vide fam
 
 

Page : 1 2

Voile noir sur la Tourmaline
Quand la Renarde rentre au terrier. Ou pas.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Julung 6 Agur 815 à 17h54
 
XXI. Fin de première manche atypique.


Habituellement, il convenait de garder l'animation de la salle pour alimenter la motivation sur les points les plus discutables, avant de les calmer sur les points les plus consensuels, permettant de conserver un rythme de nuit assez calme, et une reprise des discussions au petit matin.
Ce qui était parfait quand on récupérait une salle chauffée à blanc et qu'on souhaitait assurer le déroulement normal de la séance.

Mais très rapidement, il apparu que cela ne serait pas le cas.

Que le discours final ne puisse être à l'identique, d'accord : après l’assommante prestation du Secrétaire, il convenait de réveiller un peu la salle. Mais au lieu d'une lente décrue, on aurait pu alors voir un soubresaut, suivi d'une atténuation, ce qui aurait fait un discours "à ne pas garder dans les annales" mais un discours classique quand même.
Mais lorsque Lhyn commença par réveiller la salle avec une reprise dynamique de la nécessaire collaboration entre les différents Comités, Jade sentit le vent tourner : c'était le point de consensus par excellence.
Oh, bien sûr, tous n'avaient pas les mêmes aspirations : entre Jade et son super-réseau d'informateur, le maillage d'action des Justiciers et la complémentarité d'affaires des Racheteurs, la façon d'utiliser ces liens étaient diverse. Mais tous la voulait.
Alors, commencer par ce qui une autre année aurait été le point final laisser deviner la progression de la suite : une lente montée en tension, vers des sujets de plus en plus clivant.

Il était bon de constater que, même si ce fut rapidement, la création d'un journal arriva dans les premiers points repris.
Cependant, cette année, pas de nom.
Lhyn était une habituée de la méthode dite du comme l'a proposé mon ami untel, sans que cela soit une déclaration d'amitié. Plutôt du "ta proposition me plait, je suis prête à l'inclure et à travailler avec toi. Refuse et je te broie", une nomination étant une question implicite.
Là, elle reprenait les idées sans daigner reprendre les auteurs, et même si personne dans la salle n'avait besoin d'un tel rappel, le changement dénotait une modification d'importance : Lhyn n'était pas en train de constituer sa future équipe, elle se bornait à montrer sa maîtrise, assurant ses arrières, sans laisser le moindre avantage d'un quelconque parrainage à l'un des autres orateurs.

Ils étaient tous sur un pied d'égalité, sans la bienveillance de l'arbitre, et tout les coups seraient permis.

Car c'est vers cela qu'on se dirigeait pleinement : une lutte.
Lhyn continuait son discours, et n'épargnait pas les petits travers des uns et des autres. Rien de suffisant pour que cela laisse penser à une déclaration de guerre, mais bien assez pour que les tensions soient exacerbées.
Cela mettait Lhyn dans une position un peu plus inconfortable que précédemment, mais renvoyait surtout les autres concurrents à une position bien plus instable.

Elle le continuait, mais tout en progressant dans la difficulté des sujets abordés. La nuit ne serait pas calme, non. On allait sortir de là en râlant, en s'interpellant, en s'offusquant...
Ce qui était habituellement une période agitée pour les seuls prétendants et leurs entourages immédiats risquait de se répandre à l'intégralité des Comitaires.

NOTE : Prendre un excitant. Ne pas prévoir de pause, de phase de sommeil ou d'interruption de quelque nature que ce soit durant les prochaines 24h.

Tel un conducteur de transrail accélérant dans la descente dangereuse, Lhyn menait les Comités au bord du précipice.


Elle prépare la scission...

Les Comités de Vigilance étaient, depuis leur origine, devenus multicéphaux. Une nécessité pour survivre à une opinion publique globalement hostile, mais une plaie pour ceux y oeuvrant. Jade avait déjà pu constater que l'opposition Comités de Vigilance/Extrémistes du Kil menerait à une fin de conflit incertaine. Mais visiblement, Lhyn avait également réfléchit à la question, et avait envisagé une troisième voie.

La voie de survie.

Car une victoire totale des Comités n'était pas envisageable, et une victoire partielle risquait, avec le temps, de finir en défaite totale, un rejet énorme des Comités, une interdiction sans commune mesure, un brutal retour à l'anarchie.
Une défaite des Comités, par contre, immédiate ou à venir, se traduirait par un éclatement de ceux-ci, une disparition plus ou moins importante de certains d'entre eux, et la totale mise en autonomie -si non en secret- des survivants. La fin d'un rêve d'unité.

Lhyn semblait pousser vers une scission, un schisme dans les Comités de Vigilance. Une séparation assez profonde pour que les deux entités soient autonomes, au point que la destruction de l'un n'affecterait pas l'autre, ou peu.
Et qu'elle puisse observer la destruction de son organisme frère, apprendre de celui-ci, et oeuvrer, sur le long terme, pour une victoire totale...

C'était intelligent.
C'était aussi terriblement dangereux.

Lhyn avait pressenti le danger, et oeuvré pour le contrer. Restait à savoir si elle aurait les épaules pour tenir un tel bouleversement.
Avec l'aide de son redoutable instinct politique, ses questions devaient se résumer désormais à "quand le faire ? Comment le faire ? Quand aura lieu la première destruction ?"

Pour Jade, qui n'écoutait plus que d'une oreille, des questions aussi devenaient plus pregnantes, même si elles étaient sensiblement éloignées de celles de sa mère adoptives.
Plus froides. Plus pragmatique.

Quels schismes possibles ?
Quelles projections en tirer ?
Et surtout...
Comment s'arranger pour être dans le bon camp ?



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 7 Agur 815 à 10h19
 
XXII. Le B.A.-BA des CdV.
Avec de vrais morceaux de parodie dedans.


Elle pensait en schémas.

Certaines personnes utilisaient des images pour marquer les esprits, mais généralement, le terme même de "image" était simplement un mot se référant à un concept plus concret que celui qu'on expliquait.

Lorsque Jade ferma les yeux, sur le fond de ses paupières closes fut projeté une carte.

Une vallée, triangulaire. D'un côté, les montagnes, aux pierres rouges, de l'autre, les forêts profondes gardant leurs secrets, et au troisième sommet, une ville penchée sur les hauteurs. Au centre, une simple plaine.
Montagnes pour les Justiciers, forêts pour les Racheteurs, ville pour les Guetteurs, la taille de chaque section représentant le nombre de personnes, la hauteur étant liée à leur degré d'implication. Le volume de terre sous leur relief étant, directement, leur poids.
Au centre, sur la plaine, se rejoignait les trois contrées, où se retrouvaient tout les modérés des différentes branches.
Les Idéalistes, quant à eux, n'étaient pas cantonnés aux coins de la carte : ils étaient les routes, les liens indispensables entre les différentes terres, qu'ils servaient sans qu'elles comprennent à quel point eux se servaient d'elle.
Cette image convenait d'autant plus à Jade que le secret de l'utilité de telles voies, c'était une bonne gestion du réseau.

Situation initiale : Cinq camps s'interpénétrant. Si les mots étaient utiles dans le cadre d'une communication avec autrui, permettant de décrire à l'envie un caractère général, pour son usage personnel, elle préférait subdiviser en sigles.
- Au centre de la plaine, les membres de la Populace Jouisseuse, ainsi nommée parce qu'elle bénéficiait des avantages de chacun des autres sous-groupes, sans avoir à y prendre part elle-même. Les PJs, le camp des modérés de tout groupe, ne servaient globalement à… Rien. Mais sans les Pjs, chacun des autres groupes était isolé, et surtout dans l'incapacité totale d'interagir avec autrui. Qu'on le veuille ou non, pour réunir plusieurs groupes, il fallait s'appuyer sur des Pjs. Du moins en théorie, cf. dernier camp.
- Dans les montagnes, les Justiciers extrémistes, pour la plupart des Tépésistes. Mais quelques exceptions empêchaient un amalgamme complet entre ces deux sous-groupes. Ceux-là étaient l'âme même des Comités de Vigilance, l'incarnation de sa volonté initiale, ce désir d'agir, de redresser quelque chose. N'hésitant pas à aller au contact, ils se rassemblaient sous le signle des Bastonneurs Généraux, le BG.
- Dans la ville, le groupe des Guetteurs Professionnels, extrémistes parmi l'incarnation des modérés. Eux étaient assez particuliers, car si jamais un Racheteur ne s'entendrait avec un Tépétiste, le GP était régulièrement courtisé par les autres, qui savaient qu'incorporer un peu de GP dans leurs activités rendait celles-ci plus solides, mieux renseignées, plus cohérentes. Un peu de GP était essentiel à la réussite, ceux leur tournant totalement le dos se faisant tôt ou tard avoir, mais à l'inverse, avec leur désir fanatique de non-intervention, la discussion avec un extrémiste du GP était généralement assez destabilisante, et peu intéressante pour la majorité de la population.
- Dans les forêts, les pires de leur espèce, cachant leurs activités à autrui, les Haut Racheteurs, qui méritaient bien leur sous-titre de Pourris. Les HRP avaient indéniablement les ressources, mais là où les Racheteurs pouvaient avoir rejoint la Vigilance pour s'améliorer, la plupart des HRP ne désiraient qu'une chose : poursuivre leurs activités précédentes en se servant des Comités de Vigilance comme d'un alibi. Sur les autres domaines, les HRP pouvaient faire illusion, mais le fond même de leur activité se résumait à la dernière lettre de leur sigle : complètement pourri.
- Enfin, sur les routes, les moins aimés du lot, trop peu nombreux pour espérer faire quoique ce soit à eux seuls, mais habiles à influencer la destinée des autres groupes. Parce qu'ils étaient comme la populace, dépendants du reste, ils méritaient le qualificatif de Jouisseurs. Mais leurs méthodes bien plus actives en faisait des Manipulateurs. Les MJs s'infiltraient partout, ne se cantonnant pas à une unique localisation géographique. Ils avançaient plus ou moins masqués, mais faisaient avancer leurs pièces tant par le GP que par le BG ou le HRP, pour le bien -ou pas- des PJs, fourbes créatures sans foi ni loi détestées par tous, usant de la meilleure méthode qui s'offrait à eux.
Eux aussi pouvaient faire le lien entre les différents groupuscules extrémistes, si le besoin s'en faisait sentir… Mais il leur était généralement plus utile de pouvoir le faire en se dissimulant parmi les PJs.

Mais si la situation actuelle était complexe, l'évolution allait rendre les choses encore plus tendues.
Vu leurs natures respectives, autant ne pas se préoccuper des MJs, et se focaliser sur les PJs comme l'une des composantes du schisme des Comités de Vigilance.
En effet, étant les éléments indispensables à l'union, les groupes issus d'un schisme et ne comprenant pas leur base PJ seraient isolés.

Cas du PJ à trois cornes :
Autrement dit, lié aux trois groupes extrémistes. Inutile de continuer à s'intéresser à cette voie, c'était le cas actuel, et la réflexion visait justement à voir comment survivre à un cas différent.

Cas du PJ sans corne :
Cas simple également, car il pouvait s'assimiler à la forme la plus basse d'éclatement. Mais le but actuel était justement d'éviter l'éclatement au prix d'un schisme. Si la manœuvre échouait, on aurait tout le temps de tenter de sauver les meubles.

Cas du PJ à une corne :
Autrement dit, avec un seul des groupements relié à la base essentielle des modérées. Trois configurations possibles.
- PJ+GP. Développements prévisibles : le BG et le HRP, livrés à eux-même, font se soulever l’opprobre des foules et subissent rapidement la Vindicte Populaire. Aucun soutien à attendre de la part des PJ noyautés par le GP, lesquels peuvent même renseigner les Vengeurs Intronisés par la Populace. Destruction du BG et du HRP par les VIP, le reste y verra une victoire de la neutralité et du retrait, immobilisme des Comités de Vigilance et fin de l'aventure, aucun intérêt à avoir un monde sous seule domination du GP.
- PJ+HRP. Développements prévisibles : comme précédemment, le BG esseulé finit par exploser rapidement. Le GP esseulé se met à conspuer plus régulièrement les dérives du HRP, lequel s'abrite derrière la multitude de PJs impliqués pour dissimuler l'inanité de ses activités. La notoriété des Comités de Vigilance baisse grandement, sans qu'elle conduise à leur destruction. Le HRP domine, prend ses aises, et profite de l'absence du contre-pouvoir du BG, enfonçant les Comités de Vigilance dans une position de nouveau gang digne des Dessous, quelque chose de très distrayant pour les cadres du HRP, mais écœurant pour les autres.
- PJ+BG. Développements prévisibles : le BG n'a pas à craindre son éviction grâce à la protection des PJs, mais privé du GP il n'a pas l'espoir de développer une force de frappe suffisante pour faire de grandes choses. Par contre, il peut participer activement à l'élimination du HRP, qu'il a côtoyé assez longtemps, lequel ne pourra de toutes façons pas résister longtemps aux VIP. Commencera ensuite un long travail de reconstruction, afin notamment de parvenir à recréer une base de GP solide -ou même, dans un premier temps, d'éviter que le GP ne soit une opposition trop forte-, destinée à progresser. Long, difficile, mais possible.

Cas du PJ à deux cornes :
Plutôt que de décrire les deux cornes, autant se baser sur l'absence.
- Perte du BG. Développements prévisibles : le BG explose rapidement sous le coup de ses propres excès. Étant une menace pour le HRP, celui-ci n'hésite pas à user du GP pour achever le tout. Le HRP prend la main-mise sur les Comités de Vigilance par une attitude extérieure de 'copain avec tout le monde' qui lui permet d'engranger les soutiens et de ne pas dévoiler ses bases vérolées. Structure stable, pérenne, pouvant durer longtemps, mais condamnée à la chute sur le long terme, d'autant plus que ses principaux instigateurs ne réaliseront pas leurs erreurs.
- Perte du GP. Développements prévisibles : la cohabitation du HRP et du BG crée un environnement des plus instables, surtout que, privés du GP en tant qu'élément stabilisateur, les Comités de Vigilance ne peuvent que difficilement espérer survivre à leurs tensions internes. Malgré le fait que les deux sections soient basées vers l'action, prévoir une implosion à court terme, ne laissant qu'un pur GP incapable -et non désireux- de rebâtir quoique ce soit. Peut-être le cas le plus néfaste.
- Perte du HRP. Développements prévisibles : le BG reste stable, grâce au bouclier des PJs et à l'influence stabilisatrice du GP. Il peut engranger des actions déterminantes, surtout, dans un premier temps, en prenant directement la place des VIP afin de chasser le HRP. Puis se développera, potentiellement rapidement, une fois purgé.

Conclusion prenant en compte la situation personnelle.
Plusieurs voies aboutissent à la destruction complète des Comités de Vigilance, et sont donc à éviter à tout prix.
Toutes celles envisageant une survie à long terme s'appuient sur la mort d'une partie, mais la survie du groupe incluant un des éléments de jonction actuels, la base des modérés ou les idéalistes.

Plusieurs cas amènent à une survie à moyen ou long terme, mais sous le joug du HRP. Vu ses propres rapports avec les Racheteurs, une telle prise de position est inenvisageable. D'une part sur un plan moral -quoique la morale soit une subdivision subjective de la réalité- mais aussi d'autre part parce que les cadres du HRP sont trop fermement implantés.

Les deux voies viables sont donc celles faisant intervenir le BG. La possibilité d'y adjoindre la puissance liée à l'utilisation du GP n'est aucunement à négliger, celle-ci pouvant grandement accélérer les choses, mais si un choix doit se poser, il n'y aura pas d'hésitation.

Il lui faut, dans tout les cas, afin d'assurer la survie à long terme des Comités de Vigilance -et une place prépondérante au sein de ceux-ci- s'arranger pour que les PJs ne s'éloignent pas du BG.

Vu l'étendue du travail, elle va avoir besoin de mobiliser toutes ses ressources...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 7 Agur 815 à 13h58
 
XXIII. Début des (absences de) discussions.


Le discours avait fini comme prévu. Non pas sous les tonnerres d'applaudissements des années précédentes, après quelques exclamations bien senties, mais par des questions portant sur l'avenir même des Comités de Vigilance.
Et du coup, même si les applaudissements étaient des plus conséquents, on avait droit surtout à un brouhaha de dizaines de discussions excitées qui venaient d'éclater en même temps.
A l'allure où c'était parti, la salle mettrait bien deux heures à se vider, et les divers orateurs ne pourraient la traverser sans se faire interpeller à tout bout de champ.
Qu'ils aient pris quelques minutes de plus qu'elle à comprendre les subtiles variations, et qu'ils aient pu moins bien en saisir les développement ne changeait pas grand-chose au fait qu'ils avaient parfaitement assimilé ce dernier fait, et que, d'un accord tacite, ils se dirigeaient vers la sortie en bord d'estrade.
Tous avaient conscience que la nuit serait chargée, et ils avaient hâte de retrouver leurs séides dehors.

