même moment, un message mental lui arrive. Nous n'en dirons pas le teneur, mais la difficulté pour se concentrer sur le combat ET la discussion est là.

Quand enfin l'une de ses mains parvient à choper la queue de l'envahisseur et à la tirer, il l'expose triomphant -et douloureusement-, dans un :

CK : "Haha !"

Victorieux. Qui, dans le silence soudain, résonne. Regard vers les chats. Vers le chat. Les chats. Le chat. On déglutit. On pose douuuucement le chat. On recule douuuucement vers l'entrée. Et on se prépare à courir.

 
Je regarde le bipède s'éloigner, sur ses gardes. L'andouille qui lui a grimpé dessus s'en prend une en passant : le Kid, y'a comme du relâchement dans les rangs, faudrait voir à gérer tes gars !

Pour ma part, j'hésite : je colle Cal aux basques, partant du principe qu'il a toujours de la viande dans la poche ? Rien n'est moins sûr, l'odeur est faible... s'il lui en reste, ça ne doit pas représenter grand-chose. Il va sans doute retrouver Lohan à un moment ou à un autre, mais d'une part, je ne suis pas pressé de voir mon grand crétin - j'ai d'autres krolanes à fouetter - et d'autre part, je connais sa signature olfactive par coeur : si le vent porte, je peux le repérer à plusieurs kilomètres de distance ; et s'il pète, Syfaria n'est pas assez grand pour qu'il s'y planque...

Après un dernier frottement de jambes, je laisse le dealer de jambon vaquer à ses occupations et je reviens vers Kid et son gang : on a encore plusieurs choses à régler, concernant le trafic de lait et d'herbe à chat entre les shars Sin et Dara.

A un de ces jours, krolane Cal...