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Voile noir sur la Tourmaline
Quand la Renarde rentre au terrier. Ou pas.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 3 Julantir 815 à 11h09
 
I. Les plus grandes aventures démarrent par un seul pas. Ou une seule lettre.


Au moins elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer…

Après son retour de l'expédition dans les sous-sols du Kil'dara, qui l'avait amené à prendre des cours pour mieux gérer la partie Lanyshsta de sa vie, Jade s'était décidée à se consacrer pleinement, à défaut d'exclusivement, à la bonne marche des Comités de Vigilance.
Car s'ils avaient une guerre à mener, il n'y avait pas un instant à perdre afin de s'y préparer.

Mais voilà que les choses avançaient encore plus vite que prévu.

A peine passée chez elle -où elle avait trouvé pas mal de tracesde la présence de Cal, traces dont il s'était bien gardé de lui parler durant leur expédition commune au Kil'dara- elle avait vu qu'un message de la tête -ou plutôt de ce qui ressemblait le plus à une tête parmi la nébuleuse qu'étaient les comités de vigilance- des Comités était arrivé.
Encore un style alambiqué pour la prévenir en grande pompe d'un évenement inratable par ailleurs, et auquel il faudrait répondre dans les formes.
Vu le nombre de choses qu'elles avait à traiter en ce moment, le message avait été déplacé dans la corbeille "pour un peu plus tard".

Sauf que le message du jour était revenu, même enveloppe, mais avec un simple petit plus à la fermeture.



Le renard multicolore.

Depuis des années, c'était la marque de fabrique, le sceau, pour ne pas dire l'emblème, de Lhyn.
Celle que l'on surnommait "la renarde" dans son jeune âge, à cause de sa crinière rousse, avait depuis longtemps opté pour le surnom de "tourmaline", la pierre multicolore.
Pour ceux qui la connaissait, elle était une femme complexe, aux multiples facettes.
Pour le Kil, c'était une personnalité étrange, controversée, l'une des co-fondatrices des Comités de Vigilance.

Pour Jade, c'était plus simplement sa mère adoptive.

C'est Lhyn qui l'avait trouvée, sur la plage, des années auparavant.
C'est Lhyn qui l'avait fait entrer au Kil'sin, qui l'avait fait accepter.
C'est Lhyn qui avait la première su déceler dans son étrange conception du monde les éléments pouvant en faire une enquêtrice hors norme.
C'est Lhyn qui l'avait, dès la fondation des Comités de Vigilance, placée dans un rôle où elle pourrait tirer le mieux de ses capacités, sans pour autant se laisser enfermer par le quotidien.
C'est Lhyn, enfin, qui était tombée malade, il y a près de deux ans. C'était peu après l'émergence des Lanyshstas, quand leurs pouvoirs tenaient plus du fantasme que de l'observation. Certains avaient envisagé une malédiction, une vengeance des monstres que Lhyn faisait traquer. D'autres y avait vu les conséquences des aventures de sa jeunesse, quand elle avait du boire de l'eau parfois imparfaitement purifiée.

Quoiqu'il en soit, les médecins étaient incapables de faire plus que de traiter les symptômes, et Lhyn s'étiolait petit à petit, ses organes se nécrosant lentement.
Depuis qu'elle avait pris son indépendance, après la nécessaire période d'adaptation au Kil'sin, Jade avait gardé des contacts étroits avec Lhyn, la Vigilante rendant régulièrement visite à la Vigilance.
Habituellement, deux fois par mois, même si l'expédition du Fortin -et ses conséquences Kil'dariennes- lui avait fait louper plusieurs réunions informelles.

Pour autant, même si cela n'avait été que fort rare, les précédents "loupages" n'avaient aucunement abouti à ce qui, à l'ouverture de la lettre, ressemblait presque à une convocation.

Bon...
Le temps de s'occuper de quelques lettres, et de son journal, et elle irait voir Lhyn dès ce soir.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 6 Julantir 815 à 20h09
 
II. Lhyn, aventurière charmeuse et vigilante. Ma mère.


Lhyn avait l'influence, les moyens, et les contacts nécessaires pour vivre, si elle l'avait souhaitée, dans une demeure cossue des Douces Chaumières. Pour autant, elle avait conservé la même adresse, au cœur des Estaminets, tout au long de sa vie. Bien sûr, l'endroit avait changé : du petit appartement des débuts, quasi insalubre, et ne servant de pied à terre qu'à ses retours d'expéditions, il était devenu, alors qu'elle se sédentarisait, une caverne aux merveilles, affichant les bibelots de diverses origines, issus de la jeunesse aventureuse de Lhyn. Il s'était agrandi, aussi : même si elle désirait garder son adresse au plus près du cœur palpitant du Kil, Lhyn aimait avoir ses aises, et elle avait au fil du temps récupéré les appartements contigus, en abattant quelques murs jusqu'à occuper un étage complet. Puis à gagner en hauteur.
Pour autant, on ne pouvait pas vraiment parler de favoritisme ou d'enrichissement excessif, car Lhyn avait su conserver une attitude typiquement Kil'sinite de Passage, ce qui était à elle servant à circuler.
Le dernier étage -et la terrasse, par beau temps- étaient des espaces de rencontres de Comités, même si (à l'exception de la rencontre mensuelle du Comité pour l'Amélioration du Macramé dans l’Élaboration des Sacs, le deuxième Matal du mois) seuls les Comités de Vigilance y allaient.
En dessous, l'appartement à proprement parler, ou plutôt ''l'espace intime'', dans lequel Lhyn hébergeait en permanence un ou deux amis. Et en dessous, un étage qui, sans en avoir le nom, était un véritable musée de l'Extérieur, où les masques Dath'ogals côtoyaient un poème de Veilleur Noir vieux de quinze ans.

Car oui, Lhyn avait toujours eu du charme. Si elle n'avait pas eu cette volonté si farouche de changer les choses et de plier le monde à son bon vouloir, elle aurait pu être une courtisane que tout le monde s'arrache.
Petite, oui. Menue, même, mais d'une énergie débordante, un sens de la répartie impressionnant, et un magnétisme naturel qui lui permettait de collectionner sans peine les amants ayant l'âge d'être ses fils. Ce qui expliquait peut-être, d'ailleurs, qu'elle n'eut jamais émis le désir d'avoir elle-même des d'enfants.
Ce n'était que depuis sa maladie que les choses se gâtaient un peu. De menue, elle était devenue émaciée, son énergie finissait par s'épuiser, et, au final, elle accusait enfin son âge.
Elle gardait une aura considérable, du fait de ses agissements : parmi la populace, rares étaient ceux à s'aventurer hors du Kil, et parmi ceux là, rares étaient ceux qui l'avait fait aussi souvent, aussi loin, et sur autant d'années que Lhyn. Elle était au demeurant une des rares personnes à avoir son nom connu dans la plupart du Kil : il faut dire que, qu'on les apprécie ou qu'on les méprise, les Comités de Vigilance étaient l'un des sujets qui faisait le plus parler au Kil'sin, et parmi les co-fondateurs, Lhyn était la plus marquante, la plus connue.
Mais si on lui attribuait désormais de l'intérêt, du charisme… Le charme, lui, s'en était allé.

Cela, plus que la diminution de ses capacités physiques, était source de tourments pour Lhyn, qui ne supportait pas de se sentir amoindrie, blessée dans ce qu'elle considérait être la définition même de son individu.
Que Jade ne soit pas allée la voir pouvait être vu comme une marque de désintérêt pour une chose cassée, et si c'était le cas, la blessure d'égo serait des plus délicates à panser.

Le plus tôt serait le mieux, c'est pourquoi, alors que le soleil baissait sur l'horizon, Jade se présenta à l'adresse de Lhyn. Pas besoin de s'annoncer spécialement, après tout elle avait les clés, mais elle avait depuis le temps appris que la krolanne préférait qu'on frappe avant d'entrer.
Une petite concession acceptée.

Aussi, se dirigeant directement vers l'étage de la 'sphère intime', Jade toqua un coup, entrant en même temps que lui provenait l'accord.
Lhyn présente, la renarde portant un chat. Elle ne tolérait les chats sur elle que lors des conversations avec autrui. Donc le grand fauteuil lui faisant face était occupé. Salutations publiques de rigueur.


Bonsoir, mère.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Merakih 8 Julantir 815 à 16h31
 
III. Les quatre des origines (Les trois qui agissent et celui qui gratte les comptes-rendus)


Ah, Myrhissal. Nous ne t'attendions pas si tôt.

Lhyn n'était pas, biologiquement parlant, la mère de Jade. Ne l'ayant recueillie qu'une fois adulte, on aurait pu dire qu'elle n'avait non plus eue la moindre influence sur la formation de son caractère.
Mais à l'entendre lancer parfaitement naturellement une contre-vérité aussi flagrante, sans que le moindre signe sur son visage ne laisse percevoir que 'enfin te voilà ! Mais bordel tu étais où tout ce temps ?', on aurait pu voir une forte relation intime entre les deux femmes.
Même si, à la réflexion, il n'était pas évident que dans ce domaine, le transfert de talents se soit fait de la mère vers la fille..

Nous étions en train de régler les derniers détails pour la Convention annuelle. Tu viens chercher ta place pour demain soir ?

Au moins, pas de colère perceptible. Pas de colère stupide, du moins. Quelqu'un, dans un cas similaire, et désirant la faire payer pour son silence, aurait pu tenter de mettre Jade dans l'embarras, en essayant de la mettre en porte-à-faux par des questions directes sur un sujet dont elle ignorait tout.
Mais soit Lhyn ne lui en tenait pas rigueur, soit elle se réservait pour une engueulade entre quatre yeux une fois en privé, préférant en attendant lui simplifier la vie. Tout aussi naturellement que pour la première réflexion, elle venait de lui fournir toutes les informations nécessaires.

Myrhissal. C'est toujours un plaisir -trop souvent espacé- de pouvoir contempler votre beauté.

Si Lhyn stockait agréablement les informations de fond dans la forme, ce n'était pas le cas de son interlocuteur, qui venait de parler. Si on éliminait les éléments inutiles, on avait un tableau peu flatteur : concupiscence de la part d'un sexagénaire ventripotent qui savait qu'il n'avait aucune chance, mais qui s'accrochait à l'image qu'il donnait, à savoir celle de quelqu'un en ayant peut-être une quand même. Une baudruche gonflée à l'orgueil et à l'espoir, à l'utilité des plus contestables, et dont les propos n'attendaient pas de réponse. Et n'en méritaient aucune, d'ailleurs.
D'où un léger blanc, le temps qu'il comprenne qu'il fallait passer à la suite.

Inutile, ceci dit, de trop le rabrouer. La hiérarchie au sein du Kil'sin en général, et des Comités de Vigilance en particulier, était des plus fluctuante, mais celui que la base nommait le Secrétaire de la Vigilance avait plus ou moins le rôle de coordinateur des coordinateurs. Dans les faits, il ne servait que peu -Jade n'allant le voir que pour obtenir la synthèse d'activité des autres- mais restait une des figures emblématiques des Comités de Vigilance, le seul co-fondateur encore présent, avec Lhyn.

Car à l'origine, ils étaient quatre. Quatre à s'être dit 'il y a un problème au sein du Kil'sin, il faut que quelqu'un fasse quelque chose. Et ce quelqu'un, ce sera nous !
Enfin non. Ils étaient trois à se l'être dit, et un pour acquiescer.

Les premières heures avaient été… Chaotiques. Après une création on ne peut plus officielle et simple, un unique Comité de Vigilance avait été créé. Ils étaient quatre, mais une figure se détachait alors : Claimen Vildieu. Un orateur né, un exalté. Un idéaliste apte à galvaniser les foules, à renforcer le Comité très vite. Sauf que s'il savait attirer, il ne savait pas gérer, et celui qui s'occupait de la gestion derrière, monsieur Tepes, avait un côté beaucoup plus… Sombre.

Les premiers problèmes surgirent. Le Comité fut impliqué dans des actions violentes, dans des ''exemples'' destinés à marquer les esprits. L'opposition contre la nature même de ce qui était en gestation fut vive, et sur une large échelle.
Mais si monsieur Tepes était le responsable, ce fut Claimen qui monta au créneau pour défendre le Comité de Vigilance. Il en devint l'avocat, le symbole.
Il en devint une cible.
Et lorsque les débordements eurent lieu dans l'autre sens, il devint une victime.

C'est à ce moment précis que Lhyn connu son ascension. Plus pragmatique que Claimen, plus retenue que monsieur Tepes, elle était un monstre politique en devenir, et elle transforma ce qui pouvait s'apparenter à un fiasco prévisible en un magistral retournement de situation.

Elle transforma Claimen en victime, en victime de ceux qui veulent lutter contre les initiatives visant à favoriser le Passage -c'était d'ailleurs devenu un contre-argument courant, destiné à ceux qui prétextaient que les Comités de Vigilance débordaient parfois dans une attitude assez éloignée de la philosophie du Passage : oui, c'est vrai, parfois, mais c'est parce que les Comités de Vigilance visent moins le Passage que l'assurance que chacun puisse continuer à pratiquer le Passage à son plein potentiel. Un petit mal pour un grand bien, quoi.
Et dans le même temps, elle stigmatisa à l'excès -et avec son accord, obtenu en privé à l'issue d'une tractation houleuse- monsieur Tepes.
Les Comités de Vigilance auraient du être annihilés d'emblée par la Vindicte Populaire, mais elle leur acheta une impunité temporaire, citant Claimen dans chacun de ses discours la première année. Monsieur Petes quitta de lui-même le Comité de Vigilance, créant un Comité Vigilance et Action, lequel fut bientôt dissous lui aussi, mais non sans avoir semé diverses graines.
Monsieur Tepes continua à se marginaliser, et ses rapports avec Lhyn se dégradèrent. La rumeur le localiserait actuellement dans les Dessous, où il mènerait une véritable guerre souterraine d'influence contre d'autres groupes, même si de telles rumeurs restaient invérifiables..
L'argument ''assassinat de Claimen Vildieu'' est désormais un peu éculé, mais il a eu son utilité : il n'y a plus un unique Comité de Vigilance, mais une cinquantaine ayant ce nom, plusieurs centaines y étant affiliés, se revendiquant comme sympathisants -parfois une unique personne, comme le Comité de Surveillance de la Rue de la Mélassière (Jusqu'à la Boucherie) – ce qui rend son éviction par un autre moyen que la mobilisation simultanée de tout le Kil contre eux quasi impossible.
Au prix d'une gestion des plus étranges, ceci dit : là où les Comités ont habituellement un représentant, voir des représentants de représentants, lesquels sont considérés comme les Sommités de leur domaine, les Comités de Vigilance ont chacun un représentant qui peut, ou non, collaborer avec les Coordinateurs. Lesquels sont plus ou moins coordonnés.
Ainsi, même Lhyn, sans conteste la plus connue des Vigilantes à ce jour, est à la fois Comitaire de plusieurs Comités locaux, représentante de deux d'entre eux, coordinatrice d'un certain nombre, et tentant de coordonner plusieurs coordinateurs. Même elle doit avoir du mal à savoir avec combien de personnes elle travaille.

En fait, après son absence prolongée, même Jade était dans ce cas d'incertitude.

Oh, oui. Ils étaient quatre. Le ''mort pour la cause'', le ''rebelle exilé'' et la ''politique née''...

Et le Secrétaire, car dans toute révolution il faut quelqu'un pour préparer le café, apporter les croissants, et dire qu'il est d'accord avec tout…



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Julung 9 Julantir 815 à 11h53
 
IV. Planning (jamais respecté...) d'une Convention aux Comités de Vigilance


Si dans ses discours elle n'hésitait pas à aller marquer les esprits par des exagérations outrageuses, dans la sphère privée, les propos de Lhyn tendaient à être exacts.
Ils en étaient effectivement aux derniers détails, le moment où, en venant juste d'arriver, on ne pouvait plus faire grand-chose…

Les invitations étaient parties, arrivées, retournées, et même les positions dans la salle étaient majoritairement attribuées.
Il faut dire que la Convention Annuelle des Comités de Vigilance, c'était quelque chose !
Surtout quand -et c'était précisément le problème de Jade, pour l'heure- elle avait lieu avec deux mois d'avance.

Visiblement, la décision avait été prise peu après son départ pour le Fortin. Lhyn avait tenté de la contacter, sans succès -et sans que cela pose problème outre mesure, Jade étant une figure connue mais aucunement indispensable pour ce genre de réunion, c'était plus une politesse de la mère envers sa fille- et les choses avaient suivi son cours, jusqu'à la lettre écartée "pour plus tard" qui l'invitait à une réunion pour les derniers préparatifs.
Pas de regrets à avoir, l'eut-elle traitée en priorité qu'elle aurait découvert que la dernière réunion où changer les choses avaient eu lieu la veille de son retour.

Et donc, du coup, on avait une Convention Annuelle des Comités de Vigilance prévue dans les moindres détails pour... Là, maintenant.

Comme tout ce qui se passait dans le Kil'sin, mieux valait le faire dans la transparence (du moins la transparence de façade) si on ne voulait pas attirer trop de fouineurs. Pour le coup -et pour plusieurs jours, même- ce serait la grand-salle du Hall des Infinies Palabres qui serait investie. Ouverte aux curieux, l'année dernière, ils étaient, selon les jours, entre vingt et cent. Pas beaucoup plus, car il fallait aussi laisser la place à tout les membres des Comités de Vigilance voulant venir s'investir dans la vie de leur Comité. Et rien qu'avec les représentants -même si bon nombre se représentaient eux-même- on pouvait tabler sur près d'un demi-millier de personnes…
C'est d'ailleurs pour cela, que la réunion se tiendrait directement dans le hall : les plus petits Comités préféraient la Place des Heures Vives car cela leur permettait d'exister pleinement, ouvertement, de recruter éventuellement. Les Comités les plus anciens, les plus rigides, réunissaient de ''gros'' représentants dans une petite salle. Les Comités vraiment énormes, comme celui des Techniques Oratoires, rassemblaient plusieurs milliers de personnes sur la place, avec quelques dizaines de répéteurs montés sur de petits podiums afin que tous entendent ce qui se disait à la tribune. Pour les Comités comme celui de la Vigilance, la grand-salle était suffisante pour abriter tout les invités, tout en ayant l'acoustique nécessaire pour qu'on puisse s'entendre.

Il y aurait plusieurs étapes, chacune pouvant s'étaler au gré des interventions. Théoriquement, en une journée et demi, deux soirées, l'affaire pouvait être bouclée. Mais l'année dernière, ils n'avaient conclu les débats qu'au début du quatrième jour. De toutes façons, traditionnellement, les conventions de deux jours de ce type retenaient le hall pour une semaine entière… Certains cas ayant nécessité d'ajourner au bout de cette durée, s'il fallait en croire les registres du Hall.

Tout d'abord, il y aurait l'arrivée. Le pot de bienvenue, qui était aussi important que le reste, peut-être même plus : avant la moindre ouverture de bouche, c'était le moment de montrer qu'on était venu en force, d'imposer son point de vue de façon non verbale. Un grand moment qui, simplement à observer les mouvements de la foule, avait permis à Jade de deviner la conclusion des deux précédentes conventions avant même leur début officiel.