Geoffrey était là, déjà flanqué par la racheteuse anonyme qui avait chauffé la salle pour lui. Dommage que ce fut le seul accessible pour le moment, c'était justement le seul avec qui elle ne pouvait espérer discuter de façon instructive.
Trois jours. Avec trois jours de plus, elle aurait d'emblée entamé la discussion, récupérant des bribes d'informations qu'il n'aurait pas cru laisser échapper, et aurait pu en tirer quelque bénéfice. Là, il serait dans un état de vigilance exacerbé, sans compter que le temps serait bien plus réduit, d'où une réduction au carré de la masse d'information. Vu qu'il lui manquerait le temps de l'exploiter, même en négligeant le risque qu'il surveille les éléments dont il se savait avoir parlé, cela entraînait une réduction en cube de l'intérêt de la discussion.

Discussion avortée avec les Racheteurs.

Il fallait qu'elle mette quelques éléments au point avec le Tépésiste, mais bien atombé, il était le seul qui s'était déjà éclipsé. Connaissant le personnage, il devait déjà être en sécurité et inaccessible directement, si elle voulait l'atteindre, il faudrait passer par des voies détournées, des intermédiaires. Lent et peu efficace, mais mieux que rien.

Elle savait quoi dire au Secrétaire, mais cela attendrait, il n'était pas du genre à prendre sa décision dans un encadrement de porte. Autrement dit, des intervenants, ne restait que Lhyn, et… Gontran, le timide Guetteur qui, bien que d'une taille standard, semblait tout petit au milieu de l'ensemble, sa timidité le faisant passer inaperçu.

Il n'y avait rien à en dire, rien à y gagner, pour ainsi dire, mais comparé au néant absolu d'attendre en ne faisant réellement rien, c'était toujours ça de prit.


Maladroit, mais courageux. Merci de nous avoir fait prendre conscience du ressenti de la majorité.

Commencer par une critique n'était pas une maladresse : elle avait la réputation de dureté et de froideur, auprès des nouveaux arrivants, doublé avec celle de stratège, et quitte à laisser une impression pour cette première prise de contact, autant privilégier la première. Qu'elle ne donne que du positif, et il penserait qu'elle se moquait de lui. Qu'elle commence par le négatif, et il penserait qu'elle privilégiait l'objectivité, les mots suivants étant alors empreints de vérité.
Ce n'était pas courageux, c'était suicidaire, ce qu'il avait fait. Et qu'elle ait pu tirer une information essentielle de son discours ne signifiait pas qu'elle y voyait matière à dette envers lui. Mais cela importait peu, tant que lui-même y croyait.
Ces quelques mots n'auraient quasi aucune influence sur lui, et lui-même n'influerait sur quasi personne après sa piètre prestation, mais pour l'année prochaine, ou celle d'après, cela pourrait peut-être porter ses fruits.

Par contre, pour l'instant, elle avait d'autres choses à faire, aussi, lorsqu'il esquissa un début de réponse, n'hésita-t-elle pas à sortir le Sourire 2-A : le poli pour désamorcer la discussion et profiter d'un trou dans la file pour s'y glisser. Quelques secondes, c'est tout ce que Gontran méritait pour l'instant.

En sentant un mouvement dans son dos, le krolanne qui la précédait se retourna, rempart très professionnel entre Lhyn et quelqu'un qui souhaitait l'approcher.

Mais lorsqu'il bit qui approchait, Jade pu constater la brusque tension qui monta chez le mâle : il devait avoir reçu des instructions très strictes, concernant 'toute personne'. Sauf que s'il s’apprêtait à refouler 'n'importe qui', il devait connaître suffisamment son gotha de la Vigilance pour identifier celle qui arrivait.


Désolé, Myrhissal, mais Lhyn préfère ne pas être dérangée.
- Je ne serais pas longue, monsieur Dalmandre.


Touché. Elle avait retrouvé in-extremis le nom de l'un des 'mignons' de Lhyn, un de ses jeunes amants qu'elle avait séduit quelques années auparavant, avant de leur trouver une activité où ils pourraient exercé leurs autres talents. Jade avait du le croiser deux fois, et Lhyn lui en avait parlé peut-être quatre de plus. Quelqu'un de majoritairement serviable, fiable, et efficace. Suffisamment proche de Lhyn pour qu'il ait entendu parler plus d'une fois de Jade, sachant que les liens avec Lhyn étaient sans doute de nature à dépasser le cadre du n'importe qui. Il arrivait dès le début aux limites de sa mission, et cela le déstabilisait, comme de s'entendre appelé par son nom par quelqu'un auprès de qui il devait penser être invisible.

L'une de ses mains était levée, paume verticale, en un geste naturel d'auto-défense, sans que le bras soit assez tendu pour y laisser voir une provocation.


Mais Lhyn est fatiguée, elle ne souhaite pas engager des conversations, même courtes...

Il ne manquait pas grand-chose. En l'amadouant, ou au contraire en l'intimidant, elle aurait sans doute pu passer l'obstacle de ce pseudo garde-du-corps. Mais un coup d'oeil à Lhyn, qui s'était arrêtée sans pour autant se retourner, dès le début de l'échange, releva la futilité qu'il y avait à insister : nuque rigide, mâchoire légèrement crispée, il n'y avait pas tant de la fatigue que de la détermination dans une telle posture.
Pour quelque raison que ce soit, Lhyn avait décidé de laisser les gladiateurs s’étriper dans l’arène, sans y prendre une quelconque part, et elle ne dérogerait pas à ce principe. Que Jade parvienne à forcer le barrage Dalmandre, et elle n'en retirerait pas le plus petit bénéfice, car contrairement à Geoffrey, si Lhyn avait décidé de ne pas transmettre une information, rien, mis à part peut-être une séance de torture particulièrement brutale, ne parviendrait à lui en arracher un morceau.

Du coup, mieux valait battre en retraite, montrer qu'on pouvait accepter la défaite, plutôt que de contraindre une victoire inutile.


Reçu. Une autre fois, alors.

Un imperceptible hochement de la tête de la Sommité, bien moins visible mais bien plus significatif que le soulagement qui envahit le visage du jeune krolanne. Il venait, assurément, de passer l'étape la plus difficile de sa soirée.
Pour Lhyn et Jade, le message était clair, la position devenue commune : respect de la neutralité de la dominante jusqu'à l'issue de la convention. On aurait le temps d'en parler ensuite.

Deux éliminés, un traité, une intouchable, un reporté, un décalé. Le compte était temporairement bon.

Se séparer du groupe sitôt la porte franchie. Retrouver proche de l'entrée Markus et Kaltor, en discussion avec deux autres personnes. Faire cesser la discussion, les prendre à part. Ils étaient tout excités, comme des enfants le jour de la foire, eux aussi ayant compris que cette année, on avait de quoi se marrer.
Et Jade allait leur donner l'occasion de s'amuser en ayant une place aux premières loges.

Messieurs, j'espère que vos femmes ne vous attendent pas, et dans la mesure où ils étaient tout deux célibataires l'espoir était aisément comblé, car nous avons une nuit chargée qui nous attend.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 7 Agur 815 à 22h13
 
XXIV. Branle-bas de combat.


Premier dont il fallait s'occuper : Kaltor. Déjà, parce que son enthousiasme allait s'effriter plus vite que celui de Markus, et qu'il fallait donc veiller à l'utiliser au plus vite. Ensuite parce qu'il était moins fidèle que Markus, et qu'il fallait donc s'assurer qu'il ne soit plus à portée d'oreilles lorsqu'on passerait à des méthodes moins conventionnelles.

Kaltor. J'aurais besoin de vous pour des prises de contact.

Le gros krolanne se rengorgea, le 'besoin de vous' lui faisant visiblement pousser des ailes. Ne pas le laisser s'enthousiasmer de trop, vérifier les instructions.

Prêt à me rendre ce petit service ?
– Ouipatronne !
- Tout d'abord, aller me trouver le Secrétaire. Lui annoncer que je passerais le voir d'ici… Mettons deux heures. Compris ?
– Ouipatronne. Vous obtenir un rendez-vous pour dans...
- Non, pas m'obtenir un rendez-vous. Il serait capable de refuser. Lui dire que je passerais dans deux heures. Je lui demande d'être au courant, pas de me donner son avis. Mais ça, inutile de lui répéter. Compris ?
– Ouipatronne ! Vous serez là dans deux heures.
Et après, il faudra tenter de m'obtenir une entrevue avec le Tépésiste. Tu penses pouvoir faire ça ?
– Ouipatronne. Je crois. Le trouver et lui dire que vous passerez… Quand ?
- Non, lui au contraire, on ne lui impose pas. Déjà lui mettre la main dessus sera un bon boulot. Pour une réponse, qu'il envoie un coursier à l'Oreille Tranquille, j'y passerais cette nuit, plusieurs fois. Tout va bien ?
– Ouipatronne ! Essayer de trouver ce malade mental -sans lui dire ça, hein, haha- et lui dire que vous aimeriez avoir une entrevue avec lui. Et pour répondre, il peut vous contacter à l'Oreille Tranquille
- Parfait, bonne route.


Bien. A le regarder partir dandinant, toujours prêt à s'arrêter pour discuter un coup, il n'aurait aucun mal à se charger, le plus diplomatiquement du monde, de la première partie de sa mission. Pour la seconde, Markus aurait été plus indiqué, s'il n'avait pas été utile à autre chose, car si les deux étaient des modérés, Markus avait plutôt une inclinaison de Justicier quand Kaltor penchait vers les Guetteurs, ne pouvant à l'évidence pas sentir un Tépesiste pur jus.
Mais s'il parvenait à entrer en contact avec un second couteau, ce serait déjà ça. Selon toute vraisemblance, une entrevue, si entrevue il y avait, se déroulerait aux premières lueurs de l'aube. D'ici là, elle avait toute une nuit à affronter, et dont elle devait tirer partie.
Et pour cela, il fallait commencer par tirer Markus à l'écart.


Markus, pour toi, ça va être un peu plus compliqué.

Lui laisser le temps de savourer le tutoiement. Depuis l'épisode du sauvetage de sa prostituée favorite, il était devenu une sorte de marionnette consentante, lui vouant une pseudo-admiration apte à ne pas s’embarrasser de quelques menues retenues morales, quand c'était pour le bien général. Tout l'avantage tenant au fait qu'il lui laissait généralement l'occasion de juger elle-même de la qualification du bien général.

Tu as vu celui qui mêne pour l'instant ? C'est ce salaud de Geoffrey. Et il est hors de question qu'il s'en sorte aussi facilement.
– Oh, ouais… Hors de question, ouais.


Mieux valait ne pas laisser de temps mort. Il aurait été intéressant de savoir qui, du point de vue terre à terre de Markus, menait effectivement, mais pour l'instant, mieux valait lui imposer une vue, mixer les éléments nécessaires à le mettre en branle : son aversion pour les Racheteurs, sa volonté à elle de s'y opposer, et la nécessité de le faire par leur avance. Avec un tel cocktail, tant que ça ne lui retombait pas dessus, il serait partant.

Alors il va falloir trouver la faille. Mais pour trouver la faille, il va falloir faire preuve… D'imagination.

Elle s'était tournée et baissée pour s'exprimer d'une voix plus basse. Ce qui était inutile d'un point de vue espionnage, leur conversation étant déjà impossible à écouter auparavant, mais cela faisait au moins comprendre à Markus qu'il devait prendre son air inexpressif tout en ouvrant ses oreilles et en fermant sa bouche.

Les rapports des Spoires. Pas les rapports officiels qui sont envoyés ailleurs, non. Les vrais rapports qui seront sans papier à en-tête, cryptiques, et enfermés correctement dans le coffre à saisies.
– Huhum.
- Il va falloir aller les récupérer. Sauf qu'ils ne voudront sans doute pas les donner si on les demande gentiment.
– Huhum.
- Du coup nous n'allons pas demander. Mais on va plutôt envoyer quelqu'un capable de rentrer discrètement, d'ouvrir un tel coffre, et de revenir sans se faire prendre.
– Huhum.Hum. Heu...
- Oui ?
– Vous, euh… Vous pensez vraiment que je pourrais, heu...
- Mais non. Si j'ai besoin de toi, c'est parce que tu es le meilleur choix pour trouver la personne pour nous faire ça.


C'était faux. Déjà, parce qu'elle savait parfaitement sur qui son choix allait se porter, et qu'il convenait juste de lui faire arriver à la même conclusion : un petit jeune qu'ils avaient attrapé mais laissé repartir 'à charge de revanche' quelques semaines plus tôt. Un gamin doué qui allait vite progresser. Et malgré tout, ce n'était qu'un troisième choix…

Le premier, dans un tel cas, c'était elle-même : les grands voleurs étaient tout l'inverse des grands héros, les meilleurs étaient ceux qui étaient les moins connus, et il ne serait pour ainsi dire venu à l'idée de personne de proposer le nom de Jade pour un vol.
Malheureusement, elle allait non seulement être très occupée cette nuit, sans compter que, si le vol réussissait, il ne passerait pas forcément inaperçu, et qu'elle serait la première sur la liste des bénéficiaires. Il était donc important qu'on puisse la tracer la nuit entière, afin de la disculper.
Le second choix avait été instinctivement porté sur quelqu'un sans doute à peine moins bon qu'elle, et qui aurait sans doute pu agir pour son seul plaisir, alors que le petit jeune demanderait dédommagement. L'auto-proclamé prince des voleurs, Cal Keran.
Sauf que depuis son décès prématuré, les relations s'étaient distendues, au point que le petit Lanyshsta se trouvait désormais sur la liste d'observation, à mi-chemin entre la masse des neutres et le privilège discutable de la liste des désignés volontaires pour les expériences sur la mort définitive par décès répétés.

Donc troisième choix, quelqu'un ayant des chances de réussites raisonnables, pour une prise de risques modérée. Mais après avoir expliqué les détails de cette première opération, il fallait aussi organiser la seconde.

Et une fois que ce sera fait, il faudra attendre au moins deux heures pour lancer la deuxième phase.
– Huhum.
- A savoir le cambriolage du bureau des Spoires.
– Huhum. Heu… Hein ?


Ah, ça, Markus lui était tout dévoué, mais il n'était pas des plus rapides. Heureusement, là aussi, elle savait parfaitement la personne qu'elle voulait.
Cal Keran aurait pu, là aussi, faire l'affaire, même s'il aurait fallu lui expliquer les détails. Là, le bouc émissaire serait un voleur habitué, qui se retrouvait régulièrement en situation critique, entre règlements de comptes et petits boulots. Il n'était pas franchement mauvais, mais n'était franchement pas bon pour autant.


– Mais, heu… Il va se faire chopper, ce con. En plus il n'y aura rien à tirer vu que le premier...
- Justement. Le premier sera juste chargé de remettre les documents à un endroit discret. Il a eu maille à partir avec quelques Comités, il sera difficile de remonter jusque nous. Pour le second, il risque de se faire chopper. Tant mieux. Tu pourras bien lui dire de revenir directement à l'Oreille Tranquille.
– Mais ils vont savoir que ça vient de vous !
- L'échec ? Oui. Mais la réussite sera alors imputée à quelqu'un d'autre, forcément.
– Mais pas à vous parce que si c'était à vous vous n'auriez pas envoyé le… Oh c'est tordu.
- Sans compter qu'à profiter de l'information récupérée par le premier, sans en être commanditaire, ils penseront à une alliance entre le commanditaire et moi.
– Ouais, c'est tordu. C'est tordu, ouais!


Il en était tout excité, mais aussi quelque peu déstabilisé.
Elle n'avait pas le choix : pour que la méthode ait une chance de porter ses fruits, elle ne pouvait pas se permettre de travailler sans intermédiaire, et Markus était le seul tampon assez distant d'elle tout en bénéficiant d'une confiance suffisante de sa part. Mais avec ce doublet de cambriolage, même pour le 'bien commun', on touchait aux limites de ses capacités et de l'élasticité de sa morale.

Idéalement, il aurait fallu organiser un troisième cambriolage, chez elle, afin de délivrer, avec les doux sentiments de Geoffrey, son faux journal au Secrétaire. Celui-ci n'aurait pas apprécié un cadeau aussi illégitime, et aurait mobilisé un front anti-Racheteurs, mais n'aurait pas non plus renoncé à ce qui apparaissait comme une arme formidable contre une rivale, sans se rendre compte que Jade écrivait cet ouvrage à seule fin de voir un jour quelqu'un tenter de l'utiliser contre elle.

Cela aurait été parfait, oui… Mais elle allait devoir s'en passer, le pire des atteintes à prévoir étant justement un cambriolage à l'Oreille Tranquille. Pas qu'elle ait quoique ce soit à en redouter : la plupart des dossiers présents dataient de son absence, et pour le reste, elle avait bien plus confiance en sa mémoire qu'en des papiers pour noter les éléments importants. Ils ne trouveraient rien de compromettant là-bas. Mais rien d'utile pour elle non plus…

Markus s'éloignait, mi enthousiasmé mi craintif à cause de sa mission.
Elle avait encore à attendre pour le rendez-vous avec le Secrétaire. Elle n'aurait pas des nouvelles du premier cambriolage d'ici là. Par contre, à cette heure-ci, elle devait encore pouvoir trouver quelqu'un à la délégation Kil'darienne. Qui n'était pas la porte à côté.

