Tandis que sa sœur et son ami à l'accordéon récitaient une partition aux accents sombres mais délectables, Teo' poursuivait sa lente descente de tasse. Les effluves acres et âpres du breuvage se mariaient à merveille avec le ton dramatique de la chanson. Ces ondes sonores transcendaient le Lanyshsta et son esprit se délivra de ses contraintes charnelles, voyageant à travers l'espace et le temps, guidé par les intonations de la musicienne. Gorgée après gorgée, la bouche désormais noircie, il perdait le contrôle de ses pensées, une décharge télépathique en résultat:

Quelle noirceur merveilleuse, un enchantement profond et lugubre, une inspiration ténébreuse pour mon esprit harassé de peines, un doux poison qui s'immisce aux tréfonds de mon être tourmenté, emprisonné, torturé de tant d'ignorance Krolanne...

Comme sonné, il reprit conscience en remuant vivement la tête.

Mais par quel phénomène métaphysique me suis-je retrouvé errant dans les limbes de mon cerveau? Ce mélange concasseuse-musique est une merveille scientifique, si seulement je disposais de...

Il stoppa sa phrase pour ne pas indisposer un éventuel auditeur indiscret et peu enclin à la science sans entrave.

Avec quelques cobayes krolannes vivants, je pourrais effectuer un protocole de test pour valider les effets dudit mélange sur des encéphales fonctionnels.

L’œil pétillant, il salua d'un mouvement respectueux la prestation des deux musiciens. Il se demandait même si l'heure des chimères stimulait la créativité et le talent des compositeurs, tant de questions et pas assez de temps pour y répondre, une nouvelle source de frustration et de colère pour Teo', il maugréa sourdement...

La mort n'est qu'un commencement mais science est source de vie. Tuer son âme est-il le prix à payer pour atteindre la connaissance suprême?

 
Tuer son âme est-il le prix à payer pour atteindre la connaissance suprême?

C'est une question pour moi ?

Teo' sortait de ses pensées alors que la musique s’était arrêtée depuis longtemps. Sa sœur était de retour a sa table et l’accordéoniste avait disparu.

Je n'en ai pas la moindre idée...

Elle observait son frère discrètement, sans se départir d'une profonde mélancolie dans le regard.

Mais ça ferait un bon titre de chanson. Tu as déjà pense a devenir compositeur ?

 
Compositeur, étrange concept que voilà.

Ayant retrouvé sa lucidité, Teo' fut néanmoins surpris par la dernière question de sa sœur.

Non, je n'y ai jamais songé. A vrai dire mes occupations à l'exploitation et dans mon petit labo personnel prennent le plus clair de mon temps. Mon esprit n'a donc que trop peu l'occasion de fureter dans le lyrisme et la poésie.

J'apprécie cependant lire un texte de qualité ou écouter une mélodie harmonieuse. Je n'ai probablement pas hérité de ta fibre artistique.

Sa tasse était vide, il était temps pour lui de retourner voir si l'exploitation familiale fonctionnait à plein régime.

Je dois m'en retourner chez moi, as-tu déjà visité une usine de production de gaz? Si tu me suis je te montre ce que j'y fais.

 
Le visage de Tri' était impassible mais son regard montrait une lueur d’intérêt.

Une exploitation de gaz? Pourquoi pas...

Elle n'avait de toute manière pas envie de retourner chez elle, sans doute la fibre nomade de leur vagabond de père.

Je suppose qu'il doit y avoir pas mal de tuyaux. Parce que justement, j'aurais besoin d'un tuyau en tuyaux.

Dans la bouche d'une autre personne, pareille déclaration aurait été un calembours de mauvaise qualité mais de la part de Tri' c’était très sérieux.

Je t'expliquerai mon projet d'instrument futuriste.

Les consommations réglées ils se mirent en route. Elle suivait son frère, cherchant a passer la plus inaperçue possible, invisible eut été l’idéal.

Ou peut-il bien habiter...