Ensuite, le discours d'ouverture. Et de bilan de l'action du Comité sur l'année écoulée. Un privilège que Lhyn ne laisserait à personne d'autre, et qui prendrait sans doute l'allure d'un petit discours improvisé même si, la connaissant, cela faisait plusieurs semaines qu'elle devait peaufiner les moindre détails de son intervention, à piocher dans des rapports divers les éléments précis à retenir.

Puis les discours d'inflexion. Tout le monde était à ce moment susceptible de donner son avis, et les premières années des Comités avaient vu ces débats s'étaler sur plusieurs jours. Désormais, les choses étaient plus calmes, et le nombre de propositions devraient être restreint. Généralement un par mouvance, même si on était jamais à l'abri de quelques personnes partant en solo.
Lhyn, bien sûr, prendrait la parole à ce moment aussi, une fois que tout le monde se serait exprimé, créant une synthèse dans un véritable, cette fois-ci, exercice d'improvisation. Il faut dire que même si rien d'aussi officiel n'était écrit, c'était celui qui avait présenté la politique choisie à l'issue de la convention qui serait considéré comme l'interlocuteur principal du Comité…

Jade aussi, interviendrait. Mais pas de la même façon, et pas pour les mêmes raisons que les autres.
La plupart, sinon tous, avaient prévu leur discours depuis plusieurs semaines, et seraient prêts à l'assumer devant une foule potentiellement hostile, ou en tout cas peu réactive. Leur objectif : la performance parfaite, celle qu'ils espéraient en secret, et qui leur permettrait, en cas de léger trébuchement de leurs protagonistes, de remporter la mise, et de voir leur ligne adoptée. Une sorte de quitte ou centuple, qui ne leur était pour autant pas favorable : ce n'était pas une chance sur cent qu'ils avaient, mais tout simplement… Aucune.
A court terme.
Jade, elle, préférait ne pas s'opposer à Lhyn. Quand un adversaire est plus puissant que soit, on se replie, et on le laisse passer. On prend note. Et on progresse. C'était cela, son but : progresser, au sein des Comités de Vigilance. La première année, elle n'était que ''la fille de Lhyn'', une sorte d'animal étrange laissé dans un coin de la salle le temps que maman finisse ses affaires. Un phénomène de foire.
Elle en était sortie avec la création des Coordinateurs, un rôle à sa mesure, et depuis, elle affinait sa position, son image, année après année, touche après touche. Amélioration de la communication, faculté de réquisition des locaux du Comité (pas ceux du Kil… Ils en étaient encore loin), et même, ce qui paraissait une broutille, uniformisation des méthodes de relevés d'activité des différents Comités. Sauf que cela lui avait permis de dresser plus facilement des tables de comparaisons, lesquelles, en sachant précisément quels chiffres utiliser, lui permettait d'afficher des statistiques d'efficacité dominant de la tête et des épaules celles des autres Comités.

Antipathique.
Associable.
Dangereuse.
Implacable.
Mécanique.

Aucun de ces adjectifs n'était précisément un compliment, mais ensemble, ils formaient la silhouette de quelque chose de plus grand : le respect. Respect de ses capacités, teinté d'un peu de crainte. On ne l'aimait pas, on était pas forcément d'accord avec elle, mais on évitait de la contrarier.
Quand on avait pas le respect, on avait rien.
Quand on avait le respect, et le temps, on pouvait tout obtenir.

A l'origine, elle avait le temps, tout le temps du monde, et sa progression lente mais régulière lui assurait une place prépondérante dans les Comités de Vigilance à moyen terme. Mais deux choses venaient de bousculer cet état de fait.

D'une part, Lhyn, et sa lente dégénérescence. Il y a deux ans, elle était partie pour durer encore au moins dix, ou quinze ans. Maintenant, il était peu probable qu'elle tienne encore cinq ans, dans le meilleur des cas, et s'il n'y avait pas vraiment de favoritisme de la part de Lhyn vis à vis de Jade, un éventuel successeur risquait lui de se laisser à un semblant d'hostilité, ce qui lui imposait de consolider sa position au plus vite.

Pire, Obadia et consorts. La menace était imprécise, peut-être l'année prochaine, peut-être le siècle prochain, mais pour avoir une chance d'y résister, il faudrait s'assurer une base solide, sûre, et pour cela, il allait falloir bousculer quelques traditions. C'était un jeu dangereux, qui allait la pousser à prendre des risques pour intervenir à court terme, avec la possibilité que cela ne serve à rien, mais elle n'avait pas le choix.

C'est aussi pour cela qu'elle ne préparerait pas de discours figé à l'avance, préférant se baser sur ses facultés d'adaptation. Ce n'est pas elle qui écrirait son discours, mais la foule, les intervenants.
Elle aurait à lire la foule, à tirer avant les autres les conclusions des flux de la présentation, des réactions aux diverses politiques. Afin d'en tirer une ligne suffisamment divergente de la ligne actuelle pour faire valoir son indépendance, mais suffisamment proche pour s'y intégrer. Ne pas briser, se contenter d'infléchir, étape après étape, la destinée des Comités au point que, avec le recul, chacun se dise ''mais oui, c'était évident, en fait''. Qu'ils pensent tous qu'ils auraient pu le voir, qu'ils auraient pu le faire. Mais trop tard.
Encore quelques Conventions, et même une Lhyn au mieux de sa forme ne pourrait pas s'opposer à elle.
Prendre la tête. Gérer les Comités tels une armée personnelle, mieux organisée que n'importe quelle entité du Kil'sin. Quelque chose d'invisible au jour le jour, mais apte à offrir un front uni en un instant lorsque cela serait nécessaire.
De quoi réserver une vilaine surprise à Obadia et confrères lorsqu'ils s'attaqueraient à un Kil'sin que leurs rapports devaient trouver anarchique.

Après ces inflexions, il y aurait une journée de ''réflexions'' sur les différents discours d'inflexion. On passerait au crible les questions qui n'avaient pas été posées la veille, à chaud. Il y aurait les réaménagements, les fusions (très théoriques…) et les propositions. Lesquelles seraient soumises à un vote traditionnel, à vote négatif.

Ceci dit, c'était la deuxième phase, et pour l'heure… Elle aurait un discours à improviser. Et on improvisait mal sans un réel travail en amont.
Elle avait pu dégrossir l'essentiel des rapports de l'Oreille Tranquille, Markus et Kaldor ayant relativement bien trié leurs piles de rapports, mais … Oui, à deux ou trois autres endroits de moindre importance devaient pouvoir être visités. Il lui fallait emmagasiner un maximum de renseignements, prendre le pouls du Kil après une telle absence, pour savoir où elle s'aventurer.

Et elle avait une demi-journée pour le faire. Une seule putain de demi-journée pour emmagasiner un maximum d'informations sur les six derniers mois de travail.
Cela allait être chargé…



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 11 Julantir 815 à 12h28
 
V. Présentation des acteurs : Guetteurs et Racheteurs


On y était. La grand-messe du Kil'sin, et des Comités de Vigilance.
Sur le pourquoi de l'avancée de la date, elle n'avait eu droit qu'à un Par ma décision. Qui sera explicitée en temps et en heure. de la part de Lhyn.
La nuit avait été courte, réveil aux aurores après une tournée des plus tardives pour récupérer les différents rapports, aidée plus ou moins volontairement par les deux membres permanents de l'accueil des bureaux de l'Oreille Tranquille -mieux valait en effet le faire le soir, quand les gens étaient pressés d'avoir la paix, qu'au matin, quand ils avaient du mal à s'y mettre. Sans compter qu'au matin on accordait une importance démesurée aux inévitables 'événements de la nuit', importance qui décroissait avec l'avancée de l'heure.
Le moment de collecte idéal était le milieu d'après-midi, une heure après la fin de la sieste, mais elle n'avait malheureusement pas eut un tel moment de disponible.
Du coup, elle avait passé une bonne partie de la matinée à simplement trier les éléments récupérés, à voir ceux pouvant lui être utile, ne pouvant consacrer qu'un temps trop court à leur mémorisation et leur analyse.

Et on était à nouveau une heure après la sieste, les portes ne s'ouvriraient que dans une heure environ, le discours d'ouverture commençant trois heures plus tard. Pourtant, la réunion avait déjà commencé…

Même si la plupart des présents seraient des représentants de leur propre personne, de purs produits du Kil'sin et donc d'une indépendance farouche, quand cela ne virait pas à un besoin viscéral de se démarquer, on pouvait classer les Vigilants en un nombre restreint de grandes familles, lesquelles luttaient plus ou moins ouvertement pour leur influence.

Les premiers arrivés, pour certains depuis le matin, étaient forcément ceux de la catégorie des Guetteurs.
Les mieux connus, les plus intégrés au Kil, ceux causant le moins de problèmes.
Les plus nombreux, aussi, d'assez loin.
Eux n'étaient que des manifestations du Kil et de sa volonté de s'informer, de tout savoir. En fait, la plupart des Guetteurs ne faisait cela que sur leur temps libre, un autre Comité accaparant la majeure partie de leur attention. Simplement, ils aimaient parler, écouter, savoir, transmettre. Ils étaient la base indispensable de tout réseau de communication, ceux qui permettaient potentiellement aux Comités de Vigilance d'être au courant de tout, absolument tout, ce qui se passait dans le Kil. A condition de savoir traiter l'information, et de la faire remonter à temps pour qu'elle soit utile, ce qui était très loin d'être le cas. Sans compter que l'arme était à double tranchant : qu'un Guetteur soit aussi Comitaire d'un groupement de boucheries, et la Vigilance saurait en temps réel si un bœuf malade avait causé une intoxication alimentaire après que sa viande ait été vendue. Mais que le moindre problème ait lieu impliquant la Vigilance, et on en parlerait aux étals du marché des viandes dès le lendemain…
Du point de vue de Jade, ils étaient l'élément le plus améliorable de l'ensemble : il fallait améliorer le flux ascendant d'information, tout en contrôlant au mieux le flux descendant. Non pas en le bloquant, ceci dit -certains ne s'engageaient auprès des Comités de Vigilance que pour avoir des infos en premier, éliminer cette possibilité, c'était subir leur défection- mais en appliquant comme une arme ce qui était actuellement un inconvénient : en noyant l'information. Peut-être par le biais d'une communication interne officielle. Un journal. Un petit quotidien, 'le Vigilant', qui reprendrait les informations du Comité de Vigilance et les redistribuerait. Il serait impossible de combler toutes les fuites, mais au moins, tandis que la majorité des Guetteurs s'abreuveraient au Vigilant, ils ne fouineraient pas ailleurs. Elle avait bien demandé à Markus de lui procurer les tarifs d'une imprimerie à ce sujet -c'était là l'un des paradoxes du Kil'sin : chacun était indépendant, pratiquant les prix qu'il voulait. Mais à de rares exceptions près (dues soit à un talent hors norme, soit à une innovation ne permettant que temporairement de laisser les concurrents derrière, jusqu'à sa divulgation, soit par simple escroquerie) les prix étaient semblables pour un même service d'un bout à l'autre du Kil- mais n'avait pas encore eu le temps de faire ses projections de budget.

Les Guetteurs, donc, étaient les plus nombreux, certains présents depuis le matin pour écouter d'autres débats sur la Place des Heures Vives en attendant leur soirée de gala.
Nombreux mais dispersés, en petits groupes fluides. Apparemment, un mot était passé, mais imparfaitement, une bonne moitié peut-être arborant lunettes ou jumelles, comme un signe de reconnaissance, allant parfois jusqu'à les agiter en l'air pour attirer l'attention d'autrui.

Une fois encore, un Guetteur tenterait de proposer une ligne douce, une ligne passive.
Une fois encore, il se ferait débouter, trop mou, trop instable : oui, les Guetteurs étaient les plus nombreux, en nombre, mais en terme d'investissement… Ils étaient pour la plupart incapables d'être plus que des membres. Aucun appui réel, aucune réserve. Leur appui, leur soutien, pouvait avoir un effet psychologique important, car ils créaient la masse, mais les autres familles étaient bien plus influentes.

Le fait de la reconnaissance visuelle devint une évidence lorsque, une demi-heure plus tard, deux groupes arrivèrent. A quelques minutes de décalage, mauvaise coordination, mais bougeant tel le marteau et l'enclume.
Des tenues bigarrées, bariolées. Des groupes marchant de façon compacte. En parlant fort, en chantant, même. Un groupe venu des Douces Chaumières, peut-être cent personnes, et un autre des Estaminets, une bonne cinquantaine, prirent la place en tenaille. Une fois le second groupe arrivé, ils s'interpellèrent avec le premier, s'avançant l'un vers l'autre de façon bruyante, attirant l'attention, pour coloniser le centre de la place.

Cela n'était pas bon. Il y avait déjà eu des coordinations de groupes, des effets de manche, mais là, la manifestation avait été organisée correctement, avec un fort impact potentiel. Les Guetteurs présents, pourtant plus nombreux, avaient été attirés par ce regroupement comme des papillons par une flamme, ceux se retrouvant au milieu des groupes en marche se retrouvant momentanément déboussolés.
Si les Guetteurs avaient de quoi se reconnaître entre eux, les nouveaux arrivants s'arrangeaient pour être reconnus des autres.
Et, à voir certains visages -et le nombre, aussi, une seule des trois autres familles pouvant compter autant de membres- c'était des Racheteurs.

Racheteurs : ceux qui entraient dans les Comités de Vigilance afin de se racheter une conduite suite à quelques errements passés. Bien sûr tous n'étaient pas comme cela, mais plusieurs étaient issus des Dessous, de petites frappes ayant abandonné leur existence pour vivre en pleine lumière. Sans forcément changer leurs habitudes. Si les Guetteurs étaient de Vigilants typiques, les Racheteurs étaient l'archétype que retenaient ceux qui ne les aimaient pas. Pas mal de parasites, de personnes voyant là une opportunité, un jeune Comité en pleine ascension. Un nombre étonnant de commerçants, parmi lesquels certains devaient bien être honnêtes. Y voyant un intérêt personnel, bon nombre des Racheteurs étaient des comitaires à part entière, des personnes pour qui la Vigilance était l'activité principale, à défaut de l'unique.

Mais une telle démonstration de force -clairement destinée à déstabiliser les Guetteurs- d'entrée de jeu était problématique, en même temps qu'elle simplifiait la vie de Jade.
Problématique car il y avait une main derrière tout cela, une volonté de fédérer les Racheteurs en un groupe uni. Quelqu'un qui pensait avoir assez de poids pour renverser la vapeur, ou en tout cas pour influer de façon sensible sur les événements. Si Lhyn voulait faire une synthèse, elle ne pourrait pas négliger cela.
Simplifiant la vie, car pour en arriver là, il avait fallu des tas de réunions, des déplacements, des poignées de mains. Même si la personne ne s'était pas identifiée, elle était sûre de son coup, et Jade n'avait aucune chance de pouvoir récupérer, retourner les Racheteurs pour elle. D'autant plus que même sans cela, leurs relations n'étaient pas forcément des plus cordiales à la base. Face à des compromissions trop visibles, Jade avait plus d'une fois tranché en défaveur des Racheteurs, supprimant les prérogatives de celui-ci, dénonçant celui-là.
Ce qui était étrange était de constater que, pour ceux s'intéressant à la politique interne des Comités de Vigilance de façon superficielle, Jade semblait sur une ligne intransigeante vis à vis de la compromission. Alors qu'au fond, ce qui restait à ses yeux une défaillance intolérable était que de tels écarts de conduite soient visibles.
Que ce soit en s'insérant dans un trafic d'enfants voleurs basés dans un orphelinat ou plus sommairement en causant la mort d'un concurrent jugé gênant, Jade n'était pas du genre à se laisser arrêter par la morale lorsque les choses étaient globalement profitables, par un simple calcul "bénéfices - pertes dues à la diffusion de l'information".
Mais la rumeur faisait son oeuvre, et on la pensait donc majoritairement rigide et honnête.

Ainsi, dans le cas présent, les Racheteurs devenait la cible : si elle ne pouvait pas les avoir, elle devrait fédérer les autres contre eux. Seuls, les Racheteurs ne pourraient rien, et face à un front unis, ils étaient trop opportunistes pour maintenir une attitude de blocage. Si elle parvenait à créer un bloc uni… Ils se lézarderaient avant.
Autant essayer de frapper un bon coup, que cette manifestation ne se reproduise pas les autres années.

Ce qui revenait à gagner l'immense conglomérat des Guetteurs, car les deux autres étaient… Spéciaux.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Dhiwara 12 Julantir 815 à 14h36
 
VI. Présentation des acteurs : Justiciers et Idéalistes


Les Justiciers, déjà. Ils étaient passés inaperçus jusqu'à l'arrivée des Racheteurs, mais ils étaient repérables à leurs réactions. Rares parmi eux semblaient avoir compris ce que signifiait précisément cette arrivée, mais ils avaient bien reconnu leurs frères ennemis.
Car si les Racheteurs expliquaient que le Kil n'apprécie pas les Comités de Vigilance, les Justiciers expliquaient leur rejet. Pourquoi rejeter quelque chose, dans ce Kil'sin si ouvert aux idées neuves ? Parce que les Justiciers flirtaient du côté de l'ignominie, ils s'appropriaient personnellement le droit de décider ce que seul le peuple pouvait théoriquement décider, et n'hésitaient pas à commettre l'irréparable. Du moins était-ce ainsi que le Kil'sinite moyen les imaginait : des personnes violentes, des atrophiés du Passage, comme on disait, qui n'hésitaient pas à faire parler les lames ou la poudre pour régler, plus ou moins définitivement, un cas qu'ils avaient personnellement qualifié de prioritaire.
Et il est vrai que dans le lot, il y en avait. Des vengeurs masqués, des exaltés, qui appliquaient une justice sanglante aux contrevenants, parmi lesquels bon nombre de Racheteurs, d'ailleurs.
Des Petesistes, entendait-on parfois, même si la plupart n'avaient sans doute jamais croisé monsieur Petes. Et d'ailleurs tout les ans il y en avait un pour ressortir le même discours violent et extrémiste.
A noter que, sans doute plus par méfiance, paranoïa ou habitude que par volonté de se trouver un signe d'appartenance, bon nombre d'entre eux étaient armés, et ce plus ou moins ostensiblement.

Mais les Justiciers n'étaient pas tous ainsi. La plupart étaient juste des personnes sans doute un peu trop rigides, avec des critères moraux élevés. Qui auraient sans doute mieux été à leur place dans la vie cadrée du Kil'dara que dans le bouillon instable du Kil'sin.
Mais même s'ils étaient loin d'aider les Comités de Vigilance à s'intégrer, ils étaient aussi indispensables que les Guetteurs : là où ces derniers recueillaient l'information, et où les Racheteurs l'exploitaient, les Justiciers agissaient. Pour faire le sale boulot, oui. Mais aussi parfois pour simplement prendre les choses en main et forcer une médiation dans une querelle de voisinage. Ils étaient prêts à s'immiscer dans la vie des autres s'ils jugeaient que cela était pour le bien commun. Du coup, parler de rigueur et refuser de condamner fermement les débordements suffirait en principe à les obtenir. Et même s'ils étaient bien moins nombreux que les Racheteurs ou les Guetteurs, les Justiciers étaient généralement des mono-maniaques qui consacraient littéralement leur vie à la Vigilance, prêts à travailler dans des conditions déplorables si cela servait de plus grands desseins.