La soirée ne faisait que commencer...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Merakih 12 Agur 815 à 11h39
 
XXV. Du Kil'dara au Secrétaire.


La première partie comporta plus de déplacement que d'action.
Il aurait peut-être été plus rapide de courir, mais si elle voulait tenir sur la longueur, il convenait dès maintenant d'économiser ses forces.
Alors que la nuit été tombée, les rues étaient loin d'être encombrées, mais pouvaient, pour les principales artères, encore mériter le qualificatif de "animées". D'un autre côté, au Kil'sin -et sans doute dans les autres Sharss- la population était à ce point condensée que, à moins d'avoir un quartier exclusivement habité par les ouvriers d'une même manufacture, les multiplicités d'emploi du temps faisait qu'il était difficile de parcourir plusieurs centaines de mètres sans croiser quelqu'un.
Ceci dit, dans les Rigoles, croiser quelqu'un n'était pas forcément synonyme de sécurité...

Mais pour l'heure, il lui fallait aller retrouver le petit bureau de la délégation Kil'darienne au Kil'sin, pas quelque chose d'aussi formel et développé qu'une ambassade, pas quelque chose d'aussi sournois et actif qu'une cellule d'espions, non, juste une délégation qui comptait quelques dizaines de personnes et tenaient régulièrement au courant le Kil'dara des événements du Kil'sin.
Contrairement à ce qu'elle avait demandée à l'époque, et contrairement à ce qu'elle avait fait mine de croire, Jade ne pensait pas pouvoir bénéficier du soutien de Kil'dariens infiltrés afin de participer à une chasse aux Lanyshstas au sein du Kil'sin.
D'un autre côté, son entrevue au sein des bureaux du C.I.E.N. lui laissait l'espoir que, malgré son échelle très locale, la nature particulière de l'entrevue soit parvenue aux oreilles des Kil'dariens du Kil'sin.

En effet, même si le Kil'sin était d'une mentalité ouverte à tout les types de débats, mieux valait sans doute des questions sur sa participation à des exterminations de Lanyshstas qu'une présomption inverse. Et dans ce domaine, son rapport gracieusement partagé ne pouvait pas la desservir.

L'entrevue fut rapide, et pour cause, le responsable de la délégation était de sortie, à une dégustation organisée par le Comité des Œnologues Utopistes. Mais oui, il avait bien reçu le message précédent d'un gros monsieur, et oui, les Comités de Vigilance étaient un phénomène social assez important pour que monsieur se déplace demain pour assister dès la première heure aux débats de leur convention annuelle.
Ou dès la deuxième heure, si la dégustation laissait des séquelles.

Le retour fut aussi exaltant que l'aller, n'ayant qu'en seul intérêt celui de laisser le temps d'organiser sa pensée pour l'entrevue à venir.
Deux heures. Deux heures qu'on aurait quasiment pu qualifier de perdues, vu le peu de bénéfices à attendre des contacts Kil'dariens, mais c'était un délai incompressible. A moins, elle aurait semblé affamée, à l'affût, en demande.
Au moins, au bout de deux heures, c'était une entrevue sur un pied d'égalité.

Pour la nuit, l'équipe du Secrétaire avait investi un petit local proche de la place des Heures Vives. C'était à certains de ces détails qu'on pouvait voir la différence entre lui et Jade : l'organisation semblait absente, l'équipe molle, en attente, un ensemble très passif... Mais un ensemble d'une part autrement plus conséquent que celui dont elle disposait -même remontés à bloc, Markus et Kaltor ne pouvaient abattre le travail d'une vingtaine d'indolents- et d'autre part disposant d'une puissance phénoménale du simple fait de l'inertie de l'histoire.
Car il ne fallait pas se leurrer : Jade dirigeait l'Oreille Tranquille et les autres bureaux secondaires de son secteur d'une main de fer. Mais à part sur un coup de bluff, elle n'avait aucune chance de pouvoir réquisitionner pour la nuit le bureau d'un Comité de Vigilance hors de son secteur.
Alors que le Secrétaire n'avait eu qu'à présenter sa demande pour qu'on lui présente les clés et qu'on lui souhaite bonne chance.

Au moins, il n'y eu pas de difficultés pour être introduite auprès du Secrétaire, dans une petite pièce en fond de bâtiment.

Alors, Myrhissal, vous vouliez me voir en privé ?

Jade s'installa dans le fauteuil qui lui était proposé, détaillant du regard la pièce et les trois occupants autre qu'elle-même.

A quel sujet ?

Outre le secrétaire, un jeune homme un peu essouflé, et une femme d'âge mûr, un dossier sous le bras.

Heu... Myrhissal ?

Il était de ces indécis qui s'exprimait aisément par questions lorsqu'il ne comprenait pas, ou était mal à l'aise, et visiblement, le registre silencieux que lui offrait la Vigilante était légèrement déstabilisant.


Vous... Hum... Vouliez une entrevue privée ?
- Privée, oui.


Quelques secondes de latence, le temps qu'ils comprennent. La supposée secrétaire du secrétaire, le messager présumé, et enfin le Secrétaire en personne.

Hum. Laissez-nous je vous prie.

Bien. Porte refermée, seuls à seuls, ils se retrouvaient sur un pied d'égalité. Elle le laissa reprendre l'initiative de la parole, c'était toujours utile de savoir quelles étaient ses priorités, sans compter qu'il aurait ainsi l'impression de dominer un peu la situation.


Qu'est-ce que vous pensez de la journée ? Intéressante, n'est-ce pas ?
- Très.


Il agita un peu ses lunettes avant de les chausser, visiblement fier de son idée de signe de reconnaissance.

Des choses nouvelles, oui. Vous-même avez su introduire votre marque de fabrique.

Quelle marque de... Oh.
Il fallait se méfier.
Jade tentait toujours d'estimer au plus près ses adversaires. La plupart d'entre eux avaient le réflexe, lorsqu'elle énonçait sa supériorité sur un domaine, de se rabattre vers l'insinuation d'une sous-estimation de sa part de leurs propres qualités. Elle avait dernièrement ouvert sa réflexion à l'Arlequin après un tel propos, lui laissant entrevoir de façon plus précise la réalité de ses estimations : ce qu'elle disait, les réflexions qu'elle faisaient, n'étaient généralement qu'une infime partie de ses déductions, chaque supposition improbable étant quand même intégrée au schéma global.
Jade se trompait parfois, bien sûr, mais d'une part, moins souvent que ce que ses adversaires le pensait, et d'autre part, c'était quasi systématiquement en sur-estimant leurs capacités plutôt que l'inverse.

Le Secrétaire était une exception, une dangereuse exception. Car à paraître errer si profondément dans les eaux de la médiocrité, il était aisé de le confondre avec le fond, tandis que des bulles de talent remontaient parfois à la surface. Heureusement qu'il ne savait pas -ou trop peu, ne pas généraliser, ne pas faire cette erreur- garder ses découvertes pour soi.
Ainsi il avait repéré le bal des monochromes... Qu'il n'en ai pas soupçonné toutes les subtilités n'était pas étonnant, mais vu le personnage, on aurait pu s'attendre à ce qu'il ne voit rien.
D'un autre côté, on aurait aussi pu s'attendre à ce qu'il ne présente jamais un discours d'inflexion.
Conclusion : il fallait traiter avec lui comme avec un adversaire retors, et ne pas retenir ses coups.

Le déstabiliser.


Alors ? Pour quoi désiriez-vous me voir ?
Pour discuter de votre reconversion, après votre retrait.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 15 Agur 815 à 18h41
 
XXVI. Le pacte de réciprocité.


Les serpents sont connus pour la fascination mortelle qu'ils exercent sur les animaux les plus petits.
En fait, généralement, il s'agit juste de leur attente immobile face à une proie qu'ils viennent de mordre, le temps que le venin fasse effet.

Le Secrétaire était capable d'une immobilité de bonne qualité. malheureusement pour lui, il avait quelque chose que les serpents n'avaient pas, et à force de cligner des paupières, il avait plus l'air stupide que fascinant.
Quoiqu'il en soit, après une bonne minute, il reprit la parole, sur un rythme plus lent encore que celui auquel il habituait ses interlocuteurs.


Quel reconversion ? Et quel retrait ?

Rien ne servait d'embobiner le Secrétaire dans un roulement continu d'arguties diverses. S'il ne comprenait pas quelque chose, il ferait reformuler, reprendrait point par point, et ne céderait au final sur rien. Tenter de l'élimer sur les bords était une manoeuvre vouée à l'échec. Alors que l'affronter de face pouvait, théoriquement, avoir quelques avantages.
Autant présenter les éléments incertains comme étant sûrs, il serait plus vulnérable à un argument peu étayé qu'à une foule d'arguments lancés en vrac.
Conclusion : parler peu, mais avec le poids de la certitude.


Vous ne pouvez l'emporter. Mieux vaut se retirer.
Hum... Et pourquoi... Ne pourrais-je pas l'emporter ?


Parce que tu représentes les mous, et que les mous, tout le monde en a besoin, mais personne ne se laissera diriger par eux.
C'était précis, honnête, mais malheureusement eu diplomatique.


Vous avez vu les signes de reconnaissance. Ce qui compte n'est pas celui que vous arborez, mais celui que les autres portent et qui n'est pas le votre.
Nous sommes néanmoins... Hum... Les plus nombreux.
Nombreux, oui. Mais sans le réseau des Racheteurs. Sans la force de frappe des Tepesistes. Lhyn est capable de nous regrouper en un unique groupe. Vous, vous seriez démunis. Une victoire ne vous servirait à rien.
Et qui... Hum... Voyez-vous comme meilleur choix ?
Moi.


Lui laisser le temps. Pas le temps de réfléchir à la pertinence du projet, non, le temps de lui permettre de verbaliser son refus. Car le refus était sûr, le fond était fixé, seule la forme pouvait varier.

Mais si je suis démuni malgré le nombre de mes partisans... Que penser de... Vous ? Que pourriez vous faire ?
Organiser. Aiguiller. En adaptant la récolte d'information, on peut savoir où appuyer précisément et avoir des résultats.
Seule ? Ou quasi seule ? Cela me semble... Optimiste.
Quasi-seule à organiser. Mais il faut quelque chose à organiser.
Et qui souhaitez-vous... organiser ?
Vous. Et vos suivants.


Nouvelle pause, le temps d'assimiler pleinement une idée. l'avantage du Secrétaire était que sa mollesse ne se doublait pas d'une peur panique du changement. Il n'y voyait pas d'attrait, mais qu'on lui présente une idée nouvelle, et il la triturerait comme une dent creuse.

Donc vous auriez... Besoin de moi.
Évidemment.


Encore une pause, mais avec un petit sourire de satisfaction en plus. Il ne devait pas s'attendre à cela. Il ne devait probablement s'attendre à rien, en fait, mais le fait que Jade admette avoir besoin de lui devrait suffire à lui égayer la journée.

Tout comme les autres.
Non.


Haussement de sourcil. Son sous-entendu n'était pas clair -avait-elle besoin des autres, ou les autres avaient-ils besoin de lui ?- mais n'était pas acceptable quoiqu'il arrive.

Avec vous, je me débrouillerais. Les Racheteurs vous dépouilleraient, les Justiciers vous utiliseraient comme bouclier.

Et elle comme une grosse marionnette. Si ce n'était pas aussi clair dans son esprit que dans celui de Jade, il ne pouvait ignorer totalement le fait. Le principal avantage de Jade étant que, en terme de nombre, sa faction était effectivement, officiellement, de loin la moins touffue, et que pour le Secrétaire, les nombres importaient. Elle devait donc, au pire, paraître la menace la moins dangereuse. Restait à devenir l'allié le plus profitable.

Sans compter que contrairement à eux, je ne vous méprise pas.

Ce qui était vrai, d'un certain point de vue. Jade le méprisait, oui. Mais elle le méprisait à la même hauteur que les autres, le plaçant sur un pied d'égalité, tandis que les autres le plaçaient un cran en dessous. En ce sens, elle le méprisait moins que les autres. Une pincée de sincérité de temps en temps ne pouvait pas faire de mal.


Vraiment ?

Un élan de subtilité. Pas de longue phrase, juste l'expression d'un doute, couplé à un "développez très chère". C'était le moment de présenter le projet.

Vous êtes une figure emblématique. Qu'on le veuille ou non. Les autres voudraient un ordre nouveau, tout de suite, moi je suis une pragmatique. On ne tourne qu'une page d'un livre à la fois.
Jolie... Hum... Image. Mais qui signifie ?
Lhyn vous a gardé comme Secrétaire. Elle prépare quelque chose, une évolution, ou même un retrait. Dans les deux cas, que j'atteigne une position prépondérante avec votre soutien... Et je conserverais vos fonctions au sein des Comités de Vigilance.


Pause. Pas comme si on était à une près, maintenant.

Une fusion des listes ?
Non.


Non, surtout pas, même. Estimation de la fusion des listes ? Elle se noierait dans la masse, perdant quasi tout ses soutiens, en faisant fuir les plus timorés des Guetteurs. Une fusion de leurs deux lignes serait peut-être une des seules combinaison susceptible d'avoir moins de soutien que une seule de leurs listes.

Par contre un partage des informations et une coordination des questions serait envisageable.

Claquement de langue, n-ième pause, puis...

Non... Non, décidément, ce n'est pas envisageable. Pas en l'état.

Et merde !
C'était l'un des apports les plus puissants possibles de l'entrevue. Elle-même ne doutait pas de ses capacités d'analyse, mais elle n'avait pas eu assez de temps pour récupérer des informations réellement utiles. Une fusion de leurs connaissance n'aurait quasi rien apporté aux Guetteurs, mais lui aurait permis de mettre la main sur une mine d'or.


Par contre... Une non-agression serait envisageable à... Certaines conditions.
Qui sont ?
Hé bien... Et si c'était moi qui devait... Parvenir au sommet. Comment envisageriez-vous notre collaboration ?


Fructueuse. Là, elle n'avait rien à perdre. Lhyn était un chef de guerre, et Jade une de ses étoiles montantes. Que le Secrétaire atteigne le sommet et lui laisse une place proche... Et elle parviendrait à l'étudier assez finement pour parasiter l'intégralité de son réseau avec une ampleur qu'elle n'aurait jamais cru envisageable avec Lhyn. Qu'elle lui fasse ce qu'il prendrait pour un honneur, et elle s'assurait une victoire à court terme, un, peut-être deux ans.
C'était presque plus rentable de perdre cette fois-ci en le favorisant pour assurer la victoire future.
Cela l'aurait même été totalement, s'il n'y avait pas eu la menace des Obadias.

Ce qui n'empêchait pas de faire mine de réfléchir quelque temps, et de prendre un air indécis.


Non-agression... Et si vous l'emportez, je m'occupe de tenir votre secrétariat ?
Quelque chose comme ça... Pas d'attaque... Et réciprocité. Accord ?


Le pacte de non-agression n'apporterait rien directement, elle se savait capable de gérer les attaques des Guetteurs, et ceux-ci n'auraient pas besoin d'elle pour se faire malmener. Par contre, que le message passe dans les rangs très nombreux des Guetteurs comme quoi il fallait éviter de trop indisposer Myrhissal, et elle tirerait tout les avantages d'une rumeur d'alliance, puisque l'information fuiterait auprès des autres camps, sans les inconvénients d'une alliance véritable.
Les Guetteurs n'étaient pas à considérer comme ennemis, juste une variable endormie : qu'elle gagne ou que eux gagnent, et dans les deux cas elle aurait à disposition un large réseau qu'il lui faudrait mettre au pas, plus ou moins visiblement.
Malheureusement, cela n'influait en rien sur son avenir au cas où c'était Geoffrey qui passerait, et celui-là, elle ne pouvait espérer l'avoir par une poignée de main.
Mais pour cette phase de la nuit, et tant pis pour les informations, c'était mieux que rien.


Accord.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 17 Agur 815 à 11h22
 
XXVII. Le retour du vilain petit canard des Comités de Vigilance.


Désormais, elle avait toute la nuit devant elle.
Enfin...
Tout le reste de la nuit pour y caser tout ce qu'il y avait à faire.

L'étape suivante consistait en une visite au Comité de l'Affection Négociable voisin de l'Oreille Tranquille. Pas le genre de visite qu'elle souhaitait déléguer à Markus. Cela aurait sans doute était vu comme "une visite habituelle avec une petite demande en plus". Au moins, le fait de se déplacer en personne permettrait d'officialiser la demande.

On avait trop facilement tendance à négliger la prostitution, la plupart du temps des femmes payées pour écarter les cuisses parce qu'elles ne savaient pas utiliser leurs mains. Mais s'il était quasi impossible de savoir précisément si la patronne serait là ou non -simple logique, la forte féminisation du métier faisait que l'essentiel de leurs représentantes étaient également des femmes- les bâtiments du Comité de l'Affection Négociable étaient parmi les rares du Kil'sin à ne jamais fermer leurs portes, quelles que soient l'heure, le jour ou la saison.
De plus, puisqu'il fallait que les travailleuses présentes restent disponibles et visibles, elles se retrouvaient dénuées d'occupation et regroupées au même endroit entre deux clients, ce qui ne laissait d'autre loisir que de parler.
Si on ajoutait à cela qu'après avoir satisfait leurs besoins sexuels, pas mal de clients avaient la langue qui se déliait, on avait dans les lupanars une réserve d'informations confidentielles qui ne demandaient qu'à être exploitée.

Mais avant de jouer à la collecte d'information en bordel, il faudrait déjà organiser un peu mieux les Comités de Vigilance. Et faire passer l'idée qu'une collaboration entre Comités pour le partage d'information serait mutuellement profitable. C'était important, mais lointain, et pour le moment, Jade se contenterait d'une petite intervention à la journée de demain.
De tout à l'heure.