 
Teo' emmena sa sœur à travers la ville, du point le plus haut du district botanique jusqu'en périphérie de l'agrozone là où se situait une bâtisse modeste mais bien entretenue. Les Bas-Fonds de Kil'dara n'étaient pas loin mais la sécurité draconienne des zones agricoles de Kil'dara permettaient de se sentir en sécurité, du moins de jour...

Voici la maison de ma mère et moi-même, comme tu le vois c'est modeste mais parfaitement vivable. Le quartier est paisible mais le fait que nous soyons à proximité des Bas-Fonds peut être source de désagréments la nuit. L'exploitation en tant que telle est plus à l'écart, à environ 500 mètres d'ici, tant pour des raisons pratiques que sanitaires, la fermentation n'a jamais donné des senteurs plaisantes...

Il pointa du doigt un entrepôt un peu plus en contrebas, au milieu de champs et pâturages.

Ces espaces ne nous appartiennent pas mais nous récupérons les déchets végétaux et animaliers, une sorte de symbiose disons. Allez vient ce n'est plus très loin.

Il pressa le pas et une odeur forte commença à se faire présente.

Je te conseille de porter un linge devant ton doux visage, si possible imbibé de parfum, comme la concasseuse de charbon ça choque un peu les vibrisses des novices!

 
Elle suivait son frère avec confiance mais sans se départir de sa paranoïa habituelle, teintée de timidité et d'un vilain manque de tout savoir-vivre social. Les lanyshstas développaient chacun leur stratégie de survie, elle, son instinct l'avait rendue aussi transparente qu'une perle.

Suivant les conseils de son Teo', elle couvrit son visage. Elle avait justement un foulard noir qu'elle utilisait d'ordinaire pour cacher la blancheur de son visage, pour mieux se cacher une fois la nuit venue. Elle avait d'ailleurs aussi un masque qui ne laissait plus voir que ses yeux mais son utilité pour les odeurs étant proche de zéro et son port de jour davantage un un moyen de se faire remarquer qu'autre chose, elle s'abstint.

Et tout ce gaz ou est-il mis en stock?

Elle contempla la maison et apprécia la discrétion et le manque d'ostentation de la bâtisse.

Tres joli...

...ta mère est la?

La perspective de faire encore une nouvelle rencontre lui causait du souci. Surtout que les réactions de la mère de Teo' pouvaient être imprévisibles, si elle découvrait que son mari avait eu des enfants ailleurs.

Je pourrais la rencontrer un autre jour tu ne crois pas? Prenons d'abord le temps de bien nous connaître d'accord?

Elle espérait que Teo' obtempère sans poser trop de questions tandis qu'ils se rapprochaient de la demeure fraternelle.

 
Nous n'irons pas chez moi alors, je te présenterai mon laboratoire un autre jour. Sache que si nous croisons mère je te présenterais comme une nouvelle amie musicienne, le visage couvert on ne devrait pas te trouver un air de famille. Cache ta bague avec cette pierre noire le temps de la visite si tu veux, ce sera plus discret encore.

Teo' déambulait sur le maigre sentier qui menait aux installations, donnant quelques détails sordides sur les propriétaires terriens du coin. Ils passèrent près de sa maison mais ne s'y arrêtèrent point, le Lanyshsta semblait absolument vouloir montrer les cuves de fermentation à sa soeur. Arrivés proche des machines, il se couvrit les oreilles et invita Tri' à faire de même, les cliquetis mécaniques et les rotations des machineries émettaient un bruit sourd et usant. Il donnait perpétuellement des informations en élevant la voix pour couvrir les sons environnants:

Pour des raisons d'optimisation du volume de stockage, le gaz est conservé dans des sphères, question de rapport volume-surface. Tu les trouveras un peu à l'écart, là-bas dans ce champ. Pour des raisons de sécurité elles sont à l'air libre et un peu à l'écart.