En cela, ils étaient l'un des outils les plus utiles de Jade. Si elle avait déjà du en sacrifier quelques uns, elle s'arrangeait lorsque c'était possible pour les ménager, pour créer un réseau dans le réseau, afin de mailler l'ensemble du Kil'sin grâce à une zone d'influence de Justiciers.
Puis restait...

Les Autres.

Ceux qu'on ne nommait pas, par peur de leur donner une réalité.
Par certains côtés, ils étaient plus craints, et plus haïs encore que les Lanyshstas. Car si un Lanyshsta incarnait une menace potentiel pour le Kil'sin, cette dernière faction ressemblait à un traître déclaré. S'ils ne s'étaient trouvés que dans les Comités de Vigilance, ceux-ci auraient été supprimés depuis longtemps, mais c'était un cancer pour Kil'sin qui était bien plus résistant que cela.

Idéalistes.
Évolutionnistes.
Des gens qui voyaient les failles de la société et étaient prêts à les combler, même au prix de l'identité du Kil. Au sein des Comités de Vigilance, cela pouvait prendre la forme de la volonté d'organisation en un unique Comité de défense, enquête, justice, ayant des prérogatives sur tout, et privilégiant le pragmatisme de la restriction des libertés individuelles à l'utopie de la liberté absolue.
Quelque chose d'aussi dirigiste que le Kil'dé, d'aussi implacable que le Kil'dara. Pour beaucoup, cela aurait signifié la fin du Kil'sin.
Pas des murs, pas de ses habitants, non, mais de l'âme du Kil.

Aussi, personne ne se targuait d'être un Idéaliste. Et on accusait publiquement personne d'évolutionnisme sans un solide dossier derrière, car de tels propos avaient tendance à finir en Vindicte Populaire, pour l'accusé… Ou l'accusateur, si les preuves n'étaient pas assez claires.
Les pires des Justiciers étaient des menaces individuelles, les Idéalistes, une menace globale.
D'un autre côté, ils étaient tout comme les Justiciers des personnes totalement dévouées à leur vision -honteuse- du monde. Et généralement, ils étaient futés, car on ne survivait pas longtemps avec de telles opinions si on ne savait pas les dissimuler. Ils étaient patients. Attentifs. Dans l'ombre.

Ils étaient à elle…
Car si l'accusation publique n'était pas à l'ordre du jour, l'utilisation en guise d'insulte pouvait passer, et elle avait déjà plusieurs fois eut à faire face à de telles rumeurs -pas totalement infondées, ceci dit.
Bien sûr, c'était un cadeau empoisonné, dont personne d'autre n'aurait voulu, bien trop dangereux par bien des côtés, mais la réputation la servait bien.

Tant qu'elle ne faisait pas l'erreur de se montrer trop ouverte à des telles idées, elle ne perdrait que la frange la plus timorée du Comité, récupérant au contraire ceux qui se trouvaient outrés par de tels propos à l'égard de la Coordinatrice.
Et tant qu'elle ne se détacherait pas trop brusquement de ces idées, elle abreuverait les idéalistes de ce qui leur manquait le plus : l'espoir. Elle n'était sans doute pas leur championne rêvée -les difficultés d'échanges à ce propos ayant pour conséquences que chaque Idéaliste ne voyait qu'une unique personne capable de porter pleinement ses projets : elle-même – mais était ce qui s'en rapprochait le plus, surtout à ce niveau de responsabilité.

Quatre groupes. De tailles, d'implication, d'objectifs distincts. Chacun étant caricatural, et méritant pour un bien d'être subdivisé en au moins une demi-douzaine de cas.
Et chaque Comité de Vigilance comportait des individus provenant de l'une ou l'autre de ses mouvances, et se faisant une fois sur deux passer pour un membre d'une autre mouvance.

Après, on s'étonnait que ce soit le bordel.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 13 Julantir 815 à 13h02
 
VII. Ouverture des hostilités : le cocktail "racheté"


Enfin les portes s'ouvrirent, et les membres des Comités de Vigilance de tout horizons entrèrent.
Pour l'instant, l'estrade était totalement dégagée de sièges quelconques, servant plutôt de réserve à une petite armée de serveurs. Le temps que tout le monde ait un verre, les premiers servis auraient déjà l'occasion d'être bien gais.

Jade n'avait pas de temps à perdre avec cela : les discussions particulières permettaient de retourner une opinion à la fois, mais délaisser cet avantage au profit d'une observation plus en profondeur de la situation lui permettrait ultérieurement de gagner considérablement plus.
Une gourde emplie d'eau pure : voilà qui serait tout aussi bien que n'importe quel cocktail élaboré.
En bas, Lhyn rayonnait, entourée d'un panel de gens à son écoute. Quelques autres figures plus ou moins connues prenaient aussi bien garde à se montrer sous leur meilleur jour. Jade, elle, serait mieux servie à ne pas trop être vue, de toutes façons. Il y avait des domaines où elle se savait inégalable, de nombreux où elle estimait pouvoir s'en sortir très honorablement… Mais déambuler en souriant un verre à la main n'était assurément pas un de ces cas. De ce fait, l'échafaudage technique, celui d'où on pouvait modifier l'éclairage, était un endroit parfait pour ne pas se faire voir de trop de monde -même si, dans le lot, certains lèveraient forcément la tête.
Ne pas se faire trop voir. Tout en pouvant voir en dessous.

Niveau son, c'était une calamité, bien sûr : la voûte résonnait de toutes les conversations du sol, sans qu'aucune soit discernable. Pour la vision des détails, c'était également trop haut, et il aurait été mal venu de sortir son fusil pour regarder par la lunette. Encore une perte d'efficacité à mettre au crédit des conventions sociales.
Néanmoins, l'endroit était parfait pour repérer les mouvements de foules, le symbolisme des vêtements permettant d'avoir une bonne vision d'ensemble.

Les gens… Discutaient. Entre personnes proches. Au gré du hasard.
Du moins c'est ce qu'il devait leur sembler.
D'en haut, la chorégraphie apparaissait des plus abouties.
En effet, les Justiciers étaient regroupés, ou plutôt parqués, cantonnés dans le coin le plus haut de la salle, le plus éloigné de l'estrade. Qu'on cherche la boisson ou les sommités du regard, et on ne les voyait pas. Quelques uns étaient bien perdus dans la foule, mais ils n'étaient que cela : perdus. Déboussolés. N'ayant qu'une hâte : rejoindre le haut de la salle où ils pourraient trouver des personnes leur correspondant, avec qui discuter.
Le bal des Guetteurs et des Racheteurs, par contre, était plus élaboré. Les Racheteurs se déplaçaient en groupes compacts, s'invitant dans la conversation de groupes de Guetteurs plus petits. Dans un tel cercle de discussion, les Guetteurs étaient toujours en minorité, à deux ou trois contre un. Étant plus nombreux ils pouvaient majoritairement se parler entre eux, mais de petits groupes se faisaient coincer entre les cercles, étant entre eux, mais entourés de bariolés…
Et la machine avançait. Les Racheteurs étaient entrés en dernier, bien que s'étant dès le début massés aux portes. Ils étaient alors resté sur place, à discuter, formant une sorte de haie d'honneur pour tout nouvel arrivant.
Puis ils avaient investi la salle et, depuis les portes, opéré une lente reptation.
Ils ingurgitaient de petits groupes de guetteur, les assimilaient à coup de discussions, puis les relâchait un quart d'heure ou une demi-heure plus tard, tandis qu'ils avançaient. C'était une gigantesque meule aux cent-cinquante dents qui avançait en ligne, le côté de l'estrade représentant les cas non traités, ceux côté porte les traités ou, dans le cas des Justiciers, les intraitables.

Un costume rouge vif avait dans un premier temps était catalogué dans l'esprit de Jade comme un Racheteur moins bariolé que les autres, mais une tenue d'un noir profond attira son attention. L'homme la regardait, ayant visiblement attendu tout ce temps que son regard se pose sur lui. Un sourire, une légère révérence, et il détourna la tête. Très bronzé.


Rouge ? Rouge, où es-tu ?
Oh. Le loup sort du bois, semble-t-il.


C'était très inhabituel. Et particulièrement inattendu. Rouge, noir, deux gris, vert, blanc… L'accoutrement en signe d'appartenance était visiblement un mot qui était passé dans les Comités durant son absence. Ce qui était étonnant, c'était que certains aient trouvé le courage de s'afficher ainsi.

Ou du moins de ne pas s'afficher, mais de le faire ostensiblement. Les Guetteurs avaient leurs lunettes, les Racheteurs avaient leur tenue bariolée, les Justiciers, leurs armes.
Et les Idéalistes, où du moins, ceux qui avaient sans doute une opinion sur les idéalistes, avaient décidé de s'habiller en monochrome…
Pour des raisons et avec une ferveur différente, ceci dit.
Noir était visiblement un de ses admirateurs, quelqu'un qui avait décidé de frapper un grand coup dans l'opinion -enfin, un grand coup ceux susceptibles de comprendre la référence, la démarche passant sans doute loin au dessus des extérieurs- en étant au plus proche de crier ''moi, je soutiens Myrhissal''.
Rouge avait échangé quelques mots avec Noir, et avait osé depuis quelques coups d’œil furtifs vers les sommets. Rouge artériel, rouge sang séché, rose… Les nuances étaient nombreuses, et c'est sans peine qu'elle avait été intégrée avec les Racheteurs. D'ailleurs, une fois que leurs regards se furent croisés, Jade pu constater qu'elle sortait d'un sac une écharpe bien jaune, afin de sans doute éviter d'attirer l'attention par une tenue trop uniforme.
Les deux gris étaient difficiles à définir. Peut-être était-ce juste un costume de travail d'un extérieur aux Comités de Vigilance, ou, l'un des deux étant armé, un acte de protestation silencieuse contre les Racheteurs bariolé, sans aucun lien avec Jade.
Blanc était un opposant. Même si le visage était indiscernable sous sa couche de craie, le regard assassin qu'il lui avait lancé était reconnaissable : un poète exalté, qui avait déjà déclamé quelques violentes attaques contre les Comités de Vigilance. Son accoutrement, sa présence, et son regard fixe étaient au moins clairs dans leur message : je ne suis là qu'en observateur. Mais j'ai mes infos, je sais ce qu'on dit de vous, et je désapprouve.
Quant au Vert… Il y avait une certaine recherche. Un vert pomme moche, mais uni, du chapeau de bouffon jusqu'aux chaussures à grelots, en passant par la peinture sur les mains et le visage. Le tout pour un petit bonhomme obèse qui, aux rires qui parvenaient de sa position, devait enchaîner les blagues.
Sans doute pas un commentaire sur les Idéalistes, mais au moins une attaque personnelle : il était, la couleur exceptée, son anti-thèse complète. Sans doute un artiste de rue payé pour un numéro spécifique, et qui ne la connaissait pas personnellement.
Difficile de savoir d'où le coup venait -cela pouvait aussi bien être une manœuvre de la volonté derrière les Racheteurs qu'une preuve de l'humour de Lhyn, un tu étais disparue, j'ai compensé taquin- mais cela faisait au moins une personne la considérant comme assez importante pour qu'on lui envoie un message.
C'était toujours bon à savoir.

L'estrade fut bientôt débarrassée, les plateaux des serveurs ne ramenaient plus que des verres vides, les gens commençaient à s'installer sur les chaises jusqu'alors entassées le long des murs de la salle.

Qu'elle se soit montrée trop lente, ou que ce soit volontaire, la ligne de conversion des Racheteurs n'avait pas atteint l'estrade, gardant un quart des Guetteurs inaltérés. En s'asseyant, ils formaient une diagonale de couleur, une balafre, même. S'ils avaient réussi à avancer jusqu'au bout, compte tenu de la lumière concentrée sur le devant de la scène, on aurait pu croire qu'ils occupaient toute la salle.
Il était temps de descendre, Jade avait un siège de réservé sur l'estrade, avec les autres Coordinateurs, de quoi être visible mais pas trop, assez loin derrière le pupitre qu'on installait pour l'orateur.
Ou l'oratrice, du moins, car Lhyn restait debout, royale, ne laissant aucun doute sur sa capacité à ouvrir la séance.

En quelques heures, des pions s'étaient dévoilés, avaient été déplacés, des attaques avaient été menées, des ambitions s'étaient affirmées, d'autres élimées.
Il y avait eu du spectacle, du suspens, de la tension et quelques rebondissements. De quoi écrire un livre.

Et malgré cela, ce n'était que dans quelques minutes que la Convention des Comités de Vigilance commencerait officiellement...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Matal 14 Julantir 815 à 12h01
 
VIII. Discours d'inauguration. Une renarde peut être malade et rester flamboyante.


Et elle se devait de commencer avec un discours.
Ou plutôt elle commencerait. Mais ce que n'avait pas compris ceux qui chuchotaient avec leur voisin, tachant de deviner quelles seraient les nouvelles, c'est que, tout comme le reste, l'essentiel du discours se jouait avant le début de celui-ci.

Sept, huit cents personnes, peut-être, dans une pièce à l'acoustique parfaite.
Et des Kil'sinites, par dessus le marché : sans que cela résonne au point d'être fatal à la compréhension, il restait un brouhaha permanent dans la salle.
Lhyn, elle, restait au pupitre, sans aucune feuille devant elle.
Mais pas immobile, pas en attente, non : elle n'était pas là pour mendier, pour réclamer, elle était là pour offrir, en maîtresse de cérémonie.
Même en retrait, excentrée comme l'était Jade, il était aisé de décrypter les expressions faciales de la Sommité, accentuées comme au théâtre. Un sourire à droite, un sourcil dressé à gauche suivit d'une légère dénégation, un rire contenu face à ce qui se passait au milieu…
De la salle, on ne voyait qu'elle, échangeant sur un registre insaisissable d'innombrables informations avec des gens reconnus dans le public.
La foule s'impatientait, le brouhaha enflant un peu, tandis qu'ils attendaient que cessent ces simagrées.


Ils vont bientôt comprendre.

Il n'était nul besoin de vocaliser, mais ceux autour d'elle avaient déjà cédé à ce penchant et, sans que ce soit des personnalités de premier plan, il convenait de les ménager, de leur montrer qu'elle était, par certains côtés, comme eux. Tout en en profitant pour montrer qu'elle-même avait compris avant les autres ce qui se tramait.
Il faut dire qu'elle avait un avantage sur eux pour comprendre ce qui se passait, pour percer les secrets de cette agaçante pantomime. Car à côtoyer Lhyn, elle savait à quel point la vue de cette dernière s'était dégradée au cours de l'année. Aucune de ses mimiques n'était adressé à qui que ce soit, car elle ne pouvait même plus distinguer les visages du premier rang…



Et soudain, la compréhension de la situation gagna la salle, comme un glissement de terrain. Ce n'était pas eux qui attendaient Lhyn, ils étaient à sa disposition. Elle les avait, et elle voulait commencer dans le silence.
Le bruit décrut brutalement, quelques raclements de gorge, une position rectifiée…
Lhyn conclut sa représentation silencieuse en rectifiant un pli invisible sur sa tenue, puis prit la parole dans un calme absolu.


Mes chers amis. Merci de m'aider à économiser ma voix.

Quelques rires de ceux qui n'avaient pas compris, étouffés par les coups de coude de leurs voisins plus rapides à saisir. La voix était basse, en apparence fragile, et le moindre contre-son risquait de la faire disparaître.
Du moins était-ce l'impression que l'on avait, d'un bout à l'autre de la salle. Mais là encore, Jade savait que si la vue avait baissé, la voix, elle, restait une arme parfaitement aiguisée dans la bouche de Lhyn, capable de phénoménales montées en puissance, et d'une endurance admirable. Une voix de tribun capable de galvaniser une foule, et de tenir sur la durée. Mais mieux valait laisser les autres vous sous-estimer avant de les forcer à revoir leur jugement : à se rendre compte de leur erreur, ils repartaient aussitôt sur une position défensive, nous permettant de conserver l'initiative.

Oui, dans la catégorie du visage impassible, Lhyn avait peut-être appris quelques petites choses de sa fille adoptive.
Mais dans celle de dresser des écrans de fumée, de noyer l'interlocuteur dans les faux semblants, et d'avancer ses pions en toute transparence sans qu'aucun des coups joués ne soit perceptible, Jade devait beaucoup à Lhyn. En fait, ce n'est qu'une fois qu'elle avait maîtrisé la chose à la perfection qu'elle s'était rendu compte, avec une légère surprise, que ce mode de communication n'était pas celui par défaut du reste de la population.


Vous me faites le plaisir de venir ici pour que je vous parle des Comités de Vigilance sur cette année écoulée ? Vous me pardonnerez mes habitudes de vieille fille, mais pour ceux nous ayant rejoint depuis notre dernière rencontre, je vais même remonter un peu plus loin dans le passé.

C'était le même discours qu'à chaque fois, tout en étant toujours renouvelé. Là où certains auraient entamé directement un exposé comptable de l'année écoulée, Lhyn se plaisait à pratiquer l'auto-dérision, ne s'arrêtant déjà plus pour les rires, tout en contant une version rapide de la création des Comités de Vigilance.
Oui, il y avait des nouveaux membres. Mais au sein de cette assemblée ? Majoritairement composée de représentants ? Très peu. Rien ne justifiant un exposé complet. Sur le plan du compte-rendu historique, du moins.


Il était un jour un krolanne nommé Claimen Vildieu...

On en revenait toujours à Claimen Vildieu. Tous les membres des Comités de Vigilance avaient entendu ce nom, et même en dehors, c'était une figure connues tant des professeurs que des égoutiers. Mais plutôt que de leur donner la même histoire parfaite, Lhyn en faisait un discours un peu décousu, comme si les souvenirs se bousculaient, un assemblage étrange d'anecdotes marquantes.
Et bien sûr qu'elles étaient marquantes : elles étaient faites pour. De ce qu'en savait Jade, elles avaient toutes un fond de vérité, mais étaient pour une bonne part de la formedes inventions, et, surtout, jamais les mêmes. Ainsi, même ceux qui entendaient ce récit pour la dixième fois se taisaient, captivés par cette histoire digne d'un livre de conte. Il y avait le héros, le traître, la jeunesse broyée, le courage, la colère… Un vrai conte de la vie. Et l'enchantement produisait son effet, chacun dans la salle se trouvant à la fin de l'exposé avec la sensation d'être investi d'une mission, d'avoir entre les mains la destinée d'une histoire riche, intemporelle à défaut d'être immémoriale, de se retrouver dans le rôle du héros, tout en ayant en soit les faiblesses du traître. Bref, on se sentait remonté à bloc, tout en ayant le sentiment qu'il y avait assez de zones d'ombres pour pouvoir croire en la réalité de la chose.


Mais si je vous ai réuni ici, ce n'est pas pour vous parler du passé, mais de l'avenir !