Je viens pour Maggy la Siffleuse.
Elle est retournée chez elle. Mais si vous me permettez, les mains de Morgunya sont tout aussi fines et...
Non merci. Possible de lui laisser un message ?


L'inconvénient de laisser un message à des personnes habituées à monnayer la partie la plus intime de leur anatomie, c'était qu'il fallait systématiquement payer.
L'autre particularité, qui pouvait devenir soit un inconvénient, soit un avantage lorsqu'il était bien utilisé -et dans le cas présent, Jade n'allait pas se plaindre d'être "obligée" de passer par un message- c'était qu'en laissant un message à une prostituée cette nuit, demain matin, ce serait une demi-douzaine qui seraient au courant.

Bon, étape suivante : la porte juste à côté, les bureaux de l'Oreille Tranquille. Il était temps de compulser ses notes.
Sauf que sitôt la porte ouverte, elle se retrouva en plein milieu d'un débat Markus-Kaltor sur l'interprétation à avoir d'un message. Que le premier des deux soit revenu ici, c'était dans ses instructions. Que le second ne soit pas encore rentré chez lui devait vouloir dire qu'il y avait du nouveau.

Patronne, les deux groupes de Racheteurs auraient l'intention de fusionner !

Le tout avec ce qu'il fallait d'offuscation dans la voix pour rappeller que ce genre de pratique était rare, du moins rare aussi tôt dans les débats.
D'un autre côté, puisque ce devait être prévu depuis le début, il n'y avait ici pas la moindre surprise. Si c'était pour cela que Markus était tout excité...

Et moi, heu... Je vous ait ramené une réponse. Là.

Réponse écrite ? Oh. Elle s'attendait à un simple message oral venant du Tépésiste, mais l'essentiel était que Kaltor était parvenu à prendre contact.
Le papier n'avait rien d'extraordinaire, le message était lui-même particulièrement court, mais n'en était pas moins remarquable.


Ma chère Myrhissal

Nous ne nous rencontrerons pas cette fois, un surcroît d'occupation m'empêchant d'accéder à votre demande. Je suis néanmoins curieux de voir jusqu'où vous irez en l'absence d'opposition de ma part.

Salutations respectueuses, à défaut d'être chaleureuses.
Monsieur Tepes.


Bon, l'absence de contact, c'était à prévoir. Qu'il annonce une absence d'opposition, c'était non pas inattendu, mais au moins dans la bonne partie des éléments attendus. Mais le plus surprenant, de loin, était la signature. Car celui qui venait d'écrire n'était pas le candidat s'étant présenté face à la foule. C'était -à moins d'une falsification qui n'était pas très crédible- une preuve de vie, et plus encore, d'implication, de Monsieur Tepes dans cette convention. Que le vilain petit canard des Comités de Vigilance mène en personne ses troupes à la bataille ne pouvait signifier qu'une chose : il allait y avoir de l'action. Et mieux valait l'avoir en pseudo-allié qu'en ennemi.

Y'a un truc que je pige pas, c'est ses salutations, là. Pourquoi il s'embête à préciser qu'il est pas chaleureux ?

Effectivement, la tournure de phrase était un peu étrange. Jade ne l'avait que très peu cotoyé, et il n'avait donc aucune raison d'être spécialement chaleureux, mais aucune non plus de marquer cet éloignement, sauf...

Du feu ! Feu aux Spoires, édition de la nuit !

... Sauf si par chaleur il entendait autre chose.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 24 Agur 815 à 11h05
 
XXVIII. Le mieux est l'ennemi du bien.


Le message se répétait, en approchant à grande vitesse. Bientôt, il vint clairement de la porte, à l'extérieur.

Du feu ! Feu aux Spoires, édition de la nuit !

Un instant, puis à nouveau :

Du feu ! Feu aux Spoires, édition de la nuit !

Pas de variation dans le son, la personne n'avait pas bougé. Se doutant de la suite, Jade retourna sur ses pas, suivie de Markus et Kaltor. Une fois la porte ouverte, ils purent distinguer clairement, dans la lumière de l'éclairage de la rue, la silhouette qui s'apprenait à crier à nouveau son message. Celle-ci souffla avec satisfaction, se contentant de parler.


Le feu a été déclaré aux bureaux de la Vigilance des Spoires. Du coup, on a fait une édition spéciale de la nuit. Intéressés m'sieurs dame ?
- Oui, envoie.
- C'est deux graines, m'dame.
- Hé, habituellement, c'est une seule !
- Édition spéciale, m'sieur.

- Vendu. Donne.
- Edition orale, m'dame.
- Deux graines pour un message oral ? Tu te fous de nous gamin !
- Edition spéciale, livraison à domicile, et de nuit ? J'aurais pu en demander trois m'sieur. Mais si c'est trop cher, vous pourrez le lire demain dans l'édition du matin. Bonne nuit m'sieurs dame.

- Stop. Quatre graines, pour l'édition spéciale. Mais sans le supplément marchandage ni gueulante dans la rue. Et avec l'option questions ultérieures.
- Ben c'est tentant, mais...
- Et en supplément de la maison, édition donnée à l'intérieur, assis, avec un chocolat chaud.
- Vendu !


C'était là un des avantages et des inconvénients du Kil'sin : le fait que tout fonctionne selon le principe de liberté, et que donc l'essentiel des fonctions soient faites par des personnes qui aimaient cela, et qui en vivaient. Une société où la quasi totalité de la population tenait de la profession libérale.

A la base, les Comités de Vigilance et ceux des Répéteurs avaient les mêmes besoins : l'information. Et la même méthode : aller la chercher. Mais ensuite, les utilisations variaient.
Là où la Vigilance avait tendance à collecter, à archiver (du moins Jade tentait de faire en sorte que l'archivage entre peu à peu dans les moeurs), et à agir en fonction des renseignements, les Répéteurs n'avaient qu'un seul crédo : répandre l'information.

Ensuite, selon les Comités locaux de Répéteurs, les détails changeaient. Certains se faisaient un devoir de vérifier systématiquement l'information, d'autres transmettaient tout ce qui leur tombait sous la dent. Certains, financés par des amoureux de la liberté de l'information, étaient prêt à payer pour récupérer des nouvelles, flirtant avec la limite séparant investigation et cambriolage, tandis que d'autres demandaient au contraire à être payé pour répandre les infos qu'on leur rapportait, devenant de formidables vecteurs de propagation des rumeurs les plus immondes.
Les plus anciens avaient une routine profondément ancrée, sortant une édition papier tout les dix jours, avec un ton particulier -qui jouait sur l'humour et les dessins satiriques, qui publiait des tableaux très détaillés des finances de nombre de Comités, qui parlait des nouvelles des autres Sharss, qui se concentrait sur les Puces Koï, etc- tandis que d'autres visaient une niche particulière, comme la rapidité de transmission de l'information.
Certains, même, se nommaient les Chuchoteurs, car ils ne répétaient l'information qu'à certaines personnes précisément désignées, étant bien plus un système de poste orale qu'un organe de presse générale.

Quoiqu'il en soit, le gamin -il n'avait pas quinze ans- qui se tenait devant eux avait la casquette bariolée et avachie typique des Répéteurs, et avait vraisemblablement été réveillé au milieu de la nuit par un cri du style "On a une info ! Courre faire le tour des Comités de Vigilance, ça va les intéresser avec leur convention, et magne toi, on ne va pas rester longtemps seuls sur le coup !"
Vraisemblablement, l'information serait parcellaire, mais fiable. Et celui qui avait envoyé le gamin avait raison : si la plupart des habitants ne voyait pas l'intérêt d'être réveillé au milieu de la nuit pour savoir qu'un incendie s'était déclaré dans un autre quartier du Kil, les Vigilants seraient prêts à cracher des graines pour savoir avant les autres quels étaient les derniers rebondissements, car dans de telles circonstances, on ne s'attendait pas à des coïncidences.

Tandis qu'ils faisaient entrer le jeune Répéteur, un mouvement dans la rue attira l'attention de Markus, qui s'éclipsa en s'excusant.
Sitôt installé, et tandis que Kaltor faisait chauffer le chocolat, le gamin commença.


Il y a une heure à peine - info exclusive du Comité des Répéteurs Organisés et Compétitifs, le CROC, pour des infos ne manquant pas de mordant- les locaux du Comité de Vigilance des Spoires a été incendié. Des personnes présentes alors, dont le représentant Geoffrey Mandale, ont affirmé...
- Mandhanne.
- Quoi ?
- Le représentant. C'est Mandhanne, son nom. Peu importe, continue.
- Ok. Ils ont affirmé, donc, que ce n'était pas un accident, une bougie qui tombe ou autre, mais bien une attaque. Des coups aux volets les ont fait sortir, et ils sont tombés sur deux personnes armées de bâtons les ayant attaqué. Surpris mais en plus grand nombre, les vigilants des Spoires sont sortis pour prendre part à la rixe et pourchasser les agresseurs.
Ce n'est qu'en revenant qu'ils ont constaté que la manoeuvre ne devait être qu'une diversion, car la façade était en feu. Même si les locaux ont été lourdement endommagés, et que le feu a commencé à se répandre aux bâtiments voisins, on ne déplore heureusement aucune victime, seulement quelques brûlures légères. La rixe a par contre laissé un des vigilants de monsieur Mandhanne avec un os du crâne fracturé, quand la diversion s'est également transformé en embuscade. Même si aucune preuve n'a été donnée, les vigilants des Spoires n'hésitent pas à accuser leurs rivaux Tétésistes d'être les responsables de, je cite, "un attentat innommable contre les valeurs les plus chères de notre Kil".


Tépésistes. Mais peu importe.
Effectivement, monsieur Tepes avait gardé ses salutations chaleureuses pour quelqu'un d'autre.
Les coups en traître et autres règlements de compte étaient monnaie courante entre Racheteurs et Justiciers, mais cela atteignait rarement une telle ampleur. Et c'était généralement une forme de vengeance, pas une action qu'on pouvait à ce point qualifier de politique.
Ce n'était ni bon ni mauvais en soit. C'était par contre... Symptomatique. Symptomatique d'une forte tension interne, et d'une instabilité de l'ensemble.

Des questions, m'dame ?

Ah, oui, vu qu'on venait de lui servir son chocolat, il n'avait pas d'intérêt à partir tout de suite.


Tu as vu d'autres Comités de Vigilance avant de venir ici ?
- Un seul. Sur les Heures Vives. Ils m'ont filé cinq graines, là-bas. Mais pas de chocolat.


Markus rentra, l'air mi-figue mi-raisin. A l'air interrogateur de Jade, il répondit en jetant un regard au dos du jeune Répéteur.

Bon, allez, j'suis crevé. Puis demain, faudra se lever tôt, je veux voir comment ça va se goupiller, tout ça !

C'était Kaltor, qui était sur le départ, et Jade n'avait aucun intérêt à le retenir. Une fois éclipsé, et le jeune Répéteur parti gagner sa semaine, Markus referma soigneusement la porte, avant de livrer son information, l'air gêné.


A propos des, euh... Des cambriolages.
- Oui ?
- C'est réussi.
- Bien. Pourquoi cet tête bizarre alors ?
- Ben c'est réussi. Les deux.


Ah.

Les deux ?
- Ben oui. J'ai les documents, et Grand Gégé attend sur le perron, il est revenu comme vous aviez dit.


Grand gégé qui réussit son coup sans se faire prendre, ce n'était pas ce qui était prévu. Décidément c'était la journée des surprises.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Julung 29 Otalir 815 à 16h15
 
XXIX. Récolter les fruits de la nuit.


Markus avait les documents. Et les remis donc à Jade, qui ne prit le temps que d'y jeter un bref coup d'oeil. Oui, ça devrait peut-être pouvoir servir, il allait falloir décortiquer ça.
Mais d'abord, Grand Gégé, à faire rentrer pour éviter qu'il ne s'amuse à raconter à autrui ce qui lui était arrivé. Inutile de lui faire le coup du bureau du fond : il était de ces imbéciles imperméables aux subtilités. Il allait falloir être très clair avec lui.

C'est fait, m'sieur !

Pas de notion de hiérarchie pour Gégé. Pour lui, le plus important, c'était celui qui venait de parler, et vu que Markus venait de le faire entrer...


J'ai réussi ! Ouais ! C'est juste là !

Un paquet de papiers, maladroitement roulés, et tenus avec des mains sales. S'il y avait eu quoi que ce soit d'intéressant sur la première page, c'était perdu.

- Alors, Gégé... Raconte-nous.
- J'y suis allé comme vous m'avez dit, m'sieur. Le bureau. Sauf qu'il brûlait, m'sieur.

- Et tu as courageusement sauté au milieu des flammes ?
- Heu... Nan m'dame. En fait je venais juste d'entrer, subtilement et sans me faire remarquer...
- Par une porte laissée ouverte, dans un local vide ?
- Hum. Ouais. Mais subtilement. Et j'étais dedans, à essayer d'y voir avec ma lanterne...
- Tu cambrioles avec une lanterne allumée, toi ? Pas peur que ce soit visible ?
- Hein ? Ben... J'aurais rien vu dans le noir sinon.
- Ouais, bon. Et ?

- Et v'la que ça se met à crâmer ! Du coup j'ai été un peu surpris, j'ai, ben...
- Paniqué.
- Nan m'dame, jamais passer au bordel pendant le boulot ! Mais j'ai eu les pétoche, et j'ai lâché ma lanterne...
- Mais c'est pas vrai !
- Nan mais j'avais repéré ce qu'il fallait, hein ! J'ai tout choppé, et je suis sorti.
- Tu les as choppé dans le coffre ?
- Le coffre ?
- Oui, le...

- Ils avaient du être sortis du coffre et posé là, et Gégé les a trouvé, non ?


Le pied légèrement écrasé de Markus coïncidait avec le large sourire adressé à Gégé. Il n'était pas sensé réussir. Mais maintenant qu'il était là, autant éviter de s'en faire un ennemi. Markus gardant le silence, Jade entreprit de feuilleter les "documents" ramenés par Gégé, ouvrant de grands yeux, sifflant entre ses dents, le temps de trouver ce qu'il fallait en faire.
Pour éviter les retombées négatives, il fallait l'exclure de la partie en cours. Le plus simple aurait été de l'exécuter, mais avec Markus dans la confidence, elle risquait de le perdre, et Markus avait sa propre valeur.
Donc le garder sous contrôle, en évitant de lui donner l'envie de se vanter de son cambriolage réussi. Lui retirer la fierté, mais lui laisser la menace. Moui. Loin d'être parfait, mais ça restait Grand Gégé, pas trop utile de finasser.


- C'est... Embêtant.
- Quoi m'dame ?
- Je ne suis pas sûr que ça nous serve. mais ce qui est sûr, c'est que ça va les rendre furax, aux Spoires.
- Furax à quel point, m'dame ?
- Au point qu'ils risqueraient de vouloir retrouver celui qui leur a pris. Pour lui faire mal.
- Mal comment ?
- Mal mal.
- Oh.
- Mais nous, on a rien là dedans pour te protéger...
- Ah ?


Le laisser mariner. prendre une expression soucieuse.

- On aurait du te payer pour un coup de pouce réussi...
- Ah, ouais tiens, on en a pas parlé, de ma part !
- ... Mais il va surtout falloir éviter que tu te fasses chopper. Alors même si c'est raté, on va quand même te payer, mais pour que tu restes cacher, d'accord ? Une ou deux semaines au moins. Personne ne te voit, et tout se passe bien. Payer à rester au lit. D'accord ?
- Ouais mais combien ? Parce que...
- Vingt pierres.
- Oh. Ah. Ah ouais, c'est bien, ça...


Si rapide ? Oh. Merde. Il devait compter combien ça faisait en bières. En trois jours, il aurait tout claqué, et serait en train de se vanter, bourré, de ses agissements.

- Qu'on donnera au tenancier des Trois Rats Indignes, pour qu'il te garde au chaud et te nourrisse pendant ce temps.
- Oh. Ah...
- Heu... Je crois que c'est vingt-cinq graines la semaine, la pension complète aux trois rats, patronne. Il met les filles en prime, pour ça.

- Alors Gégé aura touché plus. On fait comme ça, Gégé ?
- Oh ouais m'dame !


Bien logé -enfin pas trop mal- bien nourri -même remarque- et une donzelle en plus, c'était jour de fête pour Gégé. Et pour Jade, ça lui assurait qu'il resterait cloitré le temps que ça se tasse, pour une somme... Ma foi pour une somme relativement modique, pour elle. Il faut dire que pour ce qui était de se procurer quelques ressources pécunières, Jade ne travaillait pas dans la même catégorie que Gégé.

Bon. Cas réglé, sous les yeux d'un Markus un peu abattu de l'avoir vu céder ce qui était pour lui quasiment un mois de salaire. Mais sitôt Gégé ressorti, direction les Trois Rats Indignes, avec une note signée de sa main lui expliquant qu'elle passerait le lendemain -avec une histoire de témoin à protéger, ce qui n'était pas faux- c'est vers les documents que ce dernier avait ramené que la discussion embraya.


- Ça vaut quelque chose ? Il a vraiment trouvé le gros lot ?
- Non. Ce sont les feuilles de marque du jeu de fléchettes. Je doute qu'on puisse en tirer quelque chose.