L'ingéniosité du système est de pouvoir pressuriser le tout afin de conduire ce gaz dans les lignes de distribution vers tous les Sharss. Nous consommons alors une fraction du gaz produit qui alimente cette grosse turbine, cette dernière faisant tourner ce train de compresseurs jusque la pression désirée. Pour le débit, on alimente plus ou moins de compresseur via le système de vannage à l'entrée de chaque machine. Ca demande une surveillance régulière et des réglages constants.

La grosse vanne que tu vois là permet de réguler le flux de gaz vers la turbine, il vaut mieux contrôler son ouverture si tu ne veux pas que la survitesse fasse sauter l'ensemble!

Une lueur de malice s'invita dans le regard de Teo'.

As-tu des questions?

 
Tri' paraissait intéressée par les machines et installations que lui présentait Teo'. Oh bien sur, c’était difficile a percevoir sur son visage plutôt inexpressif pour le moment mais décelable pour quelqu'un qui la connaissait bien ou était très observateur.

Les détails techniques dont l'abreuvait son frère lui passait un peu dessus comme l'eau sur les plumes d'un cygne noir. C’était surtout les bruits divers et varies qui attiraient son attention. De vacarme, il lui paraissait présenter maintenant un intérêt, comme si l'installation avait sa propre musique, ses propres vibrations.

C'est très intéressant. Je te remercie.

J'ai en effet pas mal de questions.

Elle réfléchit, histoire d'ordonner un peu ses pensées.

En quelle matière sont ces tuyaux? Est-ce que des tuyaux de cuivre conviendraient aussi? Y a-t-il des considérations quant au diamètre minimum ou maximum.

Elle reflechissait encore...

Peux-tu me montrer le système qui commande ces vannes? J'aimerai voir quel est le temps de réaction entre une commande et le passage du gaz.

Que pouvait-elle bien avoir en tête?

 
Teo' répondit avec assurance:

Nous privilégions l'acier, c'est plus cher que la fonte mais plus facile à travailler et ça résiste mieux aux chocs. Pour le cuivre, c'est son coût prohibitif qui nous contraint à ne pas l'utiliser à grande échelle. Il conduit cependant très bien les flux thermiques et électriques.

Concernant le diamètre, tu as un optimum à trouver. Plus le diamètre est petit, le poids et donc le coût sont diminués mais ton débit possible l'est tout autant, même nettement plus pour être exact. Selon le débit de gaz que tu souhaites faire passer à l'intérieur, tu dois trouver le diamètre minimal pour lequel tu ne perds pas trop d'énergie. La perte d'énergie a un coût en consommation de gaz car les compresseurs doivent travailler plus mais l'achat de plus gros tuyaux coûte plus cher en investissement initial.

Il se dirigea vers la grosse vanne à l'entrée de l'alimentation en gaz de la turbine générale, cette dernière était une pièce de d'acier forgé d'une taille fort appréciable, le volant de vanne permettant de régler l'ouverture-fermeture de cette pièce de robinetterie avait un diamètre comparable à celui d'un avant-bras Krolanne lambda.

Voici un exemple de vanne. Si tu tournes le volant en sens horaire, tu ouvres plus l'ouverture en écartant la tige mobile du corps de vanne fixe. Plus grande ouverture implique plus grand débit. En sens anti-horaire c'est l'inverse. Tout est manuel car une automatisation plus poussée impliquerait l'utilisation de cuivre et d'électricité, denrées précieuses à Kil'dara.

Teo' fronça légèrement les sourcils et posa à son tour une question à sa sœur:

Pourquoi un tel intérêt sur les aspects techniques de l'usine? Tu souhaites ouvrir ta propre unité de production?

Il sourit des commissures des lèvres ce qui lui donna un air sarcastique.

 
Tri' buvait les explications de Teo' comme un vampire du sang. Elles lui ouvraient beaucoup de perspectives.

Non, je ne compte pas ouvrir une unité de production, enfin, pas comme tu le penses.