Il n'y avait aucune coupure dans le discours. Juste une gradation, une évolution constante, imperceptible.
Pourtant, on était passé de la voix douce de la gentille grand-mère au discours enflammée du chef. Le ''vous êtes venus'' était devenu un ''je vous ai réuni''. Et ils lui mangeaient dans la main, les applaudissements étaient désormais constants, fonctionnant par flux et reflux, atteignant leur paroxysme durant les pauses du discours, avant de se résorber le temps d'assimiler le point suivant. Même en connaissant la théorie, il était difficile de savoir si Lhyn adaptait la longueur de ses phrases à la pulsation des applaudissements, ou si elle les maîtrisait aussi parfaitement qu'un chef d'orchestre.
Quoiqu'il en soit, elle continuait à leur parler du passé, mais sans que personne ne s'en rende compte.
Oh, avec la tête, si, bien sûr. Ils n'étaient pas bêtes, et comprenaient bien que nous allons progresser comme nous l'avons fait cette année était la façon de dire que le nombre de membres était à la hausse. Mais la tête poserait des questions à la tête, quand la petite armée de petites mains dont faisait partie Jade pourrait donner des chiffres précis à ceux qui voudraient les chiffres précis. Mais leurs tripes, elles, étaient à la merci de Lhyn, et continuaient à chanter les louanges d'un avenir radieux.


C'était osé. Pas franchement faux, juste osé. Car effectivement, la puissance des Comités de Vigilance était encore une fois en pleine croissance. Nombre de membres, d'implications, de locaux… Mais en terme d'influence ? Les groupes d'opposition aux Comités de Vigilance aussi, avaient augmenté en puissance, dans des proportions identiques. Avec moins de cohérence, mais plus de potentiel de développement. Au final, les lignes n'avaient pas bougé, la pression de part et d'autre ayant par contre bien progressé.

La situation devenait année après année, et même semaine après semaine, de plus en plus explosive. Un jour, cela céderait. Soit par une avancée majeure des Comités de Vigilance, soit par leur annihilation.
Quand ? Dans quel sens ? Dans six mois. Dans vingt ans. D'ici là, une solution intermédiaire aurait peut-être surgit.
On pouvait espérer, on pouvait redouter, on pouvait influer…
Mais prévoir ? Jade en était parfaitement incapable. Et au vu de l'estimation de ses propres capacités d'analyse et de son implication, elle doutait que quiconque en soit capable. Que certains discerne le caractère inévitable de la rupture à moyen terme serait déjà exceptionnel…


Les applaudissements se calmaient, le discours d'inauguration étant terminé. La respiration de Lhyn s'était visiblement accélérée, une fine pellicule de sueur lui couvrait le front, mais au terme de cette demi-heure de performance intense, elle semblait plutôt en bonne forme. Et donnant l'impression d'être contente de sa prestation, même si elle était la seule à savoir précisément ce qu'elle en pensait.

Il n'était plus question d'obtenir un silence parfait désormais, pas après avoir chauffé la salle à ce point, aussi reprit-elle la parole rapidement, d'une voix chaleureuse.


Je pense que vous pardonnerez de devoir me reposer un peu désormais : c'est le problème de la jeunesse, surtout quand elle dure depuis si longtemps.

Des rires, encore, pour répondre à son sourire.

Alors en attendant, je me pose la question : comment continuer ? Quelle voie pour l'année à venir ? J'aurais bien une ou deux idées, mais je m'en voudrais de monopoliser l'attention, alors d'ici la clôture de cette soirée, je vous laisse la place !

Avait-il quelque chose qu'elle n'avait pas vu ? La position de dernière oratrice revenait pour ainsi dire de droit à Lhyn. Qu'elle prenne ses précautions de cette manière, en réaffirmant clairement qu'après elle ce serait fini laissait penser qu'elle s'attendait à quelques gros coups à son encontre. Il y avait bien sûr des précédents, mais c'était assez… Inhabituel pour être noté.

Mais en attendant, c'était LE moment. Si le discours de bienvenue avait était la démonstration de force, où chacun pouvait admirer la championne de la catégorie, c'était désormais au tour des gladiateurs d'entrer dans l'arène.
Les discours d'inflexion, les propositions de modifications. Qui seraient immédiatement confrontées aux réactions de la foule.
Une fois encore -c'était le leitmotiv de la journée- l'essentiel se passait avant.

Et il y avait forcément dans le lot un imbécile ne l'ayant pas encore compris.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Matal 14 Julantir 815 à 20h22
 
IX. Les Premiers seront les Derniers, sacrifice d'un Guetteur.


Ceci dit, il n'y eut pas, cette année, quelqu'un d'assez stupide pour se précipiter vers le pupitre, dans une pathétique tentative de remporter une course à un seul concurrent. Car si la pseudo-sagesse populaire offrait l'avenir à ceux qui se lèvent tôt, les faits se trouvaient plus subtils.
C'était un jeu à mise. Les gens étaient là pour le spectacle, et ne partiraient pas avant d'en avoir assez vu. D'un autre côté, une fois rassasiés, ils n'en voudraient plus. Un jeu simple modélisait assez bien le déroulement des opérations : le jeu du racleur.
A chaque manche, un joueur (celui ayant remporté la manche précédente) décidait d'une somme (dans des limites fixées à l'avance), la notant sur un bout de papier ou autre. Et il plaçait une mise (là aussi, fixée à l'avance, et inférieur à la somme notée) au milieu de la table, afin d’appâter le chaland. Puis, chacun son tour, les autres joueurs (sauf celui ayant décidé de la somme, jouant pour le tour le rôle de la banque) déposaient une certaine mise au centre de la table Mise libre. Le jeu continuait jusqu'à ce que la somme totale des mises déposées au centre dépasse celle décidée par la banque. Le papier était alors retourné, et celui qui avait posé la dernière mise raflait l'intégralité des mises posées (en "raclant" la table, d'où le nom), et commençait une autre manche.
Les principales différences entre le jeu et le réel serait qu'ici, on aurait pas de papier, et que les engueulades n'attendraient pas que les participants soient trop imbibés d'alcool. Et chaque joueur ne miserait qu'une fois par manche. Et bien sûr que les mises ne seraient pas intégralement raflées, mais redistribuées inégalitairement.
Mais le principe de base restait le même : plus on attendait que les autres passent, plus on attendait qu'ils misent, et plus on était susceptible de rafler une part importante. En tout cas, généralement, on s'en sortait mieux que le précédent. Mais pour autant, si on attendait trop, on risquait de voir la manche se terminer avant d'avoir pu miser à son tour.
Il convenait donc d'attendre jusqu'à la limite de ses capacités. A parler la première, même Lhyn ne récupérerait pas assez de soutien pour que l'intervention lui soit bénéfique. Mais si les discours de qualité s'accumulaient, elle aurait tout intérêt à rapidement clôturer les débats, sous peine de voir son auditoire se séparer. C'est sans doute pour cela qu'elle avait annoncé qu'elle parlerait la dernière : elle s'attendait à de la qualité, et désirait mettre de la pression sur les outsiders, en leur disant Attendez, attendez… Mais pas trop longtemps, sinon je vous couperais l'herbe sous le pied.

C'était un jeu de dupe, un jeu intéressant.
Un jeu dont certains n'avaient pas compris les règles.
Le premier agneau avançait déjà pour se sacrifier.

Bonsoir ?

Premier mot, première erreur. C'était bien un agneau qui se présentait là où on attendait un loup. La tournure interrogative, le ton incertain, l'air de s'excuser de prendre la parole, étaient autant de signe que celui-ci n'irait pas loin.

Je me présente : Sans blague ? je m'appelle Gontran Thergalène, et je suis membre des Comités de Vigilance. Oh. Révélation. Moi qui pensais qu'on était à la réunion des bouchers-charcutiers de la rue d'andouille. Même si je ne vous ai rejoins que récemment Ce qui se voit. j'ai des projets pour, je pense, améliorer le fonctionnement des Comités. Ouf, quel soulagement. On craignait que ce ne soit des projets pour tout foutre en l'air. Oh, et je suis de la mouvance des Guetteurs. Faute. Faute de goût. Cela se voit, cela se sait, mais cela ne se dit pas.

Bon, fin de l'analyse de la forme. Pour lui, l'affaire était réglée. Il allait se faire dépecer vivant, les autres groupes cherchant à caser un bon mot plus cruel encore que celui de leurs prochains adversaires, mais ce n'était que des points de détails. C'était dans ces cas là qu'on pouvait prendre un coup d'avance : en laissant tomber l'analyse des cas condamnés pour se pencher sur les données importantes.
Le fond, d'une part, et les réactions de la foule, de l'autre.

Le fond n'était pas mauvais, pour un discours de Guetteur. Une demande de restriction des actions violentes, plus de communication, interne et externe, plus de reconnaissance… Et chacune de ses propositions étaient aussitôt massacrée, soit par un jeu de mot, soit par une question crue, mettant en scène un extrême, inventé pour l'occasion. Ma fille est en train de se faire violer en bas de chez moi. Selon-vous, la démarche est donc de commencer par rassembler les connaissances du violeur, afin de pouvoir aller le voir pour discuter en position de force, et éviter qu'il ne recommence à l'avenir, plutôt que d'intervenir, c'est bien ça ?
Mais c'était un discours de Guetteur qui, commettant la même erreur que souvent, s'adressait prioritairement aux Guetteurs. C'était sur eux, qu'il fallait se concentrer.

- Condamnation des actions violentes de la part des membres des Comités de Vigilance : les Guetteurs étaient pour, oui, mais en général. La question du Justicier semblait avoir fait vibré la vieille corde du mal nécessaire, principe auquel les Justiciers tenaient particulièrement. Quant aux Racheteurs, ils préféraient, de loin, régler les choses par la paroles, mais savaient que eux, ou une de leur connaissance, n'était pas à l'abri d'un petit dérapage, et qu'il valait mieux avoir le soutien de son Comité que son opprobe.
NOTE : Militer pour une restriction aux seuls cas absolus. De quoi ne pas trop choquer les Guetteurs, sans pour autant s'aliéner les Justiciers.
- Plus de communication. Mis à part un Oh oui, je suis curieuse de savoir quel commerce ont encore saccagé nos amis à la vue courte ironique d'une Racheteuse, la proposition était bien passée, dans sa composante interne. Pour l'externe, les Guetteurs ne semblaient pas y voir une évolution indispensable -preuve que Gontran, qui insistait sur cette "évolution nécessaire" s'était trop basé sur ce qu'il pensait que les Guetteurs pensaient, pas assez sur ce qu'ils pensaient réellement- tandis que les autres étaient nettement plus réticents.
NOTE : Insister sur un journal à vocation interne. La communication externe n'était pas à encourager.
- Plus de reconnaissance. Pour les Guetteurs, qui alimentaient le reste. Cela avait déclenché une vague de rires cruels, mais c'était surtout la contre-réaction qui était importante. Les regards choqués. Oui, c'était un point intéressant : là où les autres n'y voyaient qu'une maigre demande, c'était un point important, pour nombre de Guetteurs. Un point à reprendre.
NOTE : Ne pas utiliser le journal pour bloquer les fuites des Guetteurs. Mais aussi pour les drainer. Ils seraient sans doute plus enclins à remonter l'information si… Oui. Si une page de remerciements était incluse, citant nommément chacun de ceux ayant ramené une information digne d'y figurer. Une sorte de 'bon travail' en format écrit, qu'ils pourraient découper et encadrer, afin de se faire leur propre médaille. Ils se sentiraient valorisés, et seraient en même temps bien plus performants. Elle avait bien fait de demander ces infos sur les imprimeries à Markus.

L'intervention touchait à sa fin. On en entendait plus grand-chose, de toutes façons, les quolibets volant, tandis que les propos de conclusion -notamment un remerciement pour l'écoute attentive de cette auguste assemblée- sonnaient tellement faux -encore une erreur : ne pas suivre trop fidèlement un discours écrit, la réalité pouvait évoluer au point de le rendre incohérent- que les Guetteurs n'étant pas attristés avaient eux aussi tendance à pouffer.

En attendant, elle avait déjà des éléments à récupérer, et la salle était des plus excitée.
La suite promettait d'être intéressante.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Merakih 15 Julantir 815 à 22h14
 
X. Les Racheteurs à la manœuvre : préparation du terrain.


La seconde était une Racheteuse. Mais pas LA Racheteuse que Jade attendait. Il y eu un léger mouvement de la salle, lorsque certains s'interrogèrent, parmi ceux qui avaient discerné une main derrière la mobilisation inhabituelle. Était-ce celle-là ?
Mais non, c'était bien trop rapide. Celui -ou celle- qui avait monté cette petite opération n'aurait pas tout gâché en passant à l'offensive aussi vite. Pas en faisant une telle erreur d'estimation. Restait à savoir si c'était une indépendante, ou un leurre faisant parti d'un plan plus vaste.

Bonsoir les Vigilants !

Un tonnerre d'applaudissements de soutien survint de la frange bariolée de l'assistance. Et de quelques autres aussi, une façon discrète de dire que, même s'ils s'attendaient à être en opposition sur le fond, ils préféraient voir une pétulance exubérante de ce genre qu'un collègue bredouillant.
Grande -à peine vingt centimètres de moins que Jade- avec une longue crinière bouclée d'un noir profond, un sourire large lui dévoilant les dents, et qui semblait lui venir naturellement. Peut-être une trentaine d'années. Peau d'un jaune profond, une robe longue et ample masquant complètement ses jambes, mais dévoilant une épaule tout en moulant de près le haut de la silhouette. Sa tenue entrait dans la sous-catégorie des vêtements ambigus, à caractéristiques troublantes. Le fait qu'elle se tourne pour être vue sous différents angles, conjugué au choix de sa tenue, tendait à faire déduire à Jade qu'elle était selon les critères standards classable comme étant belle.
Pour les mâles, du moins. Une attitude aguichante de ce type pouvait être perçue de façon désagréable par les femelles, mais parmi les présents, les femmes étaient en minorité, d'où un calcul qui pouvait se révéler payant.

Pourquoi est-on là ? Pour le futur ! Et comment doit se construire le futur ? Avec nous !
Avec nous… En tant que Kil'sinites, pas en temps que mollassons incapables de s'impliquer dans la vie de notre Comités !


C'était grossier, maladroit, aussi. Il y avait bien quelques rires, mais une vague de protestation enflait rapidement, synthétisée par un Qui traitez-vous de mollasson ? indigné. Auquel répondit un simple haussement d'épaule et un sourire désarmant, façon de dire ''les personnes visées se reconnaîtront''.
Elle renforçait sa position vis à vis des Racheteurs, mais s'aliénait pour de bon les Guetteurs. Processus stupide, qu'on pouvait mettre sur le compte de sa jeunesse… Ou d'une tactique plus poussée. Un pion sacrificiel.

Le discours se poursuivait sur cette veine. Moquer le travers d'un groupe, se l'aliénant, mais en recueillant les rires et les assentiments des autres. Elle mobilisait les troupes, tout en mettant en lumière les failles des autres. Sans pour autant répondre directement aux critiques. Si c'était un examen de recrutement pour le Comité des Amuseurs, elle était bien partie. Pour asseoir une ligne directrice ? Elle ne disait rien. Pas une seule foutue proposition concrète. Donc aucune chance de passer… Mais peut-être une préparation de terrain efficace.

Le même genre de liens que vous tissiez avec vos précédents clients ?

L'oratrice -qui ne s'était pas même présentée. Autre erreur : certains, assez connus, pouvaient se le permettre, mais pas elle- tiqua. Elle venait de parler de renforcer les liens avec les intervenants extérieurs dans le but d'instaurer un respect mutuel, mais la question semblait lui avoir touché un point sensible. En l'absence de réponse, son interlocuteur continua.

Vous faisiez bien partie du Comité de l'Affection Négociable de la rue des Spoires encore récemment, non ? J'ai entendu dire que les mauvais payeurs se faisaient apprendre le 'respect' de façon efficace, j'aimerais savoir si vous comptez généraliser cette efficacité.

Noir.
Il était plus facile de localiser le krolanne en monochrome lors de cette seconde intervention.
Car ce n'était pas une attaque, pas vraiment… la prostitution était une pratique généralement admise, et cela aurait même pu lui rattacher les Justiciers, tout à fait du genre à apprendre le respect à autrui, si elle n'avait pas si énergiquement critiqué leurs façons de faire dans les minutes précédentes. D'un autre côté, se faire traiter de pute devant une assemblée telle que celle-ci devait avoir un côté assez désagréable. Sans compter que même la partie du public lui étant théoriquement acquise, versatile, s'était tue, attendant la suite. Oui, elle était une Racheteuse, comme aux. Mais il était intéressant de voir comment elle allait s'en sortir. Si elle s'en sortait.

Je préfère ne pas trop m'étendre sur le passé. Disons simplement qu'il existe plusieurs sortes de respect. Une autre question ? Sur l'avenir, plutôt ?

Pas mal. Et cela aurait pu suffire, si la voix suivante, un Racheteur désirant sans doute l'aider à sortir la tête de l'eau, n'avait pas été coupée par une autre autrement plus forte, venant des hauteurs.

Oui, une question d'avenir ! Pour cette fin de soirée… C'est combien ?

Il y avait plus de réactions négatives, devant la lourdeur et l'insistance des propos, que de positives, mais un rire volontairement poussé faisait plus de bruit qu'une vingtaine de soupirs exaspérés. Et plus de dégâts aussi. L'oratrice avait rougi sous le coup de la colère, et eut-elle pu résister que sa dynamique venait de toutes façons d'être brisée.
On était en droit de tenter d'adopter n'importe quel rythme, à la tribune, mais la règle était simple : on avait à le tenir, sinon on ne refaisait pas un second tour.
Elle avait opté pour une démarche très énergique, très prenante… Mais deux intervenants coup sur coup avaient réussi à la mettre en difficulté.
NOTE : Ne pas négliger les réactions du public. Jade savait ne pas être déstabilisable, pas de façon notable, si elle ne le voulait pas. Mais son auditoire pouvait l'être, lui, et cela aurait le même effet. Donc, prendre un rythme assez lent, afin de pouvoir compenser d'éventuelles attaques visant à générer une réaction.
NOTE 2 : Le Vert, le ridicule bouffon caricatural, servirait sans doute à cela. Trouver le moyen de le désarmer d'entrée de jeu.

Ceci dit, la fin de la prestation était elle aussi intéressante.
Pas pour le On répond aux imbéciles par le silence ! excédé, mais par le bref regard lancé vers un point précis de la salle avant d'abandonner.
Elle avait pris ses ordres. Et la toile devenait visible.

L'ex-prostituée venait de servir à "chauffer la salle" mais surtout à fragiliser les positions adverses, quitte à se les mettre à dos. Il suffirait au suivant de jouer les médiateurs, de reprendre une position plus classique, pour qu'on y voit une position d'apaisement. Sans qu'il ai rien de concret à promettre.
Vous voulez faire avaler le répugnant ? Proposez le en choix avec l’innommable, il en deviendra mangeable.

Sans l'intervention ayant écourté le petit spectacle, les choses auraient pu aller encore plus loin, mais elle serait néanmoins sans doute félicitée en privé pour sa petite prestation.
Le commanditaire n'allait certainement pas vouloir suivre immédiatement après, mais c'était une prise de risque assez faible, d'attendre qu'un autre ose prendre la suite, car, tout les ans, on avait droit au même numéro.