Un soupir d soulagement. Il aurait eu du mal à encaisser l'efficacité de Gégé. Et surtout, il était en un sacré état de fatigue nerveuse, il risquait de craquer. Et ne serait plus utile après.

Rentre chez toi, prend quelques heures de sommeil.

Il ne se fit pas prier. Le lendemain -enfin, tout à l'heure, même- serait chargé. Elle aussi, aurait du dormir.
Mais d'une part, elle n'en avait pas le temps, d'autre part, elle avait de meilleures réserves qu'un quinquagénaire ventripotent, et surtout... Elle avait d'autres méthodes.

Porte avant refermée. Rideaux tirés. Porte du bureau poussée. Habituellement, elle s’efforçait de maintenir ses pouvoirs en dessous du seuil de détectabilité, mais là, elle allait devoir sortir une version dopée.
Debout, immobile, les bras croisés, les mains sur ses épaules. Inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Visualiser la magie ambiante, les flux d'énergie. Inspirer, expirer. Voir son souffle perturber ces courants subtils. Lier les deux. Inspirer, expirer. La magie semble pulser au même rythme que son coeur. Inspirer, expirer. Elle fait partie du flux.
Inspirer la magie, bloquer le processus, expirer l'air seul. Encore une fois. Elle se gorge de magie, comme une éponge égoïste. Maintenant, visualiser l'intérieur de son corps, s'accorder non plus sur la respiration, mais sur les battements du coeur. Faire circuler la précieuse énergie, purger les reins, vivifier le cerveau, réveiller la chair, apaiser les os...
Et voilà. Le bénéfice de plusieurs heures de sommeil en moins d'une minute. Elle rouvre les yeux sur une pièce où semble flotter un léger brouillard, qui se dissipe déjà. Ne pas abuser de ce petit jeu, néanmoins : ce n'est pas tant un gain qu'une transformation d'énergie. Qu'elle tente cela pour tenir le rythme dans une course effrénée, et c'est son énergie mentale qui pâtira. Les facultés de réflexion, la mémoire...
Mais pour le moment, c'est exactement ce qu'il lui faut.
Il est temps de savoir si les actions de la nuit ont porté leurs fruits.

Et quelques heures plus tard, tandis que le soleil se prépare à refaire son apparition, un mince sourire a également fait son apparition sur le visage de Jade.


Je le tiens.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Vayang 30 Otalir 815 à 09h29
 
XXX. Circuit court.


Effectivement, les documents du premier cambriolage avaient tenu leurs promesses.
Pas de preuve magnifique digne des pièces de théâtre, pas d'aveux grandiloquents, un "moi, Geoffrey Mandhanne, doit soulager ma conscience par cette lettre", pas même de preuve formelle qu'on pouvait brandir devant une assemblée en en lisant un passage... Mais des traces qu'elle entendait bien exploiter.

La solution n'était pas venue des documents divers, rapports confidentiels internes, qui pourraient néanmoins être utilisés à l'avenir pour attiser les tensions au sein du bureau des Spoires -notamment si Jehan Bonnot, le gardien de jour, apprenait que sa femme recevait en journée les "suppléments de service" de Donald "Mac" Hulé, le gardien de nuit- mais, comme souvent, de l'argent.
L'argent, une sur deux. Le sexe, un sur trois. La jalousie, un sur huit. Le reste des mobiles était une goutte d'eau dans la mer des crimes, et une fois qu'on avait éliminé ces trois cas, on pouvait estimer qu'on avait une affaire intéressante.

C'était donc l'argent, le nerf de la guerre, et le livre de compte en avait été la clé. Dans chacune des lignes indiquant une "contribution volontaire".
Qui contribuait volontairement aux Comités de Vigilance, à leur maintien ? Beaucoup de personnes, en vérité, car les Comités ne créant rien, ils avaient traditionnellement du mal à joindre les deux bouts et à assurer de bonnes conditions aux comitaires. Et que ce soit la veuve désireuse de remercier les braves gens, ou le commerçant rassuré d'avoir quelqu'un gardant un oeil sur sa vitrine, pas mal de personnes contribuait volontairement aux CdV, même s'ils étaient, forcément, bien moins nombreux que ceux qui s'abstenaient.
Mais aux Spoires, les contributions volontaires étaient extraordinaires, surtout si on mettait en face un taux d'activité parfaitement ordinaire. Extraordinaires en nombre, mais aussi en volume : ceux qui donnaient étaient nombreux, et ils donnaient beaucoup.

Beaucoup non pas comme dans "je contribue beaucoup, volontairement", mais plutôt beaucoup comme dans "ces salauds de racketteurs m'en demandent beaucoup trop".


Elle n'avait pas de preuve, pas de réponse... Mais au moins quelques questions à poser.

Le soleil était levé depuis peu que Kaltor, petit déjeuner sous le bras et sourire aux lèvres, entrait dans le bureau.


Y'a pas, ça s'agite aux Heures Vives !

Et pas qu'aux heures vives. Pour que Kaltor soit déjà passé là-bas en allant se coucher aussi tard, c'est qu'il devait effectivement sentir qu'il vivait un événement historique. Du genre qu'on racontera à son petit dernier, à moins qu'on...
Oh merde...


Tu dis bonjour à la dame ?
- 'Jour 'dame.


... à moins qu'on ne l'ai amené directement sur place.
Bon, au moins, il n'avait pas demandé à la dame de dire bonjour au môme.
Pas que les enfants soient inutiles, pour Jade. Ils étaient même indispensables, afin d'obtenir des adultes une fois l'évolution finie. Mais c'était comme aller aux toilettes après un solide repas : ce n'était pas parce que c'était indispensable qu'on devait y prendre plaisir.
Aussi, au regard curieux du gamin, qui dévisageait cette étrange personne dont son père avait du lui parler plus d'une fois, Jade répondit par un regard neutre. Pas un regard qui disait "je ne laisse rien filtrer, je masque mes opinions", mais plutôt un regard qui se posait sur une pièce de mobilier, l'estimait, le classait dans la catégorie des rebuts, et constatait qu'il lui empêchait de distinguer clairement le sol derrière lui.
Un regard qui vous signalait avec un mélange de douceur et de caractère implacable que vous pouviez rester là aussi longtemps que désiré tant que vous ne perturbiez pas, mais qu'à la moindre incartade, vous passeriez de façon éclair par la case "problèmes à traiter" pour atterrir dans la case "problèmes traités". Et que si pôpa avait décrit en termes sobres la façon de traiter les problèmes de la grande dame, ça n'empêchait pas d'y sentir plus d'horreurs que dans les comptes les plus affreux de fuscusiens.

Bref, le môme s'abstint de tout commentaire, et la parole revint à Kaltor.

Il avait bien résumé : ça s'agitait.

Mais les Comités de Vigilance étaient comme une foule désirant sortir d'une tente.
Sans agitation, les gens sortaient un par un, régulièrement, et les débats se concluaient dans le temps initialement imparti.
Que les débats soient un tant soit peu houleux, et ça se bousculait pour sortir le premier, ça bloquait, ça râlait derrière, et on se retrouvait avec des prises de bec interminables qui obligeaient une prolongation ou un report de l'assemblée à une date ultérieure, et on avançait pas. Enfin si, pas mal de personnes affirmaient qu'on avançait selon les principes Kil'sinites les plus élaborés, mais globalement, c'était très lent et improductif.
Mais là, on en était à un état de panique induit par une tente en feu. Alors oui, l'entrée était bloquée, on se battait là-bas. mais les murs de toiles ne pourraient supporter longtemps la pression, ils allaient bientôt se déchirer pour laisser passer un raz-de-marée de populace, et la tente serait vidée en un temps record.

On appelait ça un circuit court, un discours de clôture prononcé le lendemain du discours d'introduction. Cela ne s'était pas produit depuis que Lhyn avait pris les rênes du pouvoir.
Mais cela signifiait aussi qu'il n'y avait pas un instant à perdre, car tout le monde devait être sur le même rythme que Jade. Le temps d'écrire un mot pour Makus, et...


- On y va. Direction les Heures Vives.
- D'ac patronne ! Tom, ça te dirait d'y aller sur les épaules de la dame ? On voit de très haut, là-bas !


Un regard au père, identique à celui adressé au fils, un regard vous classifiant comme mobilier en cours d'acquisition accélérée d'obsolescence.

Heu... Nan, viens sur les épaules de papa, plutôt.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 31 Otalir 815 à 12h44
 
XXXI. Équilibrage des forces.


Ambiance épatante, détonante, parfois chantante. Par bien des côtés, pour bien des personnes, cette journée rimait avec excitante, ou exaltante.
Pour Jade, c'était principalement une rime avec frustrante.

C'était déjà, sans qu'on le décrête officiellement, mais bel et bien d'un commun accord tacite, la dernière ligne droite.
Hier, c'était les discours d'inflexion, les propositions lancées.
A la fin de la convention, ce serait les discours finaux, chacun reprenant l'esprit du discours initial, mais devenu largement plus consensuel, car destiné à affronter la redoutable épreuve du vote. Initialement, lors des premières sessions, il n'y avait pas de vote, juste une discussion sans fin permettant d'arriver à un discours unique, fusionnant tout les courants de pensées. Mais depuis, les Comités avaient tellement grandi, tant en taille qu'en diversité, qu'il devenait impossible de concilier certains points de vue, d'où le tranchoir des votes négatifs, qui écartaient les opinions les plus extrémistes.
D'ici là -d'ici ce soir !- il y avait l'étape de remodelage, celle où on discutait de chaque aspect des discours de la veille, voyant comment les arranger, les adapter, ou même quelles parties abandonner.
C'était rapide car, plus que jamais, les kil'sinites étaient motivés pour discuter. C'était rapide car, plus que jamais, les opinions divergentes des Vigilants semblaient inconciliables. Par contre, il y avait pas mal de personnes de l'extérieur des Comités qui étaient là, drainés par les éditions du matin relatant les événements de la nuit.

Ce soir, ce serait sans merci. On n'allait pas se contenter de réagir à chaud, de rebondir sur des éléments d'un discours, on allait frapper là où ça faisait mal, pour détruire l'adversaire. Chaque défaut de la cuirasse risquait de devenir une faille mortelle, d'où la nécessité de polir doucement celle-ci.

Et c'est là qu'on sentait le défaut de personnel.

Le discours de Jade était sans doute un des plus solides. A chaque attaque susceptible de lui être portée, elle avait prévue une réplique. Elle avait même organisé certaines de ces attaques, un coup paré étant plus impressionnant qu'une absence de coup. Elle aurait préféré que grand Gégé se fasse prendre, ou encore que son appartement se fasse cambrioler et son journal dérobé, mais elle devrait faire sans.

Non, le problème, c'était la discussion...
Pour partager, pour faire infuser ses propos, il fallait de nombreuses personnes capables de les discuter, de se les approprier. Si Jade pouvait compter sur un bon nombre de relais passifs -le journal semblait avoir particulièrement bien pris, et revenait en boucle dans les groupes de discussion- en terme de relais actifs, guidés à distance, elle ne disposait que de Kaltor et de Markus en terme de personnel efficace, et d'une dizaine d'autres, nettement moins impliqués, issus de diverses connaissances. C'était très nettement inférieur au Secrétaire ou à Geoffrey, et même de moitié inférieur aux Tépésistes, qui eux étaient tous motivés.

Au final, c'était juste une histoire de pression. Là où le discours de Jade était une bille d'acier, opposée au bois meuble des différents protagonistes, la bille restait immuable tandis qu'elle déformait le bois qui se pressait contre elle. Mais elle reculait constamment.

Qu'est-ce qui était le pire ? Une clôture ce soir, ou dans une semaine ? C'était une phase durant laquelle elle était sûre d'être en recul. Plus c'était long, pire s'était. D'un autre côté, après une phase destinée à savoir quels coups portés, elle aurait pu, sur une longue période, recruter, peaufiner sa technique, et inverser la vapeur, comme disait les Kil'dariens.
En deux semaines, elle aurait pu remporter la mise, sauf qu'aucune convention ne durait deux semaines. En trois jours, cela aurait été le pire des cas. Un jour ou une semaine ? C'était, pourrait-on dire, modérément merdique.

Mais au vu des efforts consentis pour tirer avantage après avantage, voir son travail lentement s'éroder au fur et à mesure de la journée était pénible. Les discours des autres se mêlaient lentement en un flot unique, tandis qu'elle-même restait un îlot, insubmersible mais quelque peu isolé.

Dans ces conditions, il ne servait à rien de se mêler directement aux conversations, une augmentation même d'un quart d'une efficacité des plus limitées ne servirait pas à grand chose, tandis que l'observation de ses différents adversaires pourrait peut-être lui apprendre quelque chose.

Gontran était pour ainsi dire invisible, noyé au milieu des troupes du Secrétaire. Lui n'irait pas jusqu'au bout, il avait perdu l'envie de se battre, s'étant fait brisé hier, mais n'en prenant pleinement conscience que ce matin. Il semblait servir autant les intérêts de Jade que ceux du Secrétaire, ce qui n'était pas un mal.

La Racheteuse avait, comme prévu, préparé le terrain pour Geoffrey, et les deux groupes étaient désormais indiscernables, elle-même animant volontiers des groupes de discussion en faveur de son champion.

Geoffrey et le Secrétaire étaient comme des poissons dans l'eau, ou plutôt comme des chefs d'orchestres, rayonnants, solaire pour l'un, juste content pour l'autre, dirigeant du haut d'une petite estrade les efforts de leur cohorte de fidèles.

Le premier événement marquant de la journée se déroula peu avant le repas du midi, lorsqu'une bagarre éclata entre Tépésistes et Racheteurs. Les relations étaient tendues en temps normal, et après les événements de la nuit, elles étaient devenues carrément explosives, personne n'ayant de preuves mais personne n'étant dupe.
La mêlée passa d'abord inaperçue, les cris étant échangés à tout bout de champ depuis les premières lueurs de l'aube, mais ce fut justement lorsque les personnes alentours se turent afin de mieux profiter du spectacle qu'une vague de silence permit de prendre conscience de l'événement.
Peut-être une trentaine de participants directs, forces équilibrées, et une bonne soixantaine de participants discrets, de ceux qui repoussent les spectateurs pour élargir un cercle de sécurité mais n'hésitent pas à balancer un bon coup de pied en douce quand on leur passe sous le nez. Ceux-là étaient majoritairement des Racheteurs.
On ne déplora, heureusement, aucun mort, mais plusieurs côtes cassées, genoux déboités, poignets foulés, et plus d'hématomes qu'on ne pouvait en compter.
Un petit malin tenta de faire rire tout le monde en se demandant à haute voix Une bagarre en pleine rue ? Mais que font les Comités de Vigilance !?

Le seul à commencer à rire se prit une taloche.

Le reste de la journée, Guetteurs et modérés prirent soin de former un tampon entre les groupes prêts à en revenir aux mains, et on se contenta donc d'échanges d'insultes pour égayer la journée.

Le second événement passa quasi inaperçu de la part de la majorité, mais intéressa Jade plus profondément que le premier. Il s'agissait de Lhyn.
Non seulement arriva-t-elle bien plus tard, mais en plus, ses partisans semblaient majoritairement... Mous. Quasi amorphes. Alors qu'elle était le mieux placée à la base, et sans doute celle disposant à la fois des meilleurs ressources et de la meilleure stratégie pour placer une accélération décisive qui laisserait ses adversaires sur place, elle semblait se contenter de tenir les lignes, telle la châtelaine d'une forteresse qu'elle savait imprenable, mais trop timorée pour tenter une sortie.

C'était étrange, mais de ne pas comprendre les motivations profondes de ce dédain d'un acte essentiel, voilà qui était carrément inquiétant.

Puis il y eut le feu d'artifice.
Pas un feu d'artifice de fête, mais c'était simplement, et de façon très pragmatique, la seule façon d'attirer simultanément, en les faisant taire, l'attention de plusieurs centaines de personnes quasi aphones après une journée de folie. Et la preuve que, si elle l'avait désiré, Lhyn aurait pu effectivement faire sienne cette journée, car pour toute chose, elle avait le soucis des détails.


Nous vous invitons à entrer dans le Hall des Infinies Palabres afin de procéder aux discours de conclusion !

Quelques hoquets choqués dans la foule. Ah, oui, tiens. Pour l'ensemble des Comités de Vigilance, c'était, depuis le matin, une évidence, mais là, parmi toutes les autres personnes présentes, c'était une révélation : pour eux, ce n'était jusqu'à maintenant qu'une convention plus bruyante que les autres années. Mais avec cette simple phrase, en en pesant bien les conséquences, ce n'était que maintenant qu'ils réalisaient à quel point les choses sortaient de l'ordinaire.

L'entrée fut... Chaotique. Bien moins orchestrée que la veille, un flot pressé et excité se pressant et chahutant les organisations internes.
Même les signes de reconnaissance étaient sagement remisés, certains remarquant sagement qu'à être trop bariolé au milieu d'un groupe de Justiciers, -ou l'inverse, trop ouvertement armé au milieu de Racheteurs- pouvait avoir des conséquences néfastes. Tout le monde était excité, énervé, épuisé.
Qu'un incendie se déclare, qu'un mouvement de foule se crée, et on risquait plusieurs centaines de morts.
Et pas de feux d'artifices en intérieur. Dommage.