Elle parut se perdre dans ses pensées, tout en contemplant encore les installations. On aurait dit qu'elle savourait leur bruit.

Le mieux c'est que tu viennes voir chez moi. Tu comprendras. Montrer c'est plus efficace qu'expliquer.

Elle attendait que son frère acquiesce éventuellement a ses propos.

J'habite également prés des bas-fonds. On peut remonter, traverser le quartier du Stroboscope et redescendre ou alors traverser les bas-fonds. Ça va plus vite mais ce n'est pas dénué de danger.

La perspective d'un éventuel danger ne paraissait pas l'affecter plus que ça. Ou alors elle le cachait bien,

 
Teo' n'avait pas totalement saisi les raisons de la curiosité et du foisonnement de questions de sa jeune sœur aux paroles habituellement rares. Elle semblait avoir une idée derrière la tête, un concept que le Lanyshsta souhaitait connaître.

Tu ne seras donc pas une redoutable concurrente, c'est dommage car les besoins en gaz vont sans cesse croissants, il y a de la place pour les ambitieux!

Venir chez elle, je vais la suivre mais restons prudent, la nature exacte de son projet m'est inconnue et si ça se tombe...

Des images atroces traversèrent son esprit, tant et si bien qu'il en fît une moue terrifiée. Il se reprit rapidement et répondit:

Je te suivrai chez toi puisque tu m'as également suivi ici. J'ai l'habitude de parcourir les Bas-Fonds pour mes recherches personnelles, donc ça ne me dérange pas de tailler dans le vif du sujet!

Inconsciemment il venait de décrire une partie des visions horrifiques que son imaginaire aussi fécond que torturé produisait régulièrement, le menant à d'étranges théories suivies d'inquiétantes expériences pour valider les premières.

 
Tri' entraperçu quelques sinistres visions de corps tortures et autres dissections de cadavres. Elle ne s'en formalisa pas davantage. La folie lui était une notion bien familière.

Tous les krolannes sont des acteurs,
Chacun son tour il joue son rôle,
Et certains durent plusieurs heures,
Dans chaque Kil c'est une farandole,

Ces quelques vers étaient familiers a Teo'. Quelle signification leur accordait sa sœur?

Pas le temps de réfléchir ou de demander, elle était déjà en route a travers les bas-fonds. Tout comme son frère, elle paraissait avoir l'habitude de l'endroit, se déplaçant vite comme une mauvaise nouvelle, discrètement comme un secret.

Tout a coup, quelques gaillards a la mine patibulaire surgirent de nulle part. Ils n’étaient visiblement pas animes de bonnes intentions.

Tri' s’effaça dans les ombres. Teo' aperçut brièvement deux lames courtes mais effiles dans les mains de sa sœur. Les gaillards parurent se concentrer maintenant sur lui. L'un d'eux muni d'un gourdin, s'approcha:

La bourse ou la vie... Ou les deux... arf, arf, arf

 
Cette poésie a un fond de réalité, nous sommes tous acteurs de notre propre destin, ce monde est une pièce de théâtre au script mouvant. Tout est relatif et les interprétations sont multiples, mais? Elle file tel le vent, vite faut que je me hâte.

Le temps d'une fugace pensée et déjà sa sœur dévalait chemins, sentiers et ruelles obscures en direction des non-moins sordides Bas-Fonds. Le pas léger il se mit en marche précipitamment et dans une confiance somme toute aveugle.

Manquant de vigilance au coin d'une rue peu animée, Teo' se retrouva en funeste compagnie, sa compagne de voyage ayant préféré se camoufler non loin de là. On lui proposa de troquer sa vie contre quelques piécettes, mais ce marché n'intéressait guère le Lanyshsta. Il répondit calmement:

Mais bien sûr messieurs, laissez-moi chercher mes girasols.

Il glissa sa main dans sa profonde tunique et agrippa fermement son poignard. Il projeta simultanément un message télépathique à Tri' :

J'ai besoin d'une diversion maintenant!