Qui commençait d'ailleurs à l'instant.

C'est à mon tour, on dirait !



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Julung 16 Julantir 815 à 21h08
 
XI. Discours de Justicier : même joueur joue encore.


Celui qui venait de lancer cette exclamation était celui-là même qui avait enclenché le départ de la précédente en demandant le prix. Un Justicier ou plutôt, en le voyant se déplacer dans la salle, poussé par les cris d'encouragement et les applaudissements frénétiques d'une poignée de partisans relégués au fond, et affrontant de plein fouet les huées de la bande bariolée des Racheteurs, une caricature de Justicier.
Celui-là, Jade le connaissait, ayant déjà eu l'occasion de se renseigner sur son compte. Il faut dire qu'avec Lhyn, il était le seul à ne jamais avoir loupé un discours d'orientation depuis la création des Comités de Vigilance.
A la différence de celle-ci, toutefois, le discours ne variait pas avec le temps.

Allez-y mes moutons ! Bêlez donc plus fort, je me fais vieux, je n'entend rien !

Typique du personnage. Plus que l'étiquette généraliste de 'Justicier', celui-ci méritait sans conteste celle de Petesiste, et même parmi cette mouvance des plus dures, c'était un extrémiste du genre.
Issu des Dessous, défiguré alors qu'il était encore adolescent dans une bagarre, il avait joué des poings très tôt pour défendre ses conceptions de l'entraide et de la vie en communauté.
Qui pouvait se résumer par…

… arracher les mauvaises herbes à la racine !

Il se résumait très bien tout seul, en fait. Il n'avait pas attendu un calme que personne ne lui aurait de toutes façons accordé, se contentant de crier plus fort. Son discours ne laissait pas de place aux questions, les quelques pauses y étant ménagées venant lorsque les cris d'indignation devenaient vraiment trop forts.
La technique de l'acoustique des créateurs du Hall des Infinies Palabres contre le nombre de ses opposants.

Lhyn s'était battue pour qu'il ne puisse plus créer un amalgame facile avec les Comités de Vigilance, éternelle épine dans le flanc qui menaçait les Comités de représailles d'autrui, mais son Comité d'Action Nécessaire continuait à s'inscrire comme sympathisant des Comités de Vigilance, et malgré ses incessants débordements conduisant à la dissolution régulière de son mouvement, il gardait assez de soutiens pour réapparaître au sein d'un nouveau Comité, en secrétaire, porte-parole, membre d'honneur, mascotte ou quoi que ce soit d'autre. A ce titre, il avait tout à fait le droit de prendre la parole ici.

Il n'était à la connaissance de Jade jamais sorti du Kil mais aurait pu donner des leçons de survie en milieu hostile à pas mal de vieux baroudeurs des Comités d'Exploration.

… pour œil et dent pour dent ? Moi je dis que pour couper l'envie de recommencer, autant briser tout le râtelier d'un coup !

Arracher, briser, détruire.
Des mots forts, qui frappaient les esprits. Pour frapper les corps, il laissait habituellement la place à quelqu'un d'autre, sachant toujours se tenir à l’extrême limite de l'intolérable. En cela, il s'était montré plus malin encore que Monsieur Petes.
Il y avait du remue-ménage dans le fond. Difficile à distinguer avec la disposition de la lumière, mais on pouvait quand même capter la vue d'ensemble : une pression vers le fond, d'où provenait un noyau d'applaudissements et de cris, un noyau dur, mais un noyau restreint. Pas de rixe ayant éclaté.
NOTE : Perte de vitesse de l'extrémisme. Les Justiciers ne versant pas dans le Petesisme suivaient le candidat le 'moins éloigné' de leur ligne, sans pouvoir souscrire pleinement à son projet. Ils jouaient le rôle d'armure, de tampon, pour le petit groupe d'excités, mais sans prendre part à leurs revendications.
En proposant une ligne assez ferme, ceux-là pourraient se rallier en masse, ne laissant que les pires sur leur faim.
NOTE 2 : Ne pas être trop ferme, justement, au risque de drainer trop efficacement les Justiciers modérés (modérés pour des Justiciers. Ce qui, dans l'imaginaire des Racheteurs, en faisait de dangereux extrémistes), ce qui risquait de provoquer un effondrement de la branche extrême des Justiciers.
Il était toujours utile d'avoir un épouvantail à agiter, autant la préserver.

Pour le coup, il n'y avait pas que les Comités qui étaient animés. Même les spectateurs étaient pour la plupart révoltés, et ne se privaient pas de le faire savoir. Il n'y avait aucune question à attendre, mais on pouvait être sûr que ce soir, les débats sur le bien-fondé du maintien du Comité de l'Action Nécessaire feraient rage. Sans aboutir certainement avant la fin de la convention. Et d'ici à l'année prochaine, le vieux roublard aurait été ressorti de son caveau.

Il ne remonta pas à sa place, d'ailleurs : après un geste provocateur destiné aux Racheteurs, il parti sous les huées par une porte proche de l'estrade. Pas d'inquiétude, il serait là pour les débats du lendemain, à coup sûr.

Mais tandis que les rumeurs de protestation agitaient encore la salle, celles-ci commencèrent à muter en une vague d'encouragements, d'applaudissements. Après avoir laissé se dévider leur colère, c'était au tour de l'enthousiasme de revenir.

L'adversaire se dévoilait enfin.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 18 Julantir 815 à 09h26
 
XII. Geoffroy Mandhanne, le règne du vide.


La silhouette sortant lentement de l'ombre était connue, même si elle mit du temps à être identifiée.
Il faut dire que plutôt que de se diriger droit vers l'estrade, elle louvoyait entre les rangs, suivant, depuis l'extrémité la plus éloignée jusqu'à la partie jouxtant l'estrade, un itinéraire lui faisant parcourir les rangs de ses supporters.
Un tapis rouge humain. La disposition en balafre était peut-être plus souhaitée qu'accidentelle, ou alors c'était une bonne faculté d'adaptation.

Geoffroy Mandhanne.

Issu d'une très vieille famille du Kil'dé, mais dont la branche s'était installée au Kil'sin depuis deux générations. Ce petit parfum d'exotisme sans pour autant rien avoir d'étranger. Tout comme la Racheteuse précédente, il était nouveau dans les Comités de Vigilance, du moins en tant que membre actif. Mais il s'était déjà targué -preuves à l'appui, malgré la réputation que le Kil'sin avait à l'extérieur, les menteurs à tout crin ne faisaient pas long feu ici- d'avoir donné quelques coups de mains à l'époque où il était représentant du "Comité des Confectionneurs des Spoires et traverses", une bien belle performance vu la longueur de la rue et la densité des commerces aux alentours de celle-ci. Depuis, c'est sa nièce qui occupait ce poste, tandis que lui-même avait pris les rênes du Comité de Vigilance de… La même zone que la précédente.

Ce qui, quand on connaissait les lieux, était assez logique : la rue des Spoires avait jadis était l'une des plus réputées du Kil, avant de tomber en désuétude. Elle était désormais régulièrement soumise à la 'bienveillante attention' d'un groupe -fort originalement nommés 'les Spoires'- qui, à travers plusieurs Comités en mutation constante, s'occupaient de nombre d'activités officielles du coin, à savoir l'intégralité de la rue, et l'essentiel des voies transversales. Et de pas mal d'activités officieuses aussi. Par bien des côtés, les Spoires étaient une ville dans la ville, un quartier tout en longueur et autonome.
Pour y représenter tout les Confectionneurs, il fallait s’accommoder de rudes canailles, ou en être une soi-même. Que la Vigilance dans cette zone soit en de telles mains n'était pas bon signe. S'il n'y avait pas de racket de la part des vigilants, ce serait un exploit. Les Spoires, les rapports correspondants... Elle les avait vu, survolé du moins. Premier tiers de la période de travail. Il fallait qu'elle se les remémore.

Mes chers amis !

On ne pouvait que le remarquer.
La même position sur le pupitre, le dos légèrement voûté , la tête redressée.
Les mêmes mots que Lhyn, aussi. Bien sûr.
Mais une voix plus forte, plus ferme. Plus jeune, tout en ayant la retenue de la maturité. Et suffisamment proche, tout en en étant suffisamment éloigné, pour qu'on y voit plus un hommage qu'une parodie.

Je ne suis pas là, devant vous, ce soir, pour vous faire croire que, mieux que vous tous, je sais ce qui est bon pour nous.
Nooon… Si je suis là, c'est en simple serviteur de cette auguste assemblée.


Auguste assemblée. Les mêmes mots que le Guetteur, mais ils étaient, ici, teintés d'une certaine crédibilité.
Se présenter comme simple serviteur alors qu'on venait d'endosser publiquement le rôle de prétendant à la conquête du pouvoir pouvait paraître ridicule, mais au moins, c'était osé, et le public aimait l'audace. Quand elle était justifiée. D'ailleurs, le premier coup ne tarda pas, un Une bouteille de bière par ici ! venue du fond, enchaînée avec un La façade de mon immeuble aurait besoin d'un coup de pinceau issu de l'avant. C'était visiblement au moins moyennement drôle, du point de vue de la salle, vu que quelques rires se firent entendre, mais aussi visiblement du point de vue de Geoffroy, vu son dos qui s'agitait. En réaction, les Racheteurs se permirent eux aussi de rire.
Quelques secondes, tout au plus, ce n'était pas la blague du siècle, après tout.

Mais pas ce genre de serviteur, ceci dit. Non, je suis là pour porter la voix des Comités. VOTRE voix, et la faire entendre clairement, à tous !

Belle prestation. Les blagues n'avaient pas du être scénarisées, mais il avait su désarmer l'affront en faisant preuve d'une marque d'humour. Et lorsqu'il avait évoqué ''votre'' voix, ses bras écartés avaient englobé la foule. Un geste qui devait faire ricaner dans les hauteurs, mais susceptible de toucher les Guetteurs.
Plus subtil, les bras s'étaient écartés lors du ''la faire entendre clairement'', pouvant laisser penser qu'il englobait tout le Kil. Classique. Mais le ''à tous'' avait claqué alors que, suite à une légère rotation du buste, l'une de ses mains pointait droit vers Lhyn, retournée s’asseoir à l'arrière de la tribune. Tel un index accusateur dardé sur une Sommité aux décisions parfois jugées trop peu consensuelles.

Lhyn avait visiblement de bons informateurs, à prévoir ainsi les attaques.
L'avancée de la Convention prenait également un autre sens : peut-être avait-elle eu vent de la montée d'une fronde, préférant avancer la date afin de forcer son adversaire à sortir du bois alors que son plan de bataille n'était pas parfaitement rodé. Elle devait penser pouvoir le maîtriser maintenant, tandis que dans deux mois, cela aurait pu s'avérer problématique…
NOTE : abandonner toute tentative de récupération des Racheteurs. Ils étaient trop préparés pour cet unique combat.

Il faut dire que le discours était bien construit, même si les ficelles étaient un peu grosses.
Là où la Racheteuse précédente avait était le pic dans les flancs de ses adversaires, Geoffroy répandait à l'envie le miel sur les meilleures réalisations des uns et des autres. C'était tout aussi partial, tout aussi hypocrite, mais quand même bien plus agréable. Et là où son apprentie avait déclenché des cris de protestation, lui ne provoquait que de vagues grommellements sur le thème de ''hé, oh, on est pas dupes, non plus''. Ce qui semblait inutile tant qu'on avait pas compris que la cible était alors celui dont on ne parlait pas.

Louer les Justiciers pour les courageuses initiatives -certes parfois peu diplomatiques- que prennent certains de nos compatriotes ne suffisait pas à les amadouer. Mais pour un Guetteur ne connaissant pas bien les Justiciers, il se disait alors que cela avait du faire plaisir aux Justiciers, et que ce bonhomme à la tribune avait au moins les idées larges.
Et inversement, les caresses à l'attention des Guetteurs étaient sans doute peine perdue pour gagner ceux-ci, mais à l'écoute, les Justiciers devaient penser qu'ils seraient en grande minorité face à celui qui venait sans doute de rallier pas mal de Guetteurs à sa cause.

Il reprenait, sous une forme diamétralement opposée, les travers exposés par la première Racheteuse, transformant ces plaies mortelles en de petits défauts dont on pouvait s’accommoder si tout le monde concédait à marcher dans la même direction.

En vérité je vous le dis, les choses étant ce qu'elles sont, en cette époque qui est la notre, quand nous voyons ce que nous voyons et que nous entendons ce que nous entendons, il est légitime, oui, légitime! de penser ce que nous pensons et d'agir comme nous le faisons !

Quelques rires. Quelques applaudissements aussi. La phrase, sans doute soigneusement préparée à cette fin, s'adaptait d'elle-même à l'auditoire. Pour les plus fins d'entre eux, l'auto-dérision était claire, et appréciée. Pour les autres, la pureté de cette langue de bois ne pouvait donner prise à aucune critique réelle.
Le pire à en attendre, c'était quelques accusations de discours vide -d'ailleurs, certains ne se privèrent pas.
C'était aussi un beau résumé de la prestation : du vide.

Mais un vide bien préparé, bien emballé, assez dense pour paraître concret, assez mou pour se contenter de se déformer contre les coups sans céder.
Un vide de conquérant.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 18 Julantir 815 à 22h31
 
XIII. Geoffroy Mandhanne, l'insubmersible.


Une des accusations de vacuité ayant été lancée depuis les chaises des Coordinateurs -après que Jade ai soufflé sur un ton froid, à l'issu d'une phrase, un ''analyse des restes après élimination des éléments inutiles : aucune, ne reste rien'' suffisamment sonore pour que cela serve de déclencheur à son voisin visiblement excité- Jade pouvait désormais intervenir directement. Être la première à s'opposer à un concurrent en étant elle-même dans la lice aurait été une faute de style, une forme d'avidité qui n'aurait pas échappé aux présents, mais elle n'était désormais plus qu'une coordinatrice parmi d'autres.
Il suffisait juste d'attendre le bon moment, un moment où les propos mous entreraient en contradiction avec la dureté de ses chiffres.

Cela ne tarda pas : en se faisant la ''voix'' des Comités, il avait récupéré plusieurs rapports, avait fait le tri, et n'avait, très logiquement, gardé que ceux qui l'intéressaient. C'est ainsi que, brandissant ses feuilles tout en parlant -quelques années auparavant, un des orateurs avait tenté d'agiter ainsi des feuilles couvertes d'une fine écriture, comme si cela devait justifier chacun de ses propos, avant qu'on réalise, à son grand embarras, qu'il n'y avait aucun rapport entre ses propos et le roman qu'il brandissait. Là, dès le début, une question précise avait été posée, et Geoffroy avait, après quelques secondes de recherches, cité un passage précis d'un de ces rapports. Ils étaient peut-être orientés, dénaturés, incomplets, mais au moins, on ne pouvait pas l'accuser de s'abriter derrière du vent- il venait d'aborder un point qui faisait sa fierté, le fait que Grâce à nos discussions avec l'ensemble des partis concernés, la criminalité dans les Spoires est en chute libre, comme l'atteste la spectaculaire baisse du nombre de plaintes enregistrées dans nos bureaux.

Concordance. Une feuille, parmi tout les rapports, lui revenait en mémoire. Parfait. Sans quitter son siège, Jade parla d'une voix forte, moins destinée à celui quelques mètres devant elle qu'au reste de la salle.


Et comment expliquez-vous en parallèle la non moins spectaculaire hausse des plaintes des résidents des Spoires auprès des autres Comités de Vigilance ?

Geoffroy ne se tourna qu'à moitié, bien conscient que la meilleure des réponses serait inutile si elle n'était entendue que des membres de l'estrade. Il la regardait du coin de l'oeil, la bouche encore orientée vers l'assemblée.

J'ignore tout de cela. Sans doute n'avons-nous pas la même notion de spectaculaire.

Ah, il finassait, très bien. Une question trop longue était interrompue, coupée, mais en deux temps, ça passait. Rapide calcul : elle avait les chiffres en mémoire, restait à en tirer des statistiques claires. Rapporter les chiffres sur l'année était moins frappant, du fait que la dernière année se cantonnait à dix mois. Par contre, en cumulant sur les mois on avait -merde, il lui en manquait un- quelque chose comme…


Plus de 130 % ? Plaintes pour extorsions, menaces, racket. Essentiellement de la part de commerçants des Spoires. Assez spectaculaire, non ?

Dommage que le regard assassin et la crispation de la mâchoire ne soient pas visibles depuis la salle, le Tiens, la chieuse passe à l'attaque issu de la foule ne parvenant pas à le dérider. Un coup n'était réellement porté que si le public nous voyait l'encaisser de plein fouet. Dans la salle, justement, on appréciait le spectacle, sans réellement se préoccuper des chiffres. Tant mieux, parce qu'un calcul secondaire issu de la remémorisation d'une autre feuille montrait que la hausse était plus proche des 100% que des 130%. Le problème de travailler avec des nombres assez bas. Qu'elle les aient un peu -quoique involontairement- gonflé passerait inaperçu -personne n'avait franchement l'intention de compiler un an et demi de rapports incomplets et non harmonisés venant d'une quinzaine de Comités locaux. Quant au ''essentiellement des commerçants'', c'était logique -on n'offrait pas sa ''protection'' à des particuliers, pas à ce tarif- mais c'était, dans l'absolu, un coup au hasard, il aurait fallu aller contacter chaque personne individuellement pour faire ses calculs.
De même, tandis que Geoffrey faisait mine de consulter ses chiffres, il ne perdrait pas vraiment de points : personne n'allait lui tenir rigueur de ne pas pouvoir sortir un unique point de détail d'une telle masse d'information.
Non, ce qui était important, c'était les sous-entendus que cela soulevait.
Et si le Racheteur laissa tranquillement un lot de Pinailleuse, et autre Dictature des nombres faire leur chemin, lorsque les bruits de Pourriture de magouilleur et de Presser et museler ? Beau programme ! commencèrent à prendre un peu trop d'importance, il reposa ses papiers d'un geste théâtral.


J'apprends les détails de cette information à l'instant, et je préférerais me garder d'une conclusion hâtive.
Comme je vous l'ai dit, discussion, dialogue, entente, travail en commun. Vous soulevez un problème, et mes camarades et moi allons nous y atteler.


Il y eu bien un Oh ? En traquant les mouchards ?, mais dans l'ensemble, la parade était élégante. Admettre une faille potentielle tout en assurant sa volonté et sa capacité à la combler.

Elle aurait sans doute pu continuer l'offensive, au point de le faire céder, mais elle aurait eu plus à perdre que lui. Il y avait parfois des pénibles, des vindicatifs, qui s'accrochaient à une unique question en ayant un dossier énorme sous le bras, et qui parvenaient, à eux seuls, à démolir un candidat jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.
Mais eux-même n'étaient pas candidats.
Procéder ainsi, c'était sonner l'hallali dès l'entame de son propre discours.
NOTE : creuser les problèmes de relations avec les commerçants au sein des Vigilants des Spoires. Cela pouvait s'avérer décisif lors du vote des motions.