Bon, dernière ligne droite...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Dhiwara 1 Nohanur 815 à 12h07
 
XXXII. Discours expurgés. Ou purge des discours.


Cette fois, pas d'estrade bien proprette avec les rangs de chaises à l'arrière, et le pupitre bien centré.
A l'inverse de la salle, surchargée -ils étaient encore plus nombreux que la veille- l'estrade, quoique brillamment éclairée, restait vide.
Les seuls debout -enfin les seuls importants debout, à ne pas confondre avec la centaine de personnes debout en fond de salle- patientaient devant le premier rang.
Dans une Convention où tout partait de travers, la tradition de respecter le même ordre que la veille semblait au moins destinée à perdurer.

Celui qui semblait le plus mal à l'aise, dans tout ce capharnaüm, était monsieur Dalmandre, le jeune aide de Lhyn. Il était derrière un drôle de cône incliné, posé sur un trépied, et bourdonnant sous le coup de son alimentation. Un de ces étranges dispositifs destinés à amplifier la voix dans des proportions énormes, et qui pourrait faire des ravages si on parvenait un jour à le rendre transportable.
Il était visiblement chargé de donner le rythme, invitant la salle à se calmer, afin de laisser Gontran prendre la parole en premier.
Sauf que Gontran était bien là, au premier rang, mais ne semblait pas décidé à se lever.
Finalement, le brouhaha allant s'intensifiant, et Gontran répondant avec force dénégations aux incitations gestuelles à lever-son-cul-et-assumer-sa-piètre-prestation-d'hier, un signe énervé de Lhyn l'amena à prendre la parole en main.


Mesdames et messieurs, un peu de calme je vous pris.
Oh. Du calme. Taisez-vous s'il vous plait. Non, mais franchement. Merci. Ah non mais oh, ne vous y remettez pas, vous ! Ah. Bon. La parole est à... Donc non, Gontran Thergalène renonce à son droit à la parole. Donc... Non mais calmez-vous, là ! Il renonce, point ! Donc la suivante...


Il s'énervait tout en étant gêné, débordé par une foule qui semblait prête à cristalliser sa colère sur sa petite personne. Pas étonnant qu'il s'embrouille dans ses fiches. Et se fasse couper la chique par la jeune Racheteuse qui s'était avancée sur l'estrade, profitant d'un apaisement temporaire pour se faire entendre. Elle ne pourrait pas tenir très longtemps à ce rythme là, mais la concision de son message lui laissait la possibilité de tirer sur la corde, fut-elle vocale.

Suite à des discussions fructueuses et une grande communauté d'idées, j'annonce le retrait de mes propositions, qui se retrouvent dans la fusion avec le discours de Geoffrey Mandhanne. J'appelle donc tout mes partisans à reporter leur soutien sur celui-ci. merci à tous !

Précis, efficace, et elle sortait déjà de scène, ne laissant en ouverture aux critiques que quelques sifflets ou réflexions inaudibles.
Perturbé par la rapidité de l'intervention, monsieur Dalmandre poursuivit sur sa lancée théorique.


Nous allons donc procéder au vote de... Du discours qui...

Des rires, mais pas des rires joyeux de "c'est drôle", plutôt des rires moqueurs de "quel con". En effet, outre le fait que les votes étaient relativement rares au Kil'sin, les votes négatifs étaient généralement opposés directement à une personne, pas à une estrade vide. Et de toutes façons, après un retrait, il n'y avait rien à voter...
C'est ce que semblait dire chacun des rires adressés au malheureux krolanne : t'as merdé.


Non mais... Oh, c'est bon, du calme, là... Hé, personne suivante !
Oh ! VOS GUEULES !


Si son but était de provoquer l'effondrement du Hall des Infinies Palabres, il n'était pas loin d'y être arrivé. Pas par la puissance sonore du dispositif, mais par la réaction qu'il engendra, mélange de cris outrés, d'insultes, sans compter quelques jets de souliers, et au moins deux oeufs pourris.
Certains ne savaient pas viser correctement, mais ils avaient au moins un sacré talent de prévoyance, pour faire pourrir des oeufs spécialement en prévision des discours de clôture.

Dalmandre avait craqué, et il était hors-jeu. Inutile d'espérer le faire revenir aujourd'hui, même des excuses n'auraient aucun effet, à ce stade. Demain, ou à la prochaine convention, il s'excuserait, et on se rappellerait les circonstances, on se dirait "oui, moi aussi j'aurais sans doute craqué", avant de lui pardonner. Il ne subirait pas de conséquences néfastes de son éclat.
Mais pour ce soir, il faudrait se passer d'un animateur.


Bonsoiiiir mes loupiots.

Quelque part, si on avait voulu choisir le pire moment pour faire intervenir le Tépésiste, on aurait choisit celui-là. Mais d'un autre côté, alors qu'il enchainait, d'un ton moqueur un "tout va bien ?" "tout le monde est bien assis ?" "vous êtes content d'être là ?" la puissance du dispositif d'amplification imposa un certain pragmatisme. Oui, la salle pouvait crier plus fort que lui. Mais d'une part, lui avait juste à parler à voix basse, et il pouvait tenir des heures, alors qu'on s'essouflerait vite. D'autre part, en bas, il ne devait rien entendre des insultes qu'on proférerait à son encontre, et cela faisait perdre tout intérêt à l'agressivité qu'on pouvait avoir.
Autant l'écouter, et vite passer à la suite.

Une fois la salle suffisamment calmée pour que chacun puisse entendre ce qu'il disait, il entra dans le vif du sujet.


Ah, les discours de clôture. Vous les attendez, hein ? Vous les aimez ? Voir à quel point on a accepté de baisser son froc pour ménager telle ou telle sensibilité... A quel point on a renié ses idées...

Ce n'était pas faux, ce qu'il disait. Mais, visiblement, il y avait des choses qu'on était pas sensé dire, des choses qui risquaient d'être mal prises par les personnes à qui elles s'adressaient. Et là, il avait mis dans le mille.

Alors je suis désolé de vous décevoir, mais je ne renie rien. Je ne vois pas l'intérêt de proposer un changement, si ce changement est inutile. Ce qu'il nous faut, ce sont des propositions FORTES, pas des magouilles ou des demi-mesures. Le jour où je m'inclinerais, vous serez convié à mon enterrement.

Des râleries, des quolibets, mais rien de précis, rien de parfaitement audible non plus, de toutes façons.

Et le vote ? Ah, non, désolé, pas de vote pour vous ce soir. On vous retire cet os de la bouche. C'est triste, je sais. Mais pour entendre une fois encore les mêmes manipulations trompeuses, les mêmes approximations stupides, je n'en vois pas l'intérêt. D'autant plus que certains se diraient alors que, s'il y a assez d'opposition, nos paroles ne valent rien. Je vous retire ce plaisir, ne m'en veuillez pas, mais rassurez-vous, nos oppositions sont prêtes, et nous allons nous faire un plaisir de donner notre point de vue !

Comme sur l'incendie des Spoires ?

Ce n'était pas sorti aussi clairement, c'était plutôt quelques bribes, "feu", "Spoires", "responsable" qui avaient éclaté un peu partout, jusqu'à pendre la forme d'une unique question, proprement... Beuglée, oui, beuglée était le mot.
Mais la seule réponse fut un rire moqueur, très bas, mais les lèvres collées à l'embout, afin qu'il résonne dans toute la salle.

L'orateur parti s'assoir sous les huées, mais celles-ci perdaient déjà en puissance, la salle comme assommée.
Il faut dire que trois désistements à la suite, c'était encore du jamais vu. Pas du stupide, non : le rattachement était une évidence, et les deux autres n'avaient, effectivement, pas la moindre chance, mais qu'il y ai cette forme de prise de conscience collective, c'était assez inédit.

Le Tépésiste était parti s'assoir au premier rang, dans le petit îlot qu'un groupe de Justiciers était parvenu à se tailler. Tiens, il en saluait un ? Tout emmitouflé dans une grande cape à capuche, alors même que la chaleur dans la salle était difficilement tolérable ?
Un être de calme, les mains gantées soigneusement posées, croisées, sur les genoux, la tête oscillant doucement, au milieu de Justiciers en imposant terriblement. Atypique.
Il du sentir le regard que Jade maintenait sur lui, car il tourna la tête, l'éclairage dévoilant un instant la fine moustache et l'éclat des yeux clairs, tandis qu'il hochait discrètement la tête. Jade répondit de même, réprimant un sourire, alors que l'être reprenait sa position initiale, les yeux apparemment braqués sur une Lhyn incapable, vu sa vue, de s'en rendre compte.

Ainsi Monsieur Tepes en personne était sorti de son trou pour venir assister, aux premières loges, à la Convention.
Intéressant, mais pas franchement préoccupant -bien moins que s'il avait été plus loin dans la salle, car alors l'hypothèse d'une bombe dissimulée dans l'estrade aurait été crédible, vu la mentalité du personnage et son mode de pensée.
Ce serait à l'évidence l'édition de tout les records, même si, pour celui-ci, Jade doutait que plus d'une vingtaine de personnes soient jamais au courant.

En tout cas, c'était désormais au tour de Geoffrey de faire entendre sa voix.

De la part de celui-là, au moins, il ne fallait pas s'attendre à une reddition.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Dhiwara 1 Nohanur 815 à 18h02
 
XXXIII. Règles brisées : l'avalanche continue.


Il était également suffisamment respecté -ou suffisamment redouté, au moins- pour que la salle se calme assez pour qu'il n'ai pas besoin de l'amplificateur.

Moins d'effets de manches que la veille, mais sa tenue, au moins, était des plus travaillées.
Ce n'était pas un idiot, ou du moins n'était-il pas conseillé par des idiots : alors qu'il aurait pu étaler sa fortune avec des brocards et de la soie en veux-tu en voilà, il disposait là d'une tenue chic, de qualité, bien agencée, mais sans excès apparent. Si le tout était sans doute fait sur mesure et hors de portée de l'immense majorité des gens présents dans la salle, il donnait l'impression qu'au contraire, une telle tenue était accessible à tous, et que si elle rendait mieux sur lui, c'est juste que... C'était lui.

Mes chers amis !

Pareil qu'hier, mais avec une posture différente, un ton un brin plus vif. Il donnait l'impression d'improviser alors que le discours avait du être préparé avec encore plus de soin que celui de la veille : à l'inauguration, on lançait les ballons d'essai. A la clôture, il fallait confirmer, sans seconde chance.

Si je reviens vers vous ce soir, c'est pour vous parler d'un projet. De mon projet pour les...
- Je vote contre !


Le silence, cette fois, fut total.

Pas que cela soit inconcevable que quelqu'un soit contre -la plupart des présents dans la salle étaient là pour entendre, sinon proclamer, pourquoi ils étaient contre- pas même qu'on soit contre dès le début du discours -sans connaître les détails, on savait déjà avec qui on avait aucune chance de s'entendre- mais interrompre ainsi un discours de clôture était particulièrement... Malséant.

Contre une politique d'endormissement de la population. Les discussions sont essentielles. Les discours sont utiles. S'ils sont suivis des faits ! Qu'allez-nous vous offrir de plus qu'hier ? D'autres promesses creuses ? Nous pouvons discuter entre nous. Mais que voulez-vous faire ?

Le début avait été... Flottant. Avant de repartir sur un discours connu, maîtrisé. Les voix étaient presque identiques, et rares devaient être ceux à avoir remarqué cette différence, surtout que la première intervention s'était déroulée dans un bruit relatif. Mais, sans en avoir la moindre preuve, Jade était prête à parier que c'était Monsieur Tepes en personne qui avait lancé le vote négatif, prenant même en défaut son lieutenant, lorsque celui-ci avait du reprendre l'accusation.

Faire ? Vous voulez une mesure claire ? Précise ? En voilà une. Recenser les armes du Kil'sin ! Pas les interdire, pas même les contrôler... Mais savoir au moins si notre voisin n'est pas susceptible de sortir un fusil si nous débordons en repeignant notre mur !

Et c'était en cela, qu'il perturbait le jeu : tout comme l'ordre de passage, le déroulement de la séance n'était pas gravé dans le marbre. Mais il était convenu que chacun pouvait retravailler son discours d'inflexion, et que c'était celui-là qu'on jugeait, qu'on jaugeait. En interrompant le discours dès le début, il y avait une tentative de déstabilisation d'une mécanique bien huilée. Cela pouvait faire flop, ou bien...

Et justement, la peinture ! Elle est très chère, aux Spoires, non ? Personnellement, je serais contre quelqu'un qui ne saurait pas rester vigilant à la flambée des prix, pour le bien de la population.
- Nous n'avons pas vocation à imposer nos vues aux commerçants ! Mais il semble évident que nous pouvons relayer les inquiétudes de la population, de façon plus efficace que des demandes individuelles, et ainsi mieux nous faire entendre des commerçants locaux.


... ou bien être le début de l'avalanche. Certaines règles n'étaient jamais violées, mais que l'un ose braver le tabou, et la règle subissait alors la plus violente des tournantes. Applaudissements majoritaires pour la première réponse, réactions plus mitigées pour la seconde : Geoffrey se défendait bien, mais ce n'était pas cela qui comptait le plus.
Ce qui comptait vraiment, c'était que le début de l'hallali avait sonné, et que discours et votes se mêlaient, certains se confirmant, d'autres se résorbant après une réponse particulièrement brillante.
Monsieur Tepes avait, en trois mots, bloqué la possibilité de prononcer un discours de clôture -car il ne fallait pas se leurrer, ils ne s'arrêteraient plus pour Geoffrey, mais par soucis d'équité, ils ne feraient pas le moindre cadeau aux autres candidats-, il avait cristallisé les propositions de la veille, réduisant à néant les efforts de la journée de réaligner les tirs.

Merci Monsieur Tepes.

Pourtant vous devriez pouvoir vous faire entendre de votre nièce, non ? Je vote contre une personne qui essaye de créer une dynastie familiale !
- Et lorsque vous mangez une pomme délicieuse, vous refusez ensuite de manger un fruit du même arbre ? Ma nièce est devenue représentante du Comité des Confectionneurs des Spoires et traverses par le choix de ses pairs, après mon départ. Remettriez-vous en doute le droit aux Confectionneurs de se choisir leur représentante ? Je n'ai aucune influence directe sur ces Comités de commerce !
- Vous avez raison, je retire mon vote négatif.


C'était un combat rude, sans échauffement préalable, sans préparation correcte du terrain. Mais avec une préparation des troupes de qualité, néanmoins. Les attaques étaient multiples, s'enchainant sans temps mort, mais certaines étaient à l'évidence commandées par Mandhanne lui-même, visant selon un angle doux un point qu'il savait fragile, afin d'y opposer une parade préparée, et ainsi désamorcer une menace.
Ce n'était pas un simple décompte, avec une barre fixe qui donnait un vainqueur ou un perdant. C'était une lutte d'influence, un unique vote négatif bien senti pouvant mettre à bas le plus beau des plans, mais chaque vote négatif retiré renforçait la position de celui mis au jugement, pouvant compenser un point où il semblait un peu plus faible.

Autrement dit, il ne fallait pas s'opposer pour le simple plaisir de marquer un point, il fallait s'opposer pour faire mal.


Pourtant vous avez une sacrée influence indirecte, non ? Sinon comment expliqueriez-vous le taux de contributions volontaires des plus élevées de votre bureau ?
- Allégations oiseuses ! Même s'il est vrai que je dois avoir un contact plus facile que certaines personnes connues pour leur antipathie chronique, et que les gens se sentent ainsi plus concernées.
- Plus concernées ? Trois fois plus concernés, oui. Et donnant en moyenne six fois plus ! Pas qu'à l'Oreille Tranquille, six fois plus que partout ailleurs !
- Comment sav... D'où tirez-vous ces informations abracadabrantes ?
- La veuve Plinchot, vénelle de l'Aspic. La mercerie. Elle parlait même carrément de racket, elle. Elle n'en parle plus, forcément, là où elle est.


Ouh, c'était vicieux, ça. Et c'était de Noir, qui, depuis sa sortie remarquée de la veille, était passé inaperçu.
Jade n'avait jamais entendu parler de la veuve Plinchot. La plupart des personnes présentes non plus. Existait-elle vraiment, au moins ? Ce qui était sûr, c'est qu'il était doué pour déstabiliser les Racheteurs, et qu'il aimait cela, que cela soit pour leur faire payer la disparition de sa maman Plinchot, ou juste pour s'amuser.
Ce qui était sûr aussi, c'est que personne pour confirmer cette histoire, c'était aussi personne pour l'infirmer, même si les cris de "foutaises" et "calomnie" se faisaient entendre.
Jade s'était assurée d'avoir entamé sur du vrai, et était parvenue à déstabiliser Geoffrey, au point de presque lui arracher un lapsus. Qu'un autre profite de l'ouverture n'était pas plus mal.

Théoriquement, on recherchait l'idéal -un idéal que jusqu'à maintenant Lhyn incarnait parfaitement.
Mais sans pouvoir y prétendre, on visait au moins la seconde place, et cela, on ne pouvait le déterminer par l'étude d'un barème, le passage d'un certificat : il s'agissait d'être meilleur que les autres.

Geoffrey était mis à mal : corruption, racket, mollesse, magouilles, connexions avec les Dessous, dynastie... La plupart des attaques étaient maladroites, et écartées avec brio. D'autres pointaient là où ça faisait mal, mais étaient habillement encaissées. D'autres encore semblaient fantaisistes, mais laissaient d'étranges balafres sur l'image parfaite que le sieur Mandhanne s'était forgée.