Teo' savait qu'il ne pourrait frapper qu'une seule fois la brute au gourdin pour le neutraliser avant de tenter une fuite, son destin était désormais intimement lié avec celui de la jeune musicienne.

J'espère que ma sœur sait manier le couteau... Père, dans quel pétrin m'as-tu encore fourré, tout est ta faute maudit vagabond!

 
Méfiants, les individus observaient de près Teo'. Le coup du poignard a la place des girasols était sans doute assez fréquent. Ils allaient peut-être simplement se jeter sur l’ingénieux frère et le massacrer sans lui demander de compter ses girasols.

Mais avant qu'ils n'aient le temps de réfléchir ne serait-ce qu'un instant, l'un d'eux hurla de douleur. Quelqu'un, ou quelque chose lui avait blesse le dos. Grave ou pas, la blessure pissait le sang et devait lui faire fichtrement mal. Ses compagnons s’arrêtèrent observant les alentours et le regardant.

Diversion malvenue puisque le krolanne au gourdin laissa tomber celui-ci, un violent coup de dague venait de le blesser au bras. La ruelle des bas fonds résonna de cris et d'insultes tout a fait immondes.

Sur ta gauche, le passage sous l'arcade...

Une pensée venait d’atterrir dans le crane de Teo'. Tri' était elle-même étonnée d'avoir réussi a transmettre quelque chose de précis. Ses pouvoirs lanyshstas allaient en augmentant... D'ailleurs bien qu’habituée du couteau elle s’étonnait de sa rapidité...

Sans attendre, elle s’enfonça dans une ruelle sombre, poussa du pied un bidon vide sur sa droite puis fila a gauche. Avec un peu de chance les malfrats partiraient ainsi dans la fausse direction. Si ses souvenirs étaient bons... ...ils l’étaient, la rue finissait par un mur qu'elle s'empressa de gravir pour redescendre dans une autre rue. Derrière le coin d'un immeuble délabré elle s’arrêta. Si son frère avait bien compris son message elle devrait le retrouver ici.

 
N'ayant à peine eu le temps d'envoyer son message télépathique que Teo' constata que quelque chose d'anormal s'était produit, deux krolannes saignaient, mais alors qu'il cherchait une issue à proximité, il reçut une pensée de sa sœur l'invitant avec clarté à se diriger vers une arcade.

Moins d'une fraction de seconde lui suffit pour repérer cette dernière et il fila aussitôt dans cette direction, sans regarder en arrière ni même écouter les paroles du groupe belliqueux aux deux membres amoindris.

Il passa sous l'arcade poursuivit tout droit jusqu'au bout sur une vingtaine de mètres avant de bifurquer à droite selon le tracé coudé du chemin obscur. Il chercha un coin sombre pour reprendre son souffle et se dissimuler. Une ombre apparut au sommet d'un muret proche, il retint sa respiration et espéra de toutes ses forces que ce n'était pas un malfrat car il serait alors facilement visible depuis la hauteur de l'obstacle qu'escaladait la silhouette encore méconnaissable.

Cette dernière descendit puis attendit, l'allure générale du personnage ne ressemblait guère à celle des brigands, plus frêle et plus agile. Par précaution il demanda par pensée :

Tri', est-ce bien toi qui vient de descendre d'un mur à l'instant? Dans ma fuite je n'ai pas pris le temps de voir où tu étais partie...

Accroupi derrière un dédale de tuyauteries rouillées et autres débris, il faisait peine à voir mais ainsi il était un tant soit peu camouflé.

 
Elle paru a peine surprise de retrouver son frère.

Mais bien sur c'est moi. Qui espérais-tu trouver ici ?

Ne perdons pas de temps. Je suppose que ces brigands n'ont pas réussi a nous suivre mais la prudence est toujours la meilleure voie. Viens ! On va prendre le chemin des tuyaux.