Le spectacle s'achevait, laissant une impression assez indéfinissable de contentement abruti. On se doutait que ce n'était pas le candidat idéal, mais c'était pour l'instant quelqu'un de crédible -le seul parmi les quatre, en fait-, qui en étant le champion que d'une minorité, n'était pas la Némésis d'une majorité. Un choix par défaut acceptable, sans doute pas au niveau d'une Lhyn, mais qui pourrait, à terme, en compenser l'absence.

Jade comprenait mieux, désormais, l'avancée de la date. Oui, sans doute éviter un bouleversement trop grand, trop rapide. Geoffroy se retrouvait dans la même catégorie qu'elle-même : une montée en puissance relativement rapide, dont le but n'était pas de renverser l'opinion tel un Tepesiste, mais de la gagner à sa cause, pour dans quelques années.

Bon. Il avait passé l'épreuve, sans splendeur, mais sans fausse note véritable, et c'était désormais à elle.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 20 Julantir 815 à 11h03
 
XIV. Jade, tenue de soirée.


Ne pas faire d'erreur dès le début.

Gontran s'était trop précipité, tandis que la Racheteuse avait perdu trop de temps après ses premiers mots. L'arrivée du Tepesiste, progression implacable suite à sa déclaration, était en soit un modèle du genre, mais elle nécessitait une levée de boucliers et une interaction avec la foule qu'elle ne voulait ni ne pouvait obtenir. Quant à Geoffrey, l'avancée vers le pupitre avait été bien trop lente, mais si bien préparée qu'elle passait pour un effet de manche, une monopolisation de l'attention avant d'entrer en scène.

Il ne fallait pas laisser le pupitre vide trop longtemps, sans orateur déclaré, car cela donnerait l'impression qu'on y allait ''parce qu'on avait que cela à faire et que la place était libre'', un manque de volonté dommageable.
Sans compter que, après quatre orateurs des trois mouvances ''fréquentables'', la majorité des sujets avait été survolée. Jade aurait préféré un peu plus d'entrain, un meilleur Guetteur en premier lieu, notamment, afin de profiter à plein de l'effet d'échauffement, mais mieux valait ne pas tenter le diable : elle n'était pas loin du meilleur moment, et qu'un nouvel arrivant se lance en se fiant à sa chance, et elle risquait de basculer dans la phase d’essoufflement. Pire, s'il était très bon, Lhyn ne lui laisserait pas l'occasion de parler et reprendrait les choses en main.

Il fallait donc se déclarer au plus vite en oratrice suivante.
Pour autant, attention au piège : à se lever et se diriger droit vers le pupitre, elle ne prendrait que quelques secondes, et le sieur Mandhanne avait laissé derrière lui une chausse-trappe bien sournoise : son retour à sa place allait se faire comme un écho de son avancée, un trajet bruyant au milieu de ses partisans.
Si elle s'appropriait le pupitre, elle devrait attendre, impuissante, que le niveau sonore baisse.

Conclusion, il fallait se déclarer tout en prenant le temps de se diriger vers le pupitre, afin que quand elle y serait, le sentiment général soit que ''c'est bon on a compris que tu étais populaire, maintenant tu t'assoies on aimerait écouter le suivant''.

Bref, Geoffroy venait de descendre de l'estrade et d'attendre les premiers rangs lorsque Jade se leva de sa chaise.

Inutile d'en faire plus, nul besoin de déclaration tonitruante, ou de l'encouragement de ses supporters. L'estrade était au centre de l'attention, et les chaises des Coordinateurs, quoique dans le fond de celle-ci, étaient encore assez éclairées pour que nul dans la salle ne puisse louper la revendication silencieuse.

Mais plutôt que de s'avancer directement, elle prit le temps de parfaire, et surtout d'attirer l'attention sur sa tenue.
Il faut dire qu'elle avait exceptionnellement rétrogradé l'aspect utilitaire de sa tenue derrière son aspect présentation. Ou représentation, même.

Sa grande cape si pratique fut dans un premier temps repoussée derrière ses épaules, enveloppant l'étui de son fusil, puis la capuche fut abaissée. Enfin, le fermoir fut ouvert, et la cape désormais libre se retrouva soigneusement pliée et posée sur la chaise.

D'une part, pas de bottes, pour une fois. De grands talons, associés à sa taille hors norme, lui permettaient habituellement de totalement surclasser une foule si le besoin s'en faisait sentir, mais elle parlerait plusieurs mètres devant une rangée de personnes assises, ce ne serait donc pas une paume de plus ou de moins qui changerait grand-chose.
A la place, de petits mocassins tout simples -quoique verts, toujours verts- qui laissaient visibles ses fines chevilles. Et qui permettaient de fait de constater que sa peau avait bien la même couleur de bout en bout. Oui, c'était un point de détail, mais certains trouvaient inesthétiques les variations de teinte de peau, autant les contenter à moindres frais.

Plus haut, c'était l'une des grandes nouveautés. LA grande nouveauté, même.
D'ailleurs, même si la fin de la remontée de Gontran était trop bruyante pour permettre à d'autres que les premiers rangs de l'entendre, lorsqu'elle passa à proximité de Lhyn, au milieu du lent arc de cercle l'amenant jusqu'à la tribune, la vieille Vigilante ne pu retenir un bref éclat de rire enfantin, mêlant surprise et amusement ravi devant une situation jusqu'alors inédite.

Jade était en jupe.

Oh, pas de ces jupes affriolantes toutes en dentelles et en froufrous, ou de ces longs fourreaux serrés à la perfection après d'infinies retouches, mais pas non plus de ces tubes simples qui ressemblent à un demi-pantalon pour obèse.
Déjà, au niveau de la couleur, elle était, sans surprise, verte. Mais de toute une gamme de verts, depuis le vert de chrome le plus profond jusqu'au vert pistache le plus tendre Sans assemblage précis, géométrique des différentes couleurs, mais en un entrelacs chaotique, dépourvu de structure, où les couleurs se fondaient les unes dans les autres, telle une allégorie monochrome du Kil'sin.
Au niveau de la coupe, ce qu'on aurait pu qualifier de sobre mais élégant. Il fallait dire qu'elle n'avait pas eu autant de temps qu'elle le souhaitait pour parfaire sa tenue. La veille, ayant mandaté Markus pour faire maintenir ouverte la boutique où elle se fournissait -contre rétribution… L'exemple parfait d'argent dépensé en futilités- elle avait pu, largement en dehors des horaires habituels, aller chercher de quoi s'habiller pour le lendemain. Parmi les tenues pré-sélectionnées, le tissu de celle-ci avait instantanément attiré l’œil. C'était plus qu'un simple assemblage de couleurs, une création hors normes aux couleurs du temps lui-même, spécialement préparé pour la commande excentrique d'une jeune fille d'un des comités majeurs. Excentrique et sans bénéfice, car la belle s'était enfuie du jour au lendemain avec un gardien de troupeau et que la commande n'avait jamais été payée, le bustier qui devait la transformer en robe n'ayant de fait pas même été entamé.
Quoiqu'il en soit, si Jade avait la taille assez fine pour ne pas nécessiter de retouches à ce niveau là, elle était nettement plus grande que la cliente prévue, et la jupe qui devait à l'origine frôler le sol se contentait de lui masquer les bas de mollets.
La forme aussi, avait un peu évoluée, les exigences n'étant pas les mêmes.
Initialement, c'était un long fourreau ajusté, une marque d'élégance et de distinction. Qui obligeait à marcher à petits pas et empêchait toute réaction rapide. Malgré les hauts cris de la couturière, Jade n'avait pas dévié, et désormais, la jupe était fendue sur quasi toute sa hauteur, le long de la jambe droite. Debout, à l'arrêt, le léger ourlet rendait le travail des plus discrets, mais dès qu'elle marchait, le tissu voletait, dévoilant jusqu'à mi-cuisse une jambe à la peau lisse et aux muscles fermes. Avec de grandes enjambées -ce qu'elle employa sciemment, inutile de laisser croire qu'elle s'était trop laissée prendre à la douceur de vivre- on pouvait distinctement y voir sanglé un étui de cuir sombre pour couteau à large lame.
Une façon de rappeler que derrière les plus belles promesses, le danger persistait.

Le haut était moins extravagant : du cuir fin, moulant, à manches courtes, et à léger décolleté.
Rien qu'on puisse réellement qualifier d'aguicheur mais, sans qu'on puisse la qualifier de généreuse, Jade savait que sa poitrine était assez fournie et d'une fermeté suffisante pour faire perdre le fil de leur pensée aux plus influençables des mâles. D'où ce que la couturière avait nommé une "mise en valeur de vos formes".

Dernier point sortant de l'ordinaire, même s'il n'était pas aussi rare que l'abandon des pantalons, la coiffure jusqu'alors dissimulée par la large capuche. Parfois, elle laissait sa chevelure libre. Généralement, elle était disciplinée en une queue de cheval haute qui venait se loger dans la pointe de son vêtement. Mais pour une fois, on pouvait en apprécier la longueur et le volume dans la large natte qui s'écoulait de la nuque pour passer sur son épaule et finir par descendre jusqu'en bas de la cage thoracique, tel un serpent de jade lové contre une statue.

Le discours d’inauguration.
Le cocktail.
L'arrivée.
A chaque fois, négliger ce qui se passait en amont se transformait en manque lors du final.
Et sans avoir ouvert la bouche, elle venait déjà de proclamer les premiers éléments de son discours : Vous me connaissez mal. Je peux changer, je suis plus proche de vous que je ne l'ai jamais été. Mais je reste et resterai toujours différente. Efficace. Dangereuse. Je peux tous vous représenter… Ou m'opposer à chacun de vous.

L'avantage de la communication non verbale étant qu'elle ne pouvait voir ses arguments contestés de façon performante que par des méthodes de même envergure, et que la préparation était alors l'élément limitant.

Bon timing. Geoffroy était vers le haut de la diagonale lorsqu'elle posa les mains de chaque côté du pupitre, et déjà, des chuchotis agacés l'enjoignaient à laisser l'artiste suivant faire son numéro.

Bien choisir le premier mot.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Matal 21 Julantir 815 à 22h19
 
XV. Jade, une improvisation bien préparée.


Vigilants !

La position initiale était la même que celle de Lhyn, la voix aussi puissante, aussi volontaire que celle de Geoffroy. Mais cela aurait été une erreur de commencer par un ''chers amis''. L'hommage du premier passait, pour le second, cela virait à l'imitation. Sans compter que son lien avec Lyhn aurait pu la desservir dans ce cas, trop vouloir lui ressembler pouvant sembler un manque d'ambition, une aptitude à rester dans son ombre.

Pas de présentation, non plus. Elle était clairement venue des chaises des coordinateurs, et était, au moins de vue et/ou de réputation, suffisamment connue pour qu'un maillage existe à travers la salle. Il devait bien sûr y avoir, parmi le fond persistant de brouhaha -depuis le début du discours de Lhyn, le silence n'avait plus été rétabli correctement- pas mal de c'est qui, elle ?, mais au moins ne resteraient-ils pas sans réponse.
Une interpellation directe, permettant de synthétiser l'information tout en allant au cœur du problème. Fidèle à sa réputation, pour ce point, au moins.
Et, l'un des rares avantages d'être une femme, elle pouvait éviter de spécifier également ''vigilantes'' -d'ailleurs, dans quel sens les mettre ? La minorité féminine à l'avant, en signe de galanterie, au risque de froisser les machistes ? Ou à l'arrière en enrageant les plus féministes ?- sans que cela passe pour du sexisme.

Bien, le plus dur était passé, mais le plus dur était à venir.
Reprendre ses notes, reprendre les rapports. Mentalement, du moins, elle n'avait que quelques papiers soigneusement triés.
Pas de bilan, les bilans n'intéressaient presque personne. Mais on pouvait les laisser infuser.


Plus que notre nombre, notre efficacité s’accroît ! Le taux de satisfaction des personnes venues nous contacter suite à un… différent avec leur voisinage Après l'hésitation volontaire, elle laissa une petite pause, un sourire aux lèvres, le temps que les quelques rires s'apaisent. Il faut dire que l'appellation même des différents cas traités par les Comités de Vigilance posait problème. Les commis de la défense ou les conseillers du CIEN n'avaient pas ce genre de problème : ils menaient des enquêtes, officielles. Les Vigilants sortaient d'un tel cadre de juridiction, et n'agissaient généralement qu'à la demande, et parfois de leur propre initiative. Cette dernière possibilité signifiait généralement qu'ils fouinaient dans un cas où personne n'avait envie de les voir fouiner, qu'ils s'attaquaient aux limites d'un système où on trouvait normal que tout se sache -principalement parce que les Vigilants ne se contentaient que rarement de savoir, ils agissaient aussi en conséquence- mais même le cas général était rarement perçu comme agissant pour le bien commun. Par exemple, qu'une personne vienne voir les Comités en disant on vient de me voler la recette de la semaine, on avait à priori une personne ravie qu'on puisse en apprendre plus -le volé- mais au moins une personne -le voleur- qui aurait bien aimé qu'on laisse tomber. Et quand on tombait sur un volé rancunier et des vigilants portés sur la "démarche pédagogique", on finissait avec un voleur aux doigts brisés. Ce qui pouvait s'intituler des différents avec le voisinage.
...est progression spectaculaire auprès des Comités ayant adopté les techniques d'uniformisation des rapports, permettant une meilleure discussion entre les services ! Nettement moins spectaculaire chez les autres...

Pas de chiffres précis. On en était plus au stade des chiffres.
Un chiffre pouvait être la pointe acérée d'une attaque, mais, dans un discours, cela passait mal. Après tout, entre un bureau A passé de 10 à 40 et un bureau B passé de 90 à 180, selon qu'on parle en taux ou en nombre, ce n'était pas le même qui augmentait trois fois plus vite que l'autre. D'où une méfiance vis à vis des chiffres à qui on fait dire ce qu'on veut. Elle avait elle-même -à son regret, à posteriori- contribué à cette baisse d'intérêt pour les chiffres après que, trois ans auparavant, un tatillon soit venu s'attaquer à Lhyn avec une minutieuse et originale utilisation des statistiques qui venaient d'être introduites. C'est Jade qui avait été mobilisée pour répondre, et ce qu'elle avait fait de l'opposant se traduisait fidèlement par du… Concassage. Depuis, on évitait de venir l'asticoter avec des chiffres, mais elle-même ne pouvait plus y puiser des arguments irréfutables. Ce qui avait d'ailleurs permis quelques minutes auparavant à Geoffroy de s'en sortir sans trop de casse.


Néanmoins, tirer des indications vagues était accepté, apprécié -car on pouvait désormais vérifier aisément- et aussi une bonne façon de rappeler que ces méthodes si décriées initialement avaient prouvé leur utilité et qu'elle était celle qui avait le plus fortement poussé à les appliquer. Leur rappeler que la méthode Jade, ça fonctionnait. Même si cela continuait à en gêner certains, la falsification de chiffres étant sans doute un domaine encore trop nouveau pour qu'ils y excellent au point de rendre leurs cachotteries invisibles.
D'ailleurs, plutôt que de s'attaquer au fond, ils s'attaquaient désormais à la forme. Comme maintenant.


Peut-être que les ''autres'', justement, pensent que nos valeurs cadrent mal avec le fait de ranger les gens et les faits dans de petites cases !

Jade l'étrangère, la non-Kil'sinite. Celle qui n'a jamais parfaitement intégré nos valeurs.
Attaque prévue, la réponse se trouvant dans une avancée plus audacieuse vers les ''valeurs'' du Kil'sin.


Peut-être que les cases valent le coup si elles permettent de mieux protéger nos valeurs.
- Ah ! Le bon vieux discours du ''mal nécessaire'' qui ressort ! Typique !
- Le discours typique du mal nécessaire. C'est dans cette case là que vous classeriez mon discours ? Sans appel ? Vos cases semblent plus rigides que les miennes...


Des grommellements de la part des Racheteurs dont était venue l'attaque, mais aussi quelques rires des Guetteurs et même des applaudissements du fond de la salle. Justiciers et... spectateurs. Quelques-uns du moins.
Bon, ces derniers n'étaient pas la cible prioritaire, mais à terme, étendre son influence sur la population non vigilante était une bonne chose. Autant fignoler une image de défenseure des valeurs Kil'sinites avant que les rumeurs ne perturbent ce développement.
Ceci dit, autant embrayer sur la communication plutôt que de s'enferrer directement dans les considérations philosophiques.


Mais cette communication pourrait être meilleure encore -rassurez-vous, sans passer par une obligation des rapports généralisée.

Ce qui était bien dommage, et ce à quoi elle comptait bien arriver quand même, mais cela se ferait avec le temps, par une pression constante, pas au détour d'un discours. Le ''rassurez-vous'' n'avait pas pour but de rassurer ceux ne se pliant pas à cette méthode sciemment -des Comités généralement assez importants mais préférant garder leur méthode de faire- mais était plutôt destiné aux représentants des micro-Comités sympathisants, pour qui la méthode restait très obscure -quand ils savaient qu'elle existait- et à tout ceux qui ne pourraient que se féliciter d'un tel respect pour la liberté individuelle.

Par contre, attention, même si elle n'en entendait rien, les mouvements visibles dans les rangs des Justiciers étaient vraisemblablement des elle se ramollie chuchotés à l'oreille d'un voisin.

Rapidement regagner l'intérêt des Justiciers.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Merakih 22 Julantir 815 à 23h16
 
XVI. Un journal pour les gouverner tous, et dans ses colonnes les lier.


Cela fait déjà un certain temps quelques heures, en fait que je réfléchis à un moyen d'améliorer la qualité de cette communication. Et plutôt que de voyager de bureau en bureau, nous aurions l'utilité d'un journal à diffusion interne.

Oups. Pas mal de personnes aimaient se balader de bureau en bureau. Ne pas leur laisser croire que cela n'était pas un bien.

Même si pour le remplir il y aura toujours la nécessité de passer de bureaux en bureaux.

Bon, ça s'était l'idée. L'utilité, maintenant.

Ce journal -le Vigilant, tout simplement- permettra de garder un lien avec tout les autres Comités, de savoir ce qui s'y passe, d'obtenir des informations quotidiennes, objectives, non déformées sur tout ce qui nous concerne.

Nouveaux mouvements chez les Justiciers, mais sans doute plus d'excitation, cette fois. C'est ce qui était prévu, en tout cas. Ils avaient sans doute rapidement saisi l'avantage de ne pas dépendre de vieilles rumeurs pour leurs actions. Un informateur plus performant qui permettrait de remonter moins facilement jusqu'à eux, c'était du pain béni pour eux.

Mais déjà, une nouvelle question, d'un Guetteur, cette fois.


Mais combien cela coûterait-il, à peu près ?

Une véritable intervention de Guetteur. Un peu molle, quasi timide, pas agressive. Mais une vraie question, qui attendait une vraie réponse.

A peu près ? Peu. Une dépense parfaitement supportable. Les détails dépendant de la structure finale. Ce faisant, elle avait sorti le prospectus ramené par Markus, afin de le tendre, les premiers rangs pouvant distinguer le logo d'imprimerie. Si vous voulez procéder vous-même aux calculs...