Aucune blessure mortelle, aucun triomphe éclatant. Il avait souffert, sans doute plus qu'il ne l'avait prévu, moins que ce que d'autres auraient voulu, et restait là, comme un automate endommagé, dont on ne savait pas trop s'il fallait le retaper ou le jeter au débarras.
Il se retirait, ours blessé parti lécher ses plaies.

Mais inutile de se réjouir trop tôt, c'était à son tour de souffrir.



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Dhiwara 1 Nohanur 815 à 21h48
 
XXXIV. Quand la Verte en voit de toutes les couleurs.


Lorsqu'on fonce droit dans le mur, il y a deux types de comportements.
Les uns crient, hurlent, se débattent, et s'écrasent lamentablement.
Les autres serrent les dents et prévoient la suite, en savant que le choc est inévitable.

Jade n'allait pas perdre de temps à tenter de passer en catimini, à essayer de bâtir une toile capable de résister à une telle bourrasque, et, peut-être, pouvoir produire de vraies parties d'un discours qu'elle n'avait de toutes façons ni eu le temps, ni eu le désir de modifier.
Lorsqu'elle grimpa sur l'estrade, elle s'y immobilisa, face à la foule, comme si elle s’apprêtait à entamer une récitation, devant un public impatient de l'interrompre.

Ils voulaient que les Comités de Vigilance s'adapte mieux au Kil'sin ? Elle allait leur en donner, de l'adaptation. Puisque les discours étaient impossibles...


Vous avez des questions. Je vous écoute.

Elle les prit de cours, la première réaction étant un rire incrédule, d'un de ceux qui goutait pleinement l'ironie de la chose. Mais si cela lui valu assurément un léger surcroit de prestance, il ne fallait pas espérer retenir plus de quelques secondes l'ouverture des hostilités.

Vous tentez d'imposer un système trop rigide ! Tout noter, toujours noter ! Quel bénéfice ?
- Lorsque votre mari va faire les courses, vous ne lui laissez pas une petite liste sur la table ? Vous allez le voir directement sur son lieu de travail, et prenez une heure à lui faire réciter par coeur tout les achats à faire ?
- Heu, oui, mais... Mais ça laisse des traces ! N'importe qui pourrait savoir ce qu'on fait !
- N'importe qui s’intéressant aux techniques de la Vigilance et à ses affaires, oui. Et quand bien même, vous avez quelque chose à cacher ?


Oui. Tout le monde finit par avoir des choses à cacher. Mais "au Kil'sin, tout finit par se savoir" était peut-être la meilleure définition qu'on pouvait en donner à un étranger. Quelques rires, pour la réponse. Pas énormément, mais ce n'était pas bien grave : quelques rires pouvaient faire office de "je retire mon vote".

- Je vote contre ! Vos anciens collègues -les actuels doivent avoir trop peur- peuvent bien le confirmer : vous finissez toujours par arriver à vos fins !
- Et c'est mal ? De réussir quelque chose ?
- Oh, n'essayez pas ça avec moi ! Vous pourrez bien me dire ce que vous voulez, je ne retirerais pas mon vote négatif contre vous !
- Alors je vais économiser ma salive en ne vous disant rien. Suivant ?


Rires, encore. Mais ce n'était pas l'idéal. D'une part, elle doutait d'être capable de désamorcer chacune des questions avec une sous-catégorie d'humour "décrédibiliser par utilisation de l'absurde", et d'autre part, même si elle y parvenait, elle n'avait pas l'intention de devenir "Jade l'animatrice de soirée".

Pour ma part, je vote contre ! Comment penser qu'une personne puisse s'investir dans le Kil'sin, si elle s'acoquine avec les services d'autres Sharss ?


Oh ? Les échanges qu'elle avait eu avec les "services d'autres Sharss" étaient, quasi exclusivement, des contacts télépathiques entre Lanyshstas. Si lui-même était Lanyshsta et se permettait de venir ainsi chier sur ses plate-bandes, il risquait de subir de plein fouet une "démonstration des possibilités de résurrection des Lanyshstas". Mais non, c'était visiblement un simple Racheteur, comme les deux premiers. Ce qui ne laissait qu'une possibilité. Mais qu'elle-même l'ai deviné ne signifiait pas que c'était le cas de tout le monde.

Développez, je vous prie.
- C'est que je sais -de source sûre, ne niez pas !- que vous avez été vue dans les locaux du C.I.E.N. Un des organes les plus répressifs de toute la Cité !


Laisser un temps, le temps qu'ils étouffent leurs hoquets choqués, qu'ils s'interrogent sur la véracité.

C'est exact. Vous savez de quoi traite le C.I.E.N., bien sûr.
- Des...
Il ne s'attendait visiblement pas à ce qu'elle lui permette de développer aussi loin. Problèmes de sécurité intérieure, principalement. Et des Lanyshstas, aussi.

Parfait.
Enfin non, loin d'être parfait, si l'ambassade Kil'darienne avait dépêché quelqu'un pour présenter les choses de façon neutre, elle aurait pu en tirer un avantage autrement plus substantiel, et elle devrait pour le coup se contenter de minimiser les dégâts. Mais que les Lanyshstas sortent, et cela lui permettrait de cultiver une image sortant de l'ordinaire, ces problèmes globaux -ou plutôt ces problèmes insignifiants mais qui enflammaient les esprits- n'étant pas abordés par d'autres.


Les Lanyshstas, oui. Une menace pour le Kil'sin, peut-être plus que pour les autres. Et pourtant, c'est le C.I.E.N. qui est à la pointe de leur étude. Si l'on a à coeur la sécurité du Kil, mieux vaut être au courant de comment le protéger.
- Mais ils appartiennent à un Kil réprimant les libertés individuelles !
- Un couteau forgé par un alcoolique vous rendra-t-il alcoolique ? Criminel ? Ou est-ce juste un couteau dont l'utilisation dépend de vous ? Condamneriez-vous la pomme à cause de l'endroit où pousse le pommier ?


Peu de rires, cette fois, plutôt des sifflements appréciateurs, en plus des quelques grommellements.
Bon, écueil évité. Et il y avait maintenant cette...
Oui, cette pause, qui n'était qu'un soupçon après la première remarque, et plus perceptible après la deuxième. Pour Geoffrey, les gens se bousculaient presque pour prendre la parole, tandis que là... Ils se bousculaient aussi, mais après un temps de latence.


Michal, cela vous dit quelque chose ?

Aïe. Là c'était du violent.


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Dhiwara 1 Nohanur 815 à 21h56
 
XXXV. Se méfier de ceux qui sont tout blanc.


Hochement de tête, l'attaque était de toutes façons inesquivable.

Un de vos anciens collègues. Mort. Sous votre direction.

Le piège était subtil, trop, sans doute, pour que son auteur en ait pris pleinement conscience.
Elle ne pouvait pas bien réagir à cette accusation voilée.
Qu'elle se mette en colère, semble s'écrouler, ou montre quelque sentiment de façon trop intense, et ceux qui la connaissaient bien verraient qu'elle surjouait. Ceux qui la connaissait par ouï-dire se diraient qu'elle venait de craquer. Mais qu'elle ne réagisse pas, et ceux qui n'avaient pas entendu ne serait-ce que parler d'elle y verrait un monstre insensible et sans coeur.
Choisir l'attitude qui serait la moins pire, à défaut de la meilleure. Garder un masque d'insensibilité. Pour l'instant. Il ne pouvait de toutes façons pas se contenter de cela.


Je m'en souviens parfaitement. Michal avait accepté une mission dangereuse, pour le bien du Kil. Il s'est laissé emporté par son enthousiasme... Et a commis une erreur ayant écourté une vie de services.
- Oui, mais... Vous auriez peut-être pu le sauver, non ? Vous avez apparemment juste loupé le tir critique au moment critique...


Quand on disait qu'au Kil'sin, tout finissait par se savoir...
Bon, au moins ne faisait-il pas preuve de trop de subtilité. Le tout avait un aspect de "on m'a dit quelque chose, et... Bon, en fait vous seriez peut-être une meurtrière". Cela aurait pu être pire. Néanmoins, c'était l'occasion de laisser poindre un petit ersatz de colère, un ton plus sourd, une crispation de la mâchoire.


De quoi m'accusez-vous, réellement ? De ne pas manier assez bien une arme ? N'a-t-on pas entendu hier que la majorité était contre un apprentissage des armes systématisé ? Et vous croyez que je n'y repense pas ? Pourquoi est-ce que je m'entraine toutes les semaines, croyez-vous ?

Elle ne s'entrainait pas toutes les semaines, pouvant passer un mois sans sortir son arme, avant de partir dans une expédition d'une semaine. Mais cela, personne n'avait à le savoir.

Rassurez-vous, j'ai fait des progrès, depuis. Je ne laisserai pas une telle chose se reproduire. Si vous en doutez... Certains Comités d'Exploration ont l'habitude de régler leurs différents par des duels à l'Extérieur, le saviez-vous ?

Revenir à une froideur connue, avec ce fond de menace implacable. Faire baisser la tête à celui à qui elle s'adressait. Oui, elle venait, plus ou moins explicitement, de proposer un duel pour rétablir son honneur, ce qui serait vu comme extrémiste, sans aucun doute. Elle pouvait définitivement -ou au moins, annuellement- faire une croix sur la portion la plus timorée des Comités. Mais les applaudissements épars venaient lui confirmer l'adhésion des Justiciers. Oui, Jade l'avait proclamé clairement, elle était prête à accepter la violence justifiée. Ce qui serait à coup sûr l'objet de la question suivante, d'ailleurs. Sitôt que...

Oui, c'était ça !
La pause. Les gens qui se regardaient, hésitant.
Depuis le début, difficilement repérable vu les habits plus sobres, seuls les Racheteurs s'adressaient à elle.
De la part des Justiciers de Tepes, ou des Guetteurs du Secrétaire, pas une seule objection. Ils écoutaient, bien sûr, jugeaient, certainement, se gardaient le droit d'être ou non d'accords... Mais les deux hommes avaient non seulement transmis l'information à des partisans disciplinés, mais en plus, ils tenaient parole.
Trouver un point commun à ces deux là était assez rare pour être noté.

Et du coup, les Racheteurs se regardaient, gênés, sentant bien qu'il leur fallait multiplier les coups pour garantir les chances de leur champion, mais réalisant que, s'ils étaient les seuls à s'opposer, cela passerait pour de l'acharnement, leur ôtant toute crédibilité, et finissant par rendre chacune de leurs attaques bénéfique pour Jade.
Ils arrivaient à un blocage, préférant s'abstenir que lancer une attaque non mortelle.


Et bien moi, je reste contre.

Prononcé d'une voix douce, fluette, quasi enfantine, mais qui portait dans la salle silencieuse. Celui-là avait le sens du spectacle.

Contre le système que vous proposez. Ils attaquent votre insensibilité, votre détachement, et échouent. C'est normal : vous êtes brillante.

Blanc.
Ah.
Bon, on ne pouvait pas tout avoir, Noir avait porté ce qui se rapprochait le plus d'un coup de grâce à Geoffrey, elle avait Blanc à affronter, et celui-ci se montrait, à sa manière, aussi doué, à descendre lentement les marches, le bras tendu la désignant.


Mais c'est parce que vous êtes brillante que vous êtes dangereuse. Vous parlez de violence nécessaire, en sachant parfaitement que vous serez la plus à même de visualiser la limite. Et de faire basculer les autres, les gêneurs, du mauvais côté, lorsque cela sera nécessaire.

Bouffon ? Ah, non. Mais par certains côtés, il lui rappelait vraiment l'Arlequin. Au moins pouvait-elle y voir un symbole à réexploiter dans le futur : c'était les monochromes qui frappaient le plus fort.

Vous désirez créer un Comité sous votre contrôle, et avez une chance de le faire. Parce que vous calculez tout, et ne faites jamais rien gratuitement, car...
- Non, c'est faux !


Ah ? Cavalerie à la rescousse ? Ce ne serait pas de refus, car mis à part faire une dénégation désabusée de la tête, Jade ne pouvais pas y faire grand chose. Il frappait trop précisément pour s'y opposer efficacement, la seule méthode de protection restant de le décrédibiliser.

Elle n'avait rien à gagner à m'aider ! Il... Il me cognait. Ce sale type me cognait. Et elle, elle a prit des risques, pour moi, et bon sang, elle lui a donné une leçon, à ce salaud !

Maggy. Maggy la siffleuse, la prostituée pour laquelle elle s'était elle-même retrouvé dans la peau d'une catin. Pas pour elle, d'ailleurs, pour récupérer Markus, mais ce n'était pas le moment d'en parler.

Alors non, je ne l'aime pas... Mais je dois quand même lui dire merci !

Merci ! Merci à toi, Maggy. Oh, pas pour le "merci" niais, non, mais pour le "je ne l'aime pas", si fraichement, si franchement sorti de ta bouche.
Quoique à propos, l'intervention semblait trop belle pour être vrai, un atout caché dans la manche. Mais le "je ne l'aime pas" sonnait tellement vrai -sans doute parce qu'il l'était- qu'il balayait tout les doutes à ce sujet.
L'assaut du Blanc avait été enrayé. Ne restait plus qu'à l'écarter définitivement.


Belle histoire, mais mal agencée. De toutes façons les seuls votes négatifs comptabilisables doivent venir des membres des Comités concernés, non ?

C'était vrai, bien sûr... Et faux, quelque part. Oui, son vote négatif ne pouvait pas être compté. D'un autre côté, qu'une intervention -et là, par contre, rien ne pouvait empêcher un Kil'sinite de l'ouvrir s'il le souhaitait- semble pertinente, et elle serait automatiquement reprise par quelqu'un en ayant la possibilité si on tentait de l'écarter par un quelconque vice de procédure.

Il y eu bien, d'ailleurs, quelques "laissez-le s'exprimer !" mais lorsqu'elle fit mine d'écouter la reprise des propos, par autrui, personne ne releva le défi, et elle pu quitter l'estrade la tête haute, plutôt que de la fuir.

Un espace en bord de salle, debout contre le mur, ce serait parfait pour assister à la fin.
Elle venait d'échapper au pire -une éviction- tout en voyant s'éloigner le cas idéal -supplanter Geoffrey.
Là, selon les points de vue, on pourrait pencher plus pour l'un que pour l'autre, ou inversement.

C'était, décidément, une convention atypique, où deux personnalités se détachaient sans se départager pour autant.
Rester à savoir ce que le Secrétaire parviendrait à accomplir.

Mais en tout cas, une personne au moins avait brillamment remporté son pari : si Lhyn pensait devoir préparer un schisme au sein des Comités de Vigilance, elle avait parfaitement réussi son coup...



La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Luang 2 Nohanur 815 à 09h55
 
XXXVI. Le secret du Secrétaire.


Le Secrétaire était perturbé, mais n'en était pas moins perturbant.

Bien sûr, il était déstabilisé par les bouleversements ayant rendu son joli petit discours propret inutile. Comme il aurait été déstabilisé par une mouche un peu trop curieuse.
Mais une fois qu'on avait atteint, très vite, son maximum de déstabilisation, le bonhomme semblait arriver dans une zone d'immobilisme, où tout était égal, au point qu'un tremblement de terre ne l'aurait pas empêché de discuter avec ce petit air chiffonné qui disait "tout n'est pas pour le mieux".

La salle, une fois encore, arriva à un niveau sonore restreint. Mais cette fois, plutôt de guerre lasse : après la journée de folie qu'ils venaient de subir, l'état d'excitation permanente dans lequel ils avaient trempé, la plupart des personnes dans la salle approchaient de leurs limites physiques. Que le rythme décélère, et elles devaient se dire que, tout compte fait, elles ne seraient pas plus mal dans leur lit, au calme, que dans une salle surchauffée, entourée d'esprits eux aussi surchauffés.


Donc... Hum. Je suppose que... Vous avez des remarques ?

C'était pire qu'hier. Il affichait une telle inertie qu'on avait pas l'envie de le remettre en question. Pas qu'il soit parfait, non, juste que... On savait que ça ne changerait rien, mais qu'on aurait à souffrir de la réponse.
L'un, quand même, se lança.

Vous avez dit vouloir renforcer nos effectifs, sans les disperser. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Même pas une attaque frontale. Juste une demande de précision.

Hum. Que nous... Devrions avancer lentement. Peut-être... Hum. Ne pas recruter trop. Plutôt s'assurer... Que nos commitaires... Hum. Soient bien intégrés, avant tout.
- Vous refuseriez des volontaires ?
- Hum. Non. S'ils sont volontaires... Nous pouvons... Hum. Les accueillir. Mais il m'apparait maladroit de... D'essayer à tout bout de champ d'accroître... Hum. Nos effectifs. Vous avez du entendre parler... Des Puritains, non ? Un groupe... Hum. Très actif. Mais un destin... Tragique.
- Oh. D'accord. Alors ça va.
- Hum. Une autre... Question ?

Il fallut plus longtemps encore avant qu'une demande portant sur les répartitions des fournitures dans les différents Comités, apparemment issus d'une commande commune réalisée par quinze Comités mais où treize seulement avaient été fournis, n'émergent.
La réponse -que suite à une erreur d'adresse, les fournitures se trouvaient dans la petite salle du fond de la permanence de la porte des tanneurs- n'intéressait personne, mais c'était symptomatique de ce qui se passait : on se forçait. Hier, on pouvait se permettre un silence respectueux lors d'un discours pénible, mais aujourd'hui, c'était le temps des questions, alors on se dévouait pour poser les questions.

Plus... Hum. Personne ? Bien, bien...

Non, il n'y avait plus personne qui...
Ah non.
NON !
Ce foutu Tepes, qui avait tout basculé, faisant fusionner discours et votes... Personne n'avait envie de soutenir franchement le Secrétaire. Mais personne n'avait envie de s'opposer frontalement à lui. En l'absence de vote négatif, il remportait un consensus historique, de guerre lasse. La plus pitoyable des éclatantes victoires.


Il fallait trouver quelque chose, et vite. Mais d'une part, elle briserait alors leur accord -dont il avait respecté la part le concernant- et d'autre part, l'homme était mou, timoré. Mais ne faisait de fait pas d'erreur, il n'y avait aucune magouille à espérer. Il fallait qu'elle...

Je vote contre !
- Hum ? Plait-il ?
- Contre un individu qui fait passer ses désirs personnels avant le bien de son Kil. Contre un individu prêt à abandonner ses amis pour son propre confort. Contre un traître à ses convictions.


Les mots étaient forts, mais sans lien avec la réalité apparente. Pourtant, le Secrétaire, lui, plissait les yeux en tentant de fusiller du regard l'auteur.
Non loin de Jade, Lhyn s'était raidie, reconnaissant visiblement la voix, laissant échapper un nom dans un souffle.


Damien...

Qui... Hum. Êtes-vous pour oser ainsi... Hum. Salir mes convictions ?
- Allons mon vieil ami, on ne reconnait pas un vieil ennemi ?


Tepes, forcément. Il s'était levé, s'approchant d'un pas seulement, mais en retirant sa capuche.
De la salle, on ne devait voir qu'une silhouette banale, et des cheveux gris coupés courts.


De profil, on distinguait un visage plat, à la moustache raffinée au dessus d'un sourire tranquille. Des yeux clairs, un front haut... Un visage assez passe-partout pour quelqu'un qui était peut-être le terroriste le plus dangereux de tout le Kil'sin.
La bouche du Secrétaire se tordit en un rictus méprisant.


- Ah. V'la D. Tepes.
- Hé oui. Et il semblerait que ce soit l'heure des comptes.


Se retournant vers la salle, bras écartés, pour s'adresser à elle d'une voix forte.

- Des comptes de sang ! On vous a abreuvé d'histoires sur Claimen Vildieu -le héros, sa vie, son oeuvre- on vous a parlé des conséquences de sa mort... Mais quid des circonstances ? Comment une telle icône aurait-elle pu tomber dans un guet-apens, si elle n'avait été trahie... De l'intérieur ?

Aux derniers mots, il s'était retourné vers le Secrétaire. Tepes n'était pas un orateur, pas un tribun comme pouvait l'être Lhyn. Mais c'était un chef de guerre, un meneur d'hommes qui pouvait pousser ses partisans à dépasser leurs limites. Il n'inspirait pas une sympathie innée, mais disposait néanmoins d'une certaine forme de charisme, un magnétisme, quelque chose qui, à l'instar des grands félins approchant de leur proie, avait tendance à tétaniser celle-ci.
La salle n'était pas charmée, mais elle se découvrait, subitement, incapable de bouger le petit doigt.

Sauf le Secrétaire qui, lui, retrouvait sa liberté d'action. Et une capacité à s'énerver, sur un débit rapide, qu'il devait avoir perdu depuis ses quinze ans. Lui, l'inamovible, l'impassible, venait en un temps record d'atteindre une couleur cramoisie.


Fumier ! Tu as beau jeu, de la ramener maintenant ! Et qui nous mettait dans la mouise, hein ? QUI !? Tu cherchais toujours à l'impressionner, toujours plus, toujours plus fort ! C'est TOI qui jalousais le plus Claimen. Pour le surclasser, tu aurais fait n'importe quoi ! Au moins, une fois qu'il n'était plus là, tu as du te calmer, bête sauvage que tu es ! Et qui, hein, qui a essayé de recoller les morceaux ? Si je n'avais pas été là, elle n'aurait jamais pu...
- ASSEZ !

Elle ne les voyait pas. Pas correctement, pas à cette distance.
Mais après avoir crié dans l'amplificateur, Lhyn ne se privait pas de les fusiller du regard, dans la direction approximative, et eux, dont la vue était meilleure, ne pouvaient pas douter du message qui leur était adressé.

Lors de l'intervention du Secrétaire, les cris, les remarques avaient explosé, mais après l'éclat de Lhyn à vous percer les tympans, ce n'était à nouveau plus que murmures empressés, tentant d'analyser avec le voisin ce qui venait de se dérouler.


Les fantômes du passé ont leur place dans le passé. Ici, nous parlons de l'avenir.

Mais on risquait de parler encore sacrément du passé, dans les jours à venir. Les quatre des origines... Liés par plus que des convictions communes ?
Les Comités de Vigilance ne seraient-ils qu'une question de surenchère, pour l'amour d'une seule femme ?
Lhyn y croyait, oui... Mais les autres ? Y avait-il cru ? Y croyaient-ils maintenant ?
Cela allait enflammer les cercles de discussion, bien au delà des Comités de Vigilance, à plus forte raison parce qu'on ne connaitrait sans doute jamais le fin mot de l'histoire.
Oui, au Kil'sin, tout finissait toujours par se savoir.
Sauf quelques exceptions.


Lhyn s'avança, reprenant péniblement les choses en main, tandis que Tepes retournait à sa place et que le Secrétaire, reprenant son souffle et ses esprits, allait se ménager une place à l'autre bout de la rangée.
La Sommité des Comités de Vigilance avait un pli amer dans la bouche, réalisant sans doute que les choses étaient allé plus loin encore qu'elle ne le soupçonnait.
L'âge, la fatigue, la maladie, les contraintes pesaient sur elle. Ce qui expliqua sans doute le choix de ses mots, pas de "à mon tour" guilleret, pas de "j'espère que vous avez gardé quelques forces pour moi" espiègle.
Non, tandis qu'elle se dressait, seule, sur l'estrade brillamment éclairée, seule sa fierté la faisait tenir debout.
Et c'est sa fierté qui lui fit lancer, comme un défi, l'ultime partie de cette étrange Convention.


Je suis là. Devant vous. Qu'on en finisse !


La perfection est amorale.
 
Jade Srhaggelle
Représentant,
la Vigilance

Kil'sin  
Le Sukra 23 Jangur 816 à 16h40
 
XXXVII. Bouquet final.


Affaiblie... Mais sublime.
Dans la très égalitaire Kil'sin, Lhyn était une reine guerrière toisant ses sujets, ayant en ces instants une majesté qu'auraient envié les plus nobles des familles Kil'déennes.
Elle n'était pas telle ou telle chose, elle se contentait d'être, tout simplement, mais avec une intensité certaine.
L'attaquer en cet instant semblait être un blasphème... Mais les Kil'sinites ne sont pas forcément réputés pour leur respect du sacré, aussi la première remarque fusa-t-elle après cette étrange pause silencieuse.


Ne pensez-vous pas que cela fait un peu trop longtemps que vous représentez les Comités de Vigilance, et qu'il est temps de passer la main ?

L'accusation était courante, rituelle, presque, car Lhyn l'entendait chaque année, même si c'était surtout le cap des 3 à 5 ans qui avait été dur à passer, avant de s'imposer directement.
Ce qui le fut moins, par contre, fut la forme de la réponse.


Pourquoi voulez-vous savoir ce que j'en pense ? Qu'est-ce que vous, vous en pensez ? Vous êtes Kil'sinites bon sang ! Laissez vos opinions s'exprimer, ne demandez pas à d'autres de forger vos avis !

Ce n'était pas dans ses habitudes. Ridiculiser son interlocuteur, oui. En appeller à la fierté Kilienne, oui. Mais cette pointe de violence, de dogmatisme, était assez nouveau, et n'était sans doute pas une amélioration.

Mais mis à part quelques sourcils dressés et un instant de flottement, il n'y eu pas d'autres réactions, et le combat commença pour de bon.


La démonstration, plutôt. Car si plus personne ne fit l'erreur de poser une question gentillette, aucun ne semblait avoir non plus le courage, ou simplement le désir, de s'opposer frontalement. C'était une enfilade de questions, certaines pointues, certaines insidieuses, sur divers points un peu fragiles, mais aucune n'étant d'attaque directe. Et Lhyn, restant dans cette démarche un tantinet agressive, n'en déviait pas moins les assauts avec une maîtrise consommée des arts oratoires, les coups glissant sur elles comme la pluie sur un canard.
Il y avait des questions, des remarques, nombreuses, s'enchainant sans temps mort. A elle seule, Lhyn tenait plus longtemps que les trois principaux outsiders, tous renvoyés dos à dos.
Ce n'était pas tellement elle, qui était testée, pas après les deux premières minutes. C'était la foule qui en profitait, qui tentait de destabiliser ce monument, qui tentait de sortir du lot et de se faire remarquer.
Il est vrai que ce ne serait pas la première fois que l'auteur d'un coup plus vicieux que les autres se retrouve, l'année suivante, sur l'estrade, dans l'équipe restreinte de Lhyn -et, il n'y avait encore pas si longtemps que cela, dans son lit.

Puis finalement le flot se tarit.
Le roc qui était à l'estrade était là, certes érodé, mais encore debout, malgré le raz-de-marée qu'il venait d'essuyer. Et c'est d'une voix un peu éraillée, signe de la dureté de l'affrontement, que Lhyn posa la question.


Fini ? Tout cela pour ça ? Pas de regrets ?

Quelques rires, de la part d'une assemblée fatiguée, mais repue. Quelques applaudissements commencèrent à naître, mais avant qu'ils ne s'amplifient en un torrent signant la fin de la convention et la reconduction de Lhyn dans son rôle, elle les étouffa d'un froncement de sourcils.

Un unique vote négatif, donc.

Jade pencha la tête sur le côté, tandis que se produisait ce qu'on pourrait nommer une explosion silencieuse : de simples murmures, des échanges chuchotés avec le voisin, mais se produisant d'un coup dans l'intégralité de la salle.
La question sur toutes les lèvres était aisée à connaître : "mince, j'ai du décrocher à un moment... C'est qui, et quoi, le vote négatif ?".
Sauf que s'il était possible de tromper mille personnes une fois, il était impossible de tromper une personne mille fois. Ou même deux, selon les cas. Et, étant sûre de ne pas avoir décroché durant la dernière quasi demi-heure, Jade pouvait affirmé que personne n'avait usé de son vote négatif.

Lhyn laissa le bruit de fond enfler, tandis que les questions circulaient désormais de rangées en rangées, jusqu'à la limite de ce qu'elle savait rattrapable, comme un jongleur parfaitement conscience de jusqu'où il pouvait aller.

Oui, un. Moi. Je vote contre.

Il y a silence... Et silence.
Il y a le silence de personnes attendant dans le calme, sans parler, confortablement installées -ou pas- sur leur siège.
Et le silence de celles soudainement tétanisées, oubliant un moment de rectifier leur position, de déplacer leur pied, de regarder leur montre, et même de respirer. Le genre de silence qui fait que même un murmure reste audible par plusieurs centaines de personnes.


Contre une personne qui n'est plus apte a exercer ses fonctions.
Nous sommes ici ce soir pour déterminer lequel d'entre nous sera le plus à même d'incarner la direction que doivent prendre les Comités de Vigilance. Nous sommes ici pour nous demander qui parmi nous mérite les Comités.
Mais n'oublions pas de nous demander qui les Comités méritent-ils.
Et si je n'ai aucune certitude absolue sur cette question, je sais, en revanche, ce qu'ils ne méritent pas.


Ce n'était pas un discours de clôture. C'était un discours d'adieu. Et dans le chaos ambiant, il touchait si bien au coeur qu'il ne pouvait, lui, qu'avoir été préparé.
Peut-être avait-il un jumeau, au cas où elle aurait changé d'avis en cours de route, mais il semblait désormais évident que, avant même l'ouverture, en raison, sans doute, à l'avancement de la Convention, Lhyn avait envisagé de passer la main.


Et ce qu'ils ne méritent pas, c'est quelqu'un n'ayant plus la force de continuer à s'en occuper. Oui, tout le monde vieillit, mais la sagesse et l'expérience compensent généralement bien des baisses de capacité. Mais d'autres diminutions sont plus... Brutales. Alors oui, je suis là, devant vous, à tenir mon rang. Et sans doute le pourrais-je la semaine prochaine. Mais dans trois mois ? Dans un an ?
J'aimerais vous dire "oui", mais je n'ai jamais été très douée pour le mensonge.


Ils avaient recommencé à respirer entre temps, forcément. Mais là, quelques rires revinrent, redonnant à la foule les couleurs de la vie. Dire que Lhyn n'était pas douée pour le mensonge, c'était dire qu'un Yloataku était une petite bête fragile...

Alors je vote contre moi, car je refuse. Je refuse que l'année de plus devienne l'année de trop. Je refuse de défaire par maladresse ce que nous avons tous créé par patience et dévouement. Je refuse de devenir une icône inamovible quand nous avons plus que jamais besoin de nous adapter au monde.

Elle jetait ses dernières forces dans la bataille La fatigue se lisait sur son visage, elle puisait dans ses ultimes réserves, mais tous comprenaient, désormais, son acharnement : ce qu'elle refusait surtout, c'était de sortir par la petite porte. Qu'importe si elle devait mettre deux semaines à se remettre de cette soirée : elle tirait sa révérence, et elle la tirait bien, un fond sonore d'applaudissements se faisant entendre, sans toutefois prendre trop d'ampleur, au risque de masquer son discours.
Surtout pas qu'il restait une question à trancher...


Plus de Lhyn. D'accord. Mais qui ?

Car si la lutte pour la seconde place avait été féroce, elle restait, outre le fait d'être excessivement serrée, la seconde place.
Ils avaient tout trois joué des coudes pour se ménager plus de place au sommet, pour étendre leur influence, comme trois serviettes luttant pour nouer le cou et reléguer les autres sur les épaules, mais toutes trois risquant la déchirure si on leur imposait de prendre les dimensions d'une cape.


Demain -peu importe quand ce demain adviendra- je ne serais plus là. Mais il faut que les Comités de Vigilance restent, eux. Il faut qu'ils puissent s'appuyer sur quelqu'un capable de les faire aller plus loin.

Tout aussi problématique, ils étaient, à leur manière, complémentaires. Yeux, nez et oreilles pouvaient bien faire valoir qu'ils étaient les organes du sens le plus utile, aucun ne pouvait s'approprier facilement tout les talents du visage.

Je ne rejette aucun des votes négatifs que j'ai entendu sur les différents discoureurs. Je n'en ajouterais aucun moi-même. Tout ce que je peux faire, c'est donner un avis.

"Tout ce que je peux faire"... Du même genre que "je ne suis pas douée pour mentir". En effet, Lhyn ne s'opposait en rien aux principes fondamentaux du Kil'sin. Mais son appui était tel que, quel que soit son choix, ses partisans -ou ses futurs-ex-partisans, en l'occurrence- inonderaient les deux restant de tant de votes négatifs que cela ne changerait rien. Lhyn, dans un système où tous étaient égaux, était suffisamment "plus égale que les autres" pour agir comme un tyran installant sa dynastie.

Et mon avis est que nous devons rester tels que nous sommes, avec des motivations différentes, mais néanmoins unis.

Ce qui s’appelait un vœu pieu. Lhyn avait bien, parfaitement bien mené sa barque. Elle avait réussi à amener la Convention à un point tel que, ménageant la chèvre et le chou, équilibrant les forces dans l'ombre, elle s'arrogeait le droit suprême de choisir son successeur. Mais pour ce faire, elle avait amené les Comités au bord de l'implosion.

Avec nos opinions. Dans le respect de celles-ci, lorsque c'est possible, et le respect des principes fondamentaux du Kil'sin.

Et des failles resteraient. Il était impensable qu'ils puissent parvenir à un regroupement aussi puissant que celui que Lhyn avait conduit au fil des ans. Cela était-il le but ? "Après moi le déluge", s'arranger pour que personne ne l'égale ? Peu probable. Aussi orgueilleuse qu'elle puisse être, Lhyn était aussi pragmatique, et elle voulait la meilleure chose possible pour la Vigilance. Et peut-être la verrait-elle, dans trois, quatre, cinq ans. Mais à court terme, ce serait sur un champ de bataille que son successeur devrait faire ses preuves.

Même si le premier de ces principes a toujours été de ne pas se laisser emprisonner par les principes.

Jade sourit.
Enfin non, elle ne sourit pas, pas au sens de cette vulgaire manifestation carnée d'un sentiment fort, mais elle connut une forte bouffée de satisfaction.
Elle avait gagné.


Le choix vous appartient, et vous appartiendra toujours. Tout comme il m'a appartenu jusqu'à aujourd'hui. Des trois personnes qui se sont présentées face à vous, trois ont des qualités. Trois ont des défauts. J'ai des points de convergences avec trois d'entre elles. Et de divergence. Avec les trois. Pourtant, mon choix ne eut porter que sur une.

Ils retenaient leur souffle, persuadés que la réponse, le mot final, signerait