Sans attendre particulièrement de réponse, elle passa sous un gros tuyau un peu crachotant. Étonnamment il y avait de la place derrière. A d'autres endroits, c’étaient des boisseaux de petits tuyaux ou alors une grosse vanne d'embranchement. Il y avait même un bout ou ils passèrent dans un gros tuyau dessafecte.

Enfant je venais souvent ici. Va savoir pourquoi la plupart des gens évitent cet endroit et on y est tranquille. J'aimais, j'aime toujours, la solitude.

La raison de la solitude de l'endroit était sans doute évidente a un technicien comme Teo'. Pour une musicienne telle que Tri' c’était inconnu, ce qui expliquait l'absence de crainte qu'elle avait a passer sous des tuyaux de vapeur sous pression ou de produits parfois toxiques.

Ils finirent par parvenir a l’orée du quartier. Un grand bâtiment aux multiples étages et entrées s’élevait la. De loin il avait belle allure et semblait bien entretenu.

 
Soupir de soulagement.

Je m'attendais à tout et n'importe quoi à vrai dire. Tu ne m'avais pas fait montre de toutes tes qualités, rappelle-moi de ne pas me mettre en travers de ton chemin, j'apprécie modérément les morsures des lames d'acier.

Teo' suivit sa sœur sans trop réfléchir, c'était rationnellement idiot mais il faut croire que les liens du sang rassuraient le Lanyshsta de manière suffisante, voire exagérée. Conduites de gaz, de vapeur et... Réseau d'égout désaffecté, ce n'était guère ragoûtant mais les Bas-Fonds exhalaient cette ambiance putride que Teo' aimait beaucoup, malgré les dangers il trouvait que les ténèbres et la souillure omniprésentes présentaient un visage horrifique qui stimulait son intellect.

Il m'arrive également de traîner dans les Bas-Fonds mais je ne me suis qu'épisodiquement aventuré dans ces ruelles, je trouve en général ce que je cherche dans les recoins des artères principales de ce funeste quartier.

Il songea aux frêles créatures qu'il récoltait dans une cage avant de les ramener dans son étrange laboratoire de fortune. Puis il reprit la conversation :

Solitude dis-tu? Je suppose donc que jouer dans un orchestre symphonique ne serait pas ta tasse de thé...

Alors que la lumière réapparut enfin à travers quelques rayons perçant les allées aux ombres lugubres, Teo' observa une bâtisse au loin. Cette dernière devait appartenir à un autre quartier car son architecture tranchait nettement avec celle des Bas-Fonds. Ils s'en approchèrent à pas confiants.

Serait-ce ton immeuble?

 
Les compliments fraternels ne semblent guère la toucher.

Lame d'acier ? Je ne vois pas de quoi tu parles.

Il est vrai qu'elle ne semble porter aucune arme. Tout en devisant, ils se rapprochent de la grande bâtisse. De près, elle est nettement moins belle. Un peu délabrée, elle parait avoir connu des jours meilleurs et devrait sans doute subir quelques travaux.

C'est une ancienne demeure patricienne qui a été transformée. Il y a soixante logements. Certains ne sont cependant plus habitables. Ne secoue pas trop la porte, elle ne tient plus très bien.

Passant la porte, ils avancent dans un couloir sale. De temps a autre on entend une porte qui se ferme brusquement, ou on devine un œil inquisiteur, derrière un judas. Elle finit par s’arrêter devant une porte portant le numéro 17.

Quelques cliquetis de clés plus tard les voila a l’intérieur de l'appartement. Le changement est total. Tout est range méticuleusement et c'est si propre qu'on a peine a croire que quelqu'un habite ici.

Viens, mon atelier est ici.

Elle désigne une porte curieusement peinte en mauve derrière laquelle l'ordre est encore plus surprenant. Une curieuse armoire de fer munie de plusieurs serrures est le seul meuble important. Des instruments de musique sont soigneusement ranges, des centaines de pots en verre sont alignes comme a la parade dans une étagère et des parchemins savamment classes.

Assieds-toi ici ! Je vais faire du thé.

Elle lui désigne la plus cossue des deux chaises et sans hésiter prend l'un des pots de verre dont elle compte visiblement faire bouillir le contenu. Tandis que l'eau bout, elle reste silencieuse.

 
Teo' observa la bâtisse sans faire de commentaire puis s'engouffra dans cette dernière, parcourant un couloir à l'allure peu ragoûtante. Un petit coin des Bas-Fonds au sein d'un bâtiment en déclin. Il entra derrière sa sœur et constata avec surprise l’ordre et la hiérarchisation dans la disposition de l'appartement. Un éclat de lumière entouré de ténèbres, cela lui plaisait.

Ton voisinage m'a l'air bien inquiet, il y a des rôdeurs qui traînent fréquemment ici ou la paranoïa a pris le dessus sur la raison? En tout cas ton logis est superbement entretenu, j'ai presque peur de me déplacer par crainte de perturber l'harmonie générale.

Toujours sur les traces de Tri', il se retrouva rapidement dans son atelier, il fit le tour du regard puis s'exclama:

C'est ici que tu caches ton trésor de guerre. Une armoire fortement sécurisée porteuse de mille promesses, des instruments pour le ravissement des sens et du thé pour ressourcer ton esprit créatif. Je suppose que tu ne souhaites pas communiquer sur le contenu de l'armoire?

L'impressionnant système de verrouillage indiquait au Lanyshsta que le secret se devait d'être bien gardé. Il attendit patiemment que le thé se fasse, non sans scruter en détail certains instruments qu'il n'avait que rarement croisés dans son existence. Il se demandait bien quel projet son interlocutrice à la présence effacée pouvait-elle imaginer cloîtrée dans ce lieu où l'arbitraire ne semblait avoir sa place.

 
Pour une fois, quelqu'un paraissait s’intéresser sincèrement a son travail et a son univers. Papa avait bien fait d'organiser ce rendez-vous.

Pour répondre a tes innombrables questions, la proximité des bas-fonds semble en effet avoir quelque peu aiguise la paranoïa des habitants de cet immeuble quelque peu délabré. Pour ma part je n'ai eu qu'une seule fois a me plaindre d'un autre locataire et de ses agissements. On a retrouve le bougre poignarde un vilain soir et depuis personne ne me dérange, on m'a rapporte que j'aurais en effet la réputation de porter malheur. Si cette superstition peut m'assurer la tranquilite nécessaire, je m'en accommoderai donc.

Elle dépose une tasse de thé a proximité de son frère.

Quant a cette armoire, ni elle, ni son contenu ne m'appartiennent.
...
Regarde plutôt ici.

Elle s'installe devant ce que son frère pensait sans doute être un piano droit. Avec les jambes, elle actionne deux pédales et ses doigts se promenant sur le clavier, quelques notes flûtées sortent de l'instrument.

C'est un harmonium. Mes mouvements de jambe actionnent une soufflerie. Le mouvement d'air ainsi produit va faire vibrer de fins morceaux de métal qui en vibrant produisent ces sons.

J'ai ici les plans d'un harmonium beaucoup plus grand et complexe dont je pensais jusqu'ici actionner la soufflerie grâce a un équipage qui tournerait dans une roue.

Elle lui tend un plan complexe dessine avec une précision maniaque.

Ton gaz m'a cependant permis d'entrevoir quelque chose de beaucoup plus puissant et effectif. C'est du gaz sous pression qui viendrait actionner les nombreux tuyaux. Les limites a la puissance de l'instrument seraient repoussées beaucoup plus loin.

Elle parait perdue dans ses pensées.

On pourrait même imaginer des torchères qui brûlent le gaz a la sortie des tuyaux, joignant des effets lumineux a la musique.

Elle regarde maintenant intensément son frère, tout en buvant tranquillement son thé. Sans doute espere-t-elle sa précieuse opinion de technicien expérimenté quant a son projet fétiche.