Dénégation. Pas que l'exercice soit compliqué, mais c'était typique du Kil'sin : il était important que tout se sache. Sans qu'il soit nécessaire que tout le monde sache tout. Les secrets étaient mal vus, mais que l'on ait l'assurance que quelqu'un sache, et cela enlevait un grand poids. Il n'y avait aucune étude de réalisée à ce sujet, mais, de façon très grossière, on pouvait estimer que si, pour n'importe quelle information, un krolanne connaissait un krolanne qui connaissait un krolanne qui connaissait l'information, alors celle-ci, à ''trois degrés de connaissance d'écart'' était considérée comme suffisamment connue par la population pour qu'on ait pas besoin de la connaître soi-même.
Le fait que quasiment tous ceux qui s'intéressait au prix d'une telle publication soient capable d'obtenir l'information signifiait que sur la salle, moins de dix se renseigneraient efficacement.
Et sans conséquences néfastes, ceci dit, le ''parfaitement supportable'' étant des plus élastiques.


Bon. Les Racheteurs n'étaient pas ouvertement hostile au fond du projet, se demandant plutôt comment handicaper une opposante à leur champion. Les Justiciers venaient d'y voir un intérêt, les Idéalistes devaient se demander quel était le véritable objectif, et les Guetteurs étaient rassurés. Mais sans certainement y voir de réel intérêt, puisque cela ne ferait que coûter du temps et de l'argent pour réaliser ce qu'on faisait très bien par ailleurs.
Au final, ce n'était en l'état qu'une réforme qui pourrait passer, par absence d'ennemis, mais sans personne pour la faire vivre. Il était temps d'éveiller les Guetteurs.


Bien sûr, il sera impossible d'y mettre l'intégralité des détails des informations qui nous seront remontées, mais les remerciements nominatifs à la fin de chaque journal permettront à tous d'avoir un référent à aller voir si les précisions les intéressent.

D'une pierre deux coups.
D'un part, les remerciements étaient inclus comme une fonction ayant un objectif précis -permettre à chacun d'aller chercher l'information en sachant qui a livré l'histoire initiale- et non pas comme la carotte fort démagogique agitée sous le nez des Guetteurs qu'elle était.
D'autre part, cela jouait sur la fibre sensible qui se cachait au sein de tout Kil'sinite : l'esprit de compétition. Oui, du point de vue des étrangers, les Kil'sinites étaient des gens visant l'égalité à tout va. Dans les faits, c'était une bande de requins prêts à tout pour montrer que si tout le monde était sur un pied d'égalité, leur pied était le mieux chaussé.
Du coup, alors que ne rien dire aurait sans doute résulté d'un journal à moitié vide, le fait de proclamer qu'il n'y en aurait pas pour tout le monde permettait de s'assurer qu'ils se battraient effectivement pour y figurer, chaque nom dans les remerciements étant un point de marqué dans leur lutte d'influence.

Et du coup, ça va vous faire du boulot de choisir quoi mettre !


C'était la remarque la plus audible, malgré la distance -à croire que les Justiciers avaient un test sur leur capacité à beugler pour avoir le droit de se réclamer de cette mouvance-, ayant éclipsé un N'est-ce pas trop de pouvoir concentré ? sournois d'un Racheteur, et un Mais qui aura le choix final de ce qui entrera au journal ? d'un Guetteur.
Tous avaient la même crainte, tous faisaient la même attaque, quoique sous une forme différente, car tous refusaient quelque chose : qu'elle se retrouve seule aux commandes d'un organisme qui pourrait, dans le ''meilleur des pires cas possibles'' prendre rapidement une importance considérable au sein des Vigilants. Tant mieux.
Cela signifiait qu'ils étaient prêts à se battre pour cela, et qu'ils étaient même, quand le cas était grave, susceptibles de faire front commun.
Ils ne voulait pas qu'elle ait la main-mise sur cela ? Tant mieux, elle non plus. Faire le tri demanderait du travail, et il y avait tellement plus important que choisir quelle information mettre en première page, comment la retravailler pour qu'elle garde tout son sens en prenant moitié moins de place… Comme de lire les informations qui remontaient, justement, avant leur altération par un quelconque comité de rédaction.


Une unique personne au choix ? Ce serait un manque d'objectivité cruel ! Non, mieux vaut un groupe de discussion représentatif de tous les Comités de Vigilance... Grand sourire. Et quel meilleur moment pour choisir cela que la convention annuelle ?

Du brouhaha. Cela s'agitait, s'excitait. On en devinait déjà certains entamant une campagne locale auprès de leurs voisins, quelques rares -trop rares pour avoir leur chance- tentant de dire que tout cela puait l'arnaque.
Geoffroy le rassembleur avait parlé de coopération de façon vague, Jade l'atypique venait de les lancer sur un projet commun. Où tous avaient envie de participer, certains pas tant par désir d'y briller que pour empêcher leurs concurrents de se tailler la plus grosse part du gâteau.
D'ici demain, il y aurait sans doute une demi-douzaine de versions locales qui s'affronteraient, et les discussions même sur les détails de la création d'un tel journal prendraient des semaines.
Si elle n'y passait pas une bonne part de son temps, il y avait même pas mal de risques que ce ne soit pas un, mais jusqu'à quatre journaux qui émergent -un pour chaque côtés extrémistes des mouvances, et un dernier pour les ''mous'' de celles-ci, ceux qui accepteraient de collaborer. Ceci dit, des scissions internes n'étaient pas forcément pour la desservir- mais l'important n'était pas là.

Elle venait de planter les graines d'une centralisation systématique et efficace de l'information. Enfin moins éclatée, plus fréquente, et plus rapide qu'actuellement, du moins, on restait au Kil'sin, la perfection ne serait pas pour tout de suite.
Mais qu'on laisse à la graine le temps d'éclore… Et elle en récolterait les fruits.

Bien, ce point là était traité. Ne pas tout mettre par terre, maintenant.

Tiens, d'ailleurs, l'épreuve suivante arrivait...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 24 Julantir 815 à 21h13
 
XVII. De l'autre côté du miroir. Déformant.


Bravo ! Bravo ! Bravissimo ! Applaudissons, oh, oui, applaudissons !

Le nain vert. Il avait du attendre un moment de relative acceptation générale pour déclencher son numéro, afin de tenter de ruiner la dynamique.

Si lui-même applaudissait en de grands gestes bien visibles, il ne communiquait pas cet enthousiasme au public. Il faut dire que si les Kil'sinites pouvaient parfois être manipulés comme des animaux, ils tenaient plus de la troupe de chats dont on pouvait accaparer l'attention en jetant une pelote de laine, que du troupeau de moutons obéissants. Et il suffisait qu'on leur dise d'applaudir pour qu'ils s'arrêtent et demandent pourquoi.

Splendide ! SPLEN-DIDE ! Là vraiment, je m'incline !

Et de joindre le geste à la parole, en une révérence extravagante accompagné de moult mouvements de chapeau. Mais le nain se pencha tant et si bien qu'il bascula vers l'avant, et dévala le reste de la pente cul par dessus tête, agrémentant le tout de Ouille ! Aïe !, poussés à l’extrême.
Cela, au moins, fit rire. Et applaudir, même, jusqu'à se qu'il se relève, tout bloblottant, au premier rang. Les ondulations trop fortes laissaient penser que sa tenue devait être doublée de bouillottes ou autres éléments du même genre, ce qui lui donnait un aspect grotesque tout en lui assurant de ne pas se blesser dans sa chute.

Sacrebleu ! On se croit arrivé au sommet, et d'un coup, patatras !

Il avait une bonne voix. Capable de déployer toute sa puissance vocale tout en faisant mine de grommeler pour lui-même.
La salle, elle, était redescendue à un niveau sonore des plus faibles. Ils ne s'y trompaient pas : c'était un entracte. Quel qu'en soit le commanditaire, quels qu'en soient les buts, c'était l'instant burlesque, et il ne fallait pas en perdre une miette.

D'ailleurs, une nouvelle onde de rires se répandit bientôt, tandis que le bouffon ne pipait pas un mot. Lorsqu'il se tourna, Jade pu saisir la source des rires : sa figure était une grimace tordue, une exagération outrancière de ce qui pourrait passer pour de l'horreur. Il avait tourné la tête très lentement vers elle, sans aucun autre mouvement, mais dès qu'il croisa son regard, il la retourna très vite vers le public, secouant rapidement la main.

Aïe aïe aïe ! La gaaaaaaffe !
Sacrebleu ?
Quelqu'un a dit sacrebleu ?
Pas moi, non. Que nenni !
Pas de bleu, non-non-non !
Sacrevert !
C'est ça ! Que du vert !
Sacrevert de sacrevert, même !


Nouveaux rires lorsqu'il tourna la tête vers elle, arborant cette-fois-ci une parodie de sourire béat.

Sauf que ce qu'il vit paru le surprendre.

Il ne venait pas de Lhyn : Lhyn aurait pu se permettre un clin d'oeil, mais pas une perturbation majeure. C'était donc une menace venant d'ailleurs, un coup visant à l'atteindre elle. Qui était plutôt bien tenté. Car si l'humour n'était un avantage quantifiable aux capacités de réflexions dans aucun cas concret, la plupart des personnes semblaient tenir celui-ci en haute estime, son absence étant vue comme une tare. Et du coup, il pouvait être intéressant pour un opposant de mettre en lumière l'humour légendaire de Jade.
Pas légendaire au sens de ''hors norme, de proportions si épiques qu'on en tire des histoires'' mais plutôt au sens où on pouvait en parler autant que l'on voulait, personne ne pouvait réellement se vanter de l'avoir vu.

Du coup, le bouffon avait du être prévenu qu'il serait viré rapidement à coups de pieds dans le cul, ou plus vraisemblablement par des gestes discrets et efficaces à destinations de gros bras à disposition immédiate, et qu'il aurait tout intérêt à aller visiter sa vieille tante au Kil'dé pour le trimestre prochain.
On ne lui avait pas dit qu'il entrerait dans un duo d'improvisation.

Car alors qu'il se tournait, il put voir que le visage de Jade exprimait une horreur aussi pure que la sienne quelques secondes auparavant, tel un miroir ayant quelques instants de retard.


Mini-moi !? Mais qu'est-ce que tu fiches ici ?

C'était risqué, mais pas trop. D'une part, depuis qu'elle l'avait vu au cocktail, elle avait eu le temps de prévoir un angle d'attaque -elle était particulièrement satisfaite du ''mini-moi'' pour désigner son alter-ego grotesque- alors que lui-même devait déjà se trouver dans l'inconnu.
D'autre part, elle avait développé son humour. Enfin… En gros. Disons que ses recours fréquents aux transferts de personnalités de ces derniers temps avaient laissé quelques traces déconcertantes de la mentalité de Onyx, et qu'elle s'était intéressé -à sa manière, c'est à dire en analysant, décryptant, et subdivisant en éléments manipulables- au concept de l'humour. C'était essentiellement théorique, et elle en était réduite à juger de la drôlerie de quelque chose de la même façon qu'elle jugeait de sa beauté -avec comparaison aux références connues comme étant communément qualifiées de drôles ou de belles, sans pouvoir en tirer d'avis personnel sur le sujet- mais cela serait toujours mieux que rien.

Et enfin, mieux valait faire preuve d'un humour médiocre que d'un manque complet d'humour, c'est pourquoi même dans le pire des cas, les dégâts seraient amoindris.

En tout cas, le nouvellement nommé mini-moi, ne se voyant pas chassé manu-militari, avait du en conclure que son contrat l'engageait jusqu'à ce qu'il soit viré, et continuait donc, s'approchant de la tribune en dandinant.


Oh, mais madame, ma-DAME ! Mais je viens vous applaudir ! Vous porter aux nues ainsi que vous le méritez ! Je vous admire ! Oh, laissez… laissez-moi vous baiser les pieds !

Et le voilà qui approchait, ses lèvres mimant de grotesques bisous dans des ''smacks'' sonores.
Baiser les pieds. Soumission. Mal vu. Retourner la proposition. En faire un choix par défaut. Défaut de quoi ? Il est petit. Quelque chose de trop haut. Les épaules ? Non. Personne ne baise les épaules. Décalage. Baiser. Connotation sexuelle. Décaler sur attribut sexuel secondaire. Lèvres. Stop. Deux zones répondant à l'appellation. Seins. Parfait.


Habituellement, tu préfères sur les seins… J'en déduis que tu as oublié ton escabeau.

Des rires, mais difficile de savoir si c'est parce que c'est drôle, ou si c'est le décalage avec l'habitude. Le nain continue à approcher, comme s'il n'avait pas entendu. Esquive. Non. L'aspect soumission a été désamorcé. ''Il existe plusieurs formes d'expressions de l'humour. Elles ne sont pas en concurrence, mais complémentaires.''
Laisser le temps pour l'expression corporelle. Reprendre un visage neutre.
Il le fait. Porc. Sans passer par les escaliers latéraux, il est monté sur l'estrade, en basculant dessus, sans se redresser, telle une grosse limace verte. Et des deux mains, il lui a prit un pied, embrassant la cheville de ses grosses lèvres humides.
Laisser quelques secondes, impassibles.
Simultanéité : saut de côté, grimace d'horreur.


HIIIII ! C'est tout mouillé !

Le mouvement a été trop brusque, les chaussures pas assez adaptées au pied, il en a gardé la chaussure dans les mains. Et le bouffon de se relever par un étrange mouvement consistant à… Se rouler sur le côté, afin de pouvoir s’asseoir. Puis retourner pour avoir les paumes au sol, et repartir à genoux. Il reprend la chaussure, l'embrasse rapidement. Des rires. Peut-être n'était-ce pas plus mal.
En contrepoint de ses mouvements lents, sa voix, elle, restait rapide.

Point d'inquiétude ma belle ! La chaleur de ma passion va faire s'évaporer tout cela !

Ce qui était bien sûr hors de question. Le laisser à terre ? Domination. Le maintenir à bout de bras ? Le différentiel de taille est tel qu'elle devrait se pencher, effet grotesque. Référence des positions jugées comiques. Pied aux fesses, impossible, mal placée. Coincé dans une échelle, manque d'échelle. Ah. Oui. Celle-là.


Car oui, c'est de passion suite à votre prumf humpf ?

Il ne s'était pas encore tout à fait relevé que la semelle de Jade s'écrasait sur son nez. Ou plutôt se posait, fermement, mais sans violence. Décalage.
D'un côté, la vigilante, debout, longiligne, une jambe parfaite pleinement dévoilée afin de s'arquer sur le visage compressé d'un nain encore sur un genoux, ressemblant à une boule verdâtre.


C'est terriblement gênant !

S'exclamer. Accentuer des émotions qu'elle était sensée ressentir. Bon. Qu'en faire ? Si elle le relâchait, il allait reprendre son irritante sérénade.

Réorienter l'ensemble.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 27 Julantir 815 à 17h01
 
XVIII. En vert et contre tous.


Elle sentait une pression contre sa semelle. Autrement dit…

La jambe fut repliée brusquement, le bouffon se ré-écrasant lourdement.

Madame ! Moi qui suis votre plus grand admirateur !

Grand. Lui-même est petit. Paradoxe idéal. Jouer l'exagération. Paraître déçue.
Comment mime-t-on la déception ?
Avortement de la manœuvre. Air contemplatif.


Je me demande quelle taille fait le plus petit...

Bon, il se relève, vite, pas de côté, passer derrière, les mains sur les épaules.

Vigilants !

Adopter la même position qu'initialement, les mains à plat, la voix forte, le buste penché. Comme un nouveau discours.

J'ai la… Joie… Immense… De vous présenter mini-moi, mon égo.

Des rires -ils ne se sont pas vraiment arrêtés depuis le début, simplement, les sources tournent- et quelques commentaires. Il faut dire que le contraste est saisissant, les deux personnages tout de vert vêtu l'un derrière l'autre : cachée par les jambes difformes du petit personnage, elle peut se mettre sur la pointe des pieds, afin qu'elle doive tendre complètement les bras pour reposer les paumes sur ses épaules. Par contre, pas sûr qu'elle soit la plus lourde. Les tenues aussi sont à l'opposé, de la recherche de couleurs adaptées sur une tenue simple et élégante, à la débauche d'ustensiles et de formes torturées pour un unique vert pomme criard. Si cela ne se voit pas de la salle, la pression qu'exerce Jade du bout des ongles, dans l’exubérance du froufou de la tenue du bouffon, doit être particulièrement désagréable, avertissement clair que elle ne s'amuse pas. Tandis que l'amuseur semble chercher son prochain mouvement face à cette hostilité, mais aussi l'attente du public, un commentaire est lancé plus haut que les autres. Je comprends mieux une telle passion : y'a qu'elle même qui puisse supporter l'idée de vouloir baiser un tel glaçon !

Connotation sexuelle, encore. Attaque personnelle. Options : laisser couler ou répliquer. Répliquer sur plan…

Mais elle s'est relâché, et le bouffon, sautant sur l'occasion de prouver son talent, en profite pour s'échapper. Un petit tour sur lui-même, il se place en biais, derrière-elle.

Et moi, de mon égo sous-dimensionné, je comprends mieux pourquoi je passe mon temps à voir des trous du cul !

Et il se déplace, au cas où certains n'auraient pas compris, se plaçant le nez au niveau des fesses de Jade, sous les hurlements de rire des plus grivois et les regards au ciel atterrés des plus prudes.


Bon. Suffit. Il l'a aidé, à sa façon, en répliquant. Et finir sur un ''égo sous-dimensionné'' est parfait.
Elle se décale, alors que les grandes mains velues se posaient sur ses hanches pour, sans quitter la salle du regard, balancer une puissante claque à l'arrière du crâne du nain. D'autant plus visible qu'elle a pris la peine de bien accentuer le geste. Cela semble de l'exagération théâtrale, mais elle en a profité pour frapper aussi fort que possible vu les circonstances.


Veuillez m'excuser. Il y a des fois où il faut reprendre le contrôle de son égo.

Bon, toi, tu laisses maman terminer, et tu vas te mettre au vert.


Elle soutient le nain, une main sur le bras, l'autre sur la nuque, tandis qu'elle le raccompagne jusqu'à l'escalier le plus proche. Sur la nuque, elle exerce une pression suffisante, de quoi lui rappeler que, même si pour beaucoup ses derniers mots sont une fin de métaphore filée, il serait bon pour lui de prendre le conseil au premier degré, et de se rappeler ce qu'on lui avait sans doute expliqué, la vieille tante du Kil'dé, etc.
Le spectacle et fini, un regard assassin achevant dans l'oeuf la dernière velléité d'improvisation du bouffon tandis qu'elle lui arrache sa chaussure des mains.


Il ne va sans doute pas avoir la maladresse de retourner directement voir son commanditaire. De toutes façons, il est probable qu'il ait été approché par un intermédiaire. Revenir au pupitre, calmement, laisser au public le temps de se remettre dans le bain. L'attaque -car s'en était une, à n'en pas douter- a échoué.
Mis à part ceux ayant expédié le bouffon, la plupart des présents doivent penser que c'est elle-même qui a organisé la farce, et ils sont en train de la juger comme telle : une opération de communication. Saluer l'esprit, apprécier la performance, déplorer le manque de naturel… Elle doit être actuellement dans une position de ''coincée faisant des efforts maladroits, mais sachant les mettre en scène''. Pas forcément idéal, mais tellement mieux que ce qu'elle aurait pu redouter.

Une question, néanmoins. Un Racheteur.


C'est quand même bizarre, je me disais… Pourquoi c'est à vous, que ça arrive, cette mise en relief d'un contraste si... Saisissant ?

Brouhaha pour appuyer. Bien. Au moins cela fait office de signature, ceux qui essayent de récupérer des miettes de leur initiative. Autant renvoyer le coup.
Bon, cible : Geoffroy. Montrer qu'on est capable d'humour dans un cadre où l'improvisation ne peut pas être mise en doute. Contraste. Trouver un contraste drôle avec Geoffroy. Absence de volonté forte visible. Option d'humour retenu : caractère sexuel. Les jeux de mots à caractère sexuel semblent fonctionner.


Oh, la compagnie de bouffons a étudié le cas de Geoffrey aussi, paraît-il ! Mais ils ont du renoncer. Ils n'ont trouvé personne avec une paire de couilles assez monstrueuse pour que le contraste soit saisissant jusqu'aux spectateurs du fond.

Et sourire, là dessus. Sourire n'ayant pas encore de numéro, sourire à la Onyx, sous-catégorie espiègle.
Sourire nécessaire. Car d'une part, il fallait combler le brusque afflux sonore, composé pour une partie d'applaudissements francs et de cris d'encouragement, et de l'autre d'une levée de boucliers offusquée.
Et d'autre part, elle n'avait pas sourit tant que le mini-vert était là, ce qui devait pouvoir coller avec son côté d'actrice récitant scrupuleusement son texte, mais qui était surtout du au fait qu'un sourire ne lui était venu à aucun moment, et qu'elle avait autre chose à faire que de choisir un sourire adapté.
Maintenant, le sourire voulait dire non seulement Ceci est une blague, ne le prenez pas si mal, mais aussi Ceci est une blague improvisée. Je ne l'avais pas prévue, mais j'en suis assez contente. Et j'en suis capable, aussi.
Le fait d'avoir encore la chaussure à la main doit aider au côté décalé.


NOTE : Ne pas négliger l'humour. Aussi dénué de fondement qu'il puisse être, son impact semblait réel.

Par contre, essayer de s'intéresser aux formes d'humour les plus nobles. Sortir de la culotte. Car sa plastique avait tendance à attirer les mâles, jusqu'à ce qu'ils réalisent la froideur dont elle était capable. Coutumière, même. Qu'ils se mettent à interpréter cette série de références osées comme l'expression d'un manque, et courraient alors des rumeurs aux métaphores équivoques du genre feu sous la glace ou volcan vert. Des choses qui promettaient une libération copulatoire proportionnelle au rejet apparent de l'idée même de la dite copulation. Et qui les pousserait donc à insister face à ses rejets, et à comprendre ''elle me veut'' là où il fallait comprendre ''elle me veut parti. Loin et vite, de préférence''.
Comme quoi nulle victoire n'était parfaite.

Mais d'ici là, rechausser son soulier, reprendre un visage neutre, une voix puissante et dénuée d'émotion, afin que chaque signal renforce ses paroles :


Pour en revenir à des sujets plus sérieux...


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Matal 4 Agur 815 à 18h58
 
XIX. Le dernier point, mais non le moindre.


Bon, au moins la note visant à lui faire maintenir un rythme modéré n'avait pas été inutile.
Cas du journal : traité. Cas du Vert : traité. Cas de l'opposition aux Racheteurs : traité.

Il restait de nombreux points, de nombreux détails, mais elle ne pouvait se permettre de jouer toutes ses cartes maintenant : une erreur qui ne se faisait plus depuis quelques années consistait à se montrer sous son meilleur jour lors de l'exposé des discours d'infléchissement, de suivre une mise en scène épatante, et de ne montrer qu'une performance médiocre le lendemain.
Rien n'était jamais gagné au Kil'sin, même s'il était facile de tout perdre.
Chacun des concurrents ne serait pas noté sur une quelconque moyenne des deux sessions, mais d'après la plus mauvaise de leur performance. Il était alors important d'avoir de l'avance sur ses adversaires à l'issue de la première journée, mais pas trop, afin de ne pas concentrer les attaques le jour suivant.

C'était, en quelque sorte, un Concours d'Attraction de la Populace dans l'Esprit du Sin, avec oral en deux parties.
La première était l'exposé bien préparé toute l'année -ou dans son cas, préparé en catastrophe en donnant l'air d'y avoir travaillé toute l'année- mais la second ferait la part belle aux questions impitoyables. C'était beaucoup plus libre, et si tout un chacun pouvait réagir en cette première soirée, le lendemain, ce serait de l'improvisation face aux attaques soigneusement préparées par autrui.

En terme d'attaques sur autrui, elle n'avait pas grand-chose, la nuit promettait d'être longue.
En terme de défense, par contre, elle avait pris ses dispositions pour que certaines attaques soient lancées, des attaques très précises desquelles elle pourrait ressortir grandie.

Bref, dernier point du jour. Qui permettrait de traiter les cas des notes relatives aux Justiciers.


Proposition visant à mettre en place un entraînement aux armes, non obligatoire mais fortement concerné, dans chaque Comité de Vigilance.

Aussitôt, la tempête enfla. C'était prévisible, et Jade se tut, attendant que la protestation générale évolue vers un simple ''chahut destiné à l'embêter''.
La proposition était mort-née, mais cela n'enlevait rien à l'utilité de la proposer.
Personne ne voulait de Comités de Vigilance correctement entraîné aux armes au Kil'sin. Enfin si, les Justiciers le voulait, et sans doute que, avec beaucoup d'efforts, la proposition serait adoptée par la Vigilance. Mais pour le reste du Kil'sin, voir une pseudo-police auto-proclamée s'adjoindre la puissance d'une armée auto-gérée, ce serait le signal de l'hallali.

Alors elle ferait sans. Mais la simple proposition la rapprochait des Justiciers, et la façon de défendre l'indéfendable pouvait lui attirer l'admiration ou le respect de personnes qui n'y adhéreraient pour autant jamais. C'était un exercice de forme avant d'avoir le fond.
Et c'était aussi une marche de plus… Car non, elle ne sortirait pas de la Convention avec une armée. Mais si elle menait bien son affaire, l'idée ferait le tour de quelques esprits et, sans la moindre directive générale, certains prendraient l'initiative de s’entraîner, se coordonner…
Non seulement les criminels risquaient de le regretter amèrement, mais en plus cela amorcerait un mouvement de résistance aux Obadias, aussi ténu soit-il.


Entraînement aux armes ! Vous poussez à la violence !
- Au contraire à contrôler la violence pour ne pas l'utiliser.
- Foutaises ! Quand on a le pouvoir de faire quelque chose, on finit toujours par l'utiliser !
- Vous avez le pouvoir de sauter par la fenêtre. Bon vol.
- Mais en quoi un entraînement aux armes pourrait-il nous aider ?
- Pour apprendre à ne pas s'en servir, et à ne pas craindre la violence.
- Ne pas la craindre pour nous, ou d'en faire usage sur autrui ? Êtes-vous pour ou contre l'usage de la violence dans le cadre de nos missions ?


Là !
Les questions s'étaient enchainées à toute allure, à la limite de l'audible pour l'ensemble de la salle. Mais elle avait répondu afin de les guider, naturellement, vers la question intéressante. Celle qu'elle cherchait.

Ne pas la bâcler avec une réponse éclair, prendre le temps de donner l'impression qu'on prenait le temps de la réflexion. Laisser le bruit s'apaiser, afin de pouvoir marquer les esprits.


Je suis contre la violence… Quand il existe une autre alternative.

Des sifflements d'un côté, des applaudissements du fond. Pas mal d’hésitations, aussi. C'était rassurant, mais pas trop, et cela demandait une clarification.

Qu'est-ce que vous entendaient par ''une autre alternative'' ?


Ouvrir la bouche. Prendre l'air d'hésiter à formuler une réponse exacte. Et rebasculer sur un contexte humoristique et particulièrement concret. Regarder vers le haut comme si on cherchait quelqu'un du regard. Elle était incapable de savoir qui avait posé la question alors, mais peu importait. Le tout était qu'elle s'adresse globalement, mais surtout visiblement, au tout premier questionneur de la soirée.

Un petit service ici mon brave ! Vous pensez que votre fille supporterait un second viol dans la soirée ?

Quelques-uns qui s'étouffent, quelques rires, mais ce n'est pas l'essentiel.
L'essentiel, c'est la réutilisation.
Une réponse qu'on concocte a tendance à être parfaite, mais les autres savent que vous l'avez astiqué ainsi.
Prendre les propos d'un autre, sans les retoucher, est un exercice tout autre : si l'on peut se ruiner par une approximation, on a au moins une image de pureté du propos, une absence totale de manipulation.
Au point que certains orateurs -dont une poignée de très réputés- ont élevé cette méthode au rang d'art : les citeurs.
Des personnes capables de débattre sur n'importe quel sujet sans qu'un seul de leur argument, qu'une seule de leur phrase, ne soit d'eux. Les plus poètes les déclament, les plus précis les resituent, Comme l'a dit Kalmeth à son beau-fils, deux mois après son mariage, alors que celui-ci s'était planté une écharde dans le doigt..., mais le principe reste le même. Ce qui vient d'autrui, tant qu'on essaye pas de le plagier secrètement, est apprécié.


Et là, à ressortir le contre-exemple du premier argument énoncé, elle ne prend pas de risque. S'il a été valable tout à l'heure, il ne sera pas remis en cause désormais.

Bilan de l'intervention. Racheteurs : hostiles. Prévu. Unis derrière Geoffroy.
Justiciers : extrémistes derrière le Pétésiste, mais elle a du se garder la majorité.
Quant aux Guetteurs… La condamnation de la violence sans tomber dans l'excès, et le journal, ont du drainer la partie la plus impliquée. Ceux venant pour le spectacle ont du, s'ils ne font pas partie de la minorité la plus prude, être ravis de la prestation clownesque.

Les choses sont toujours améliorable, mais de ce qu'elle peut voir, c'est pour ce soir une victoire éclatante, une razzia sur la populace.
Elle n'a pas d'attaque à attendre le Lhyn, la soirée est terminée pour la partie discours, et ce en beauté.


A l'animation qui agite encore la salle, même si elle est majoritairement positive, il est inutile d'opposer des mots de conclusion. Autant laisser les choses suivre leur cours, et passer à d'autres modes d'expression.

Elle se recule d'un pas, se retourne, et fait une profonde révérence à sa mère, l'invitant à clôturer magistralement la soirée.

Elle se redresse. Lhyn n'a pas bougé.
Oh, pas un ''pas bougé'' comme un ''elle est morte, elle ne bouge plus'', mais plutôt comme un ''et là c'était le moment parfait pour se lever, profiter de l'état de la salle pour porter le coup de maître, elle le sait, je le sais, elle sait que je le sais, je sais qu'elle sait -enfin bref on le sait- le truc à faire est de se redresser énergiquement et d'aller jusqu'au pupitre, elle en a la capacité physique, elle en a l'envie, ça se voit sur son visage, mais ce qui se voit aussi sur son visage c'est un sourire un peu triste comme pour dire Bravo, j'aurais aimé moi aussi que ça se passe comme ça mais non en fait, et effectivement elle ne fait rien, elle n'y va pas, mais pourquoi elle n'y va pas, quel est le truc qu'elle n'a pas vu comment cela se fait-il que…

Hum.


MERDE !



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Julung 6 Agur 815 à 14h35
 
XX. Le secret du Secrétaire.


C'était un simple ''hum'', pas un cri de victoire, pas un roulement de tambour, rien d'extravagant, mais pour Jade, c'était sans doute le pire cas de figure possible : la menace qu'elle n'avait pas vu venir.
Et qui ouvrait un nouveau champ d'hypothèses toutes moins favorables les unes que les autres.

Car celui qui venait de faire son ''hum'' n'était autre que le Secrétaire. Celui-ci, gras, mou, perpétuellement penché sur ses livres de comptes, était régulièrement encombré des bronches et devait donc se les nettoyer, un ''hum'' n'ayant rien d'extraordinaire.
Mais en conjonction avec le sourire triste de Lhyn, il signifiait bien plus.

Ce con allait prendre la parole.

Pas en une rebellion contre l'ordre en place, non : trop mou, trop lâche pour cela, qu'il l'ait simplement envisagé et Lhyn l'aurait impitoyablement broyé. Mais qu'elle n'intervienne pas au moment où cela lui était le plus profitable, qu'elle laisse passer cet instant pour en faire sciemment profiter autrui, tout en lui ayant réservé cette place , ne pouvait signifier qu'une chose : non seulement était-elle au courant de cette prise de parole -le Secrétaire avait autant de facultés d'improvisation qu'un caillou- mais en plus elle avait donné son accord.

Pourquoi ? Il était des plus médiocre, il allait rabaisser l'ambiance, faire des maladresses, et démontrer en plus que certains, au proche du sommet, étaient en désaccord au moins léger avec elle. Elle avait tout à perdre à autoriser ce genre d'initiative, car cela ne pourrait que déstabiliser son action pour l'année à venir…

… sauf si elle envisageait de ne pas assurer l'action pour l'année à venir.


Mes… Hum. Chers amis.

Des rires. Pour une démarche qui n'était absolument pas sensée être drôle à la base. Cela virait à la parodie, sans qu'il s'en rende même vraiment compte.
En quelques secondes, à s'approcher trop lentement du pupitre et à y prendre trop vite la parole, il avait commis tout les impairs que Jade avait tenté d'éviter.
Il s'exprimait de cette voix monocorde qu'on obtient par une discipline de fer ou par une absence totale de volonté.

Premiers mots, et il cherchait déjà ses notes. Ce faisant, il sortit ses petites lunettes en demi-lune, les levant bien haut avant de les déposer sur son nez.


Des acclamations, et pas mal d'objets qui s'agitent.
Quel con…
Ainsi c'était de lui que venait l'idée "un objet pour se reconnaître, pour affirmer sa mouvance". Et comme souvent, il s'était fait déborder, les Racheteurs ayant été mis au courant de l'idée, l'ayant récupérée et améliorée au point qu'il semblait être un malhabile copieur.

Il était, à tout point de vue, ce qu'on pouvait appeller un partisan du Nouveau Régime, de la Modernité avec un grand M.
De ce courant décrié par les intellectuels de l'ancienne mouvance, des aventuriers poètes à grand gueule et à l'impétuosité inégalable, de cette attitude qui semblait se généraliser de se contenter de ce qu'on avait, de se dire que "si ça marchait hier, ça marchera demain", une forme sournoise d'immobilisme paresseux.

Alors, si on regarde les chiffres de cette année écoulée... Que voit-on, hein ?

Si certains des orateurs les plus renommés du Kil'sin auraient pu rendre vivant un compte-rendu de la vente mensuelle des petits fours du Comité d’Échange Culinaire, le Secrétaire disposait du don inverse, la capacité à faire mourir d'ennui les auditeurs d'un récit de combat épique.

Pour autant, s'il restait un léger brouhaha, d'autant plus fourni qu'on remontait vers les spectateurs, les membres des Comités de Vigilance restaient coîts : trop de bruit, c'était une interruption mais pas un arrêt, car on savait que cela continuerait. Une question, c'était une auto-flagellation, car il y répondrait lentement, maladroitement, pleinement.
Sans compter qu'il était inutile de tenter une question apte à le déstabiliser : par rapport au reste de son discours, il n'y aurait pas de différence flagrante, il n'y perdrait rien. Ceux qui étaient charmés par son discours ne pourraient pas être captés par la plus habile des questions.


Alors j'ai entendu de bonnes choses ce soir. Oui, de bonnes choses, je pense. Attendez que je reprenne mes notes.

C'était peut-être ça le plus étonnant : c'est qu'en dépit de tout, l'homme plaisait. Il n'était une menace pour personne, chacun se sachant apte à l'écarter si nécessaire. Et pour autant, il représentait une... Non pas une force tranquille, mais disons au moins une faiblesse tranquille, une constance douce, sans aucune grandeur, mais sans écueil non plus. Il progressait à la façon d'une fuite de mélasse, une lent épanchement recouvrant tout dans sa moiteur et sa douceur.
Geoffroy avait tout du gant de velours derrière les brocards duquel on devinait une poigne solide.
Elle-même était une lame élégante, une oeuvre d'art dont on oubliait que trop vite qu'elle était mortelle.
Le Pétésiste était une poigne d'acier dans un gantelet de plomb clouté.
Mais le Secrétaire n'était que mollesse sur un corps moelleux. Une absence de risques, pour soi, pour l'avenir, une déchéance assurée mais lente.

Elle était en train de perdre tout les indécis, tout les timorés, tout ceux qui choisissaient leur champion au jeu du "ni ni". Car mis à part ceux qui voulaient précisément quelque chose, il était le parfait choix par défaut, celui qui ne s'éloignerait pas trop des convictions de chacun.
Le triomphe de l'inertie.


Et voilà qui conclut mon intervention.

Ah, la subjectivité des sensations. C'était, assez nettement, le discours le plus court des six. Le plus lent aussi. Et pourtant, il paraissait sans conteste le plus long, l'ambiance ayant été grandement altérée.

Après ces mots, il lui fallu encore plus de trente secondes pour regrouper ses notes, et commencer à s'éloigner du pupitre. A son immobilité parfaite, on devinait que Lhyn bouillait.

Quand enfin elle pu s'approcher sans bousculer son secrétaire, elle s'agrippa au pupitre, fit mine de jeter un oeil dans un coin de la salle, et mima un coup de coude dans les côtes, avec un bref hochement de tête.
Quelques rires, même si effectivement dans la salle plusieurs durent réellement user de cette méthode pour réveiller leur voisin.


Et bien il semblerait que nous ayons des choses intéressantes !

C'était une tradition, en quelque sorte. Depuis qu'elle avait obtenu la main-mise sur l'ensemble des Comités de Vigilance, elle usait systématiquement de la même phrase pour entamer son discours de cloture de la première journée.
Un résumé à sa façon, son sens politique aigu triant le meilleur pour rejeter le pire, afin de faire un discours qui ne pouvait être que le meilleur de la soirée.
Sur ce plan, Jade se savait incapable de lutter : elle pouvait enchainer les projections, se baser sur les éléments les plus précis de sa connaissance, ses constructions restaient théoriques, soumises à réévaluations et rectifications constantes.
Lhyn, quant à elle, disposait d'un instinct parfait en la matière, et ce qu'elle ignorait, elle était capable de le deviner avec une précision à nul autre pareil. Chacun avait sa propre opinion sur sa prestation et celle des autres, mais ce serait au final sans doute Lhyn qui aurait l'analyse la plus précise.

Le discours en soit n'était, dans sa forme, pas intéressant : quasi parfait, il n'apprendrait rien de plus que précédemment. Par contre, dans le fond, c'était un très officieux mais très fidèle compte-rendu d'arbitrage, le nombre de propositions récupérées ou rejetées depuis les discours précédents pouvant permettre une bonne vision d'ensemble.



La perfection est amorale.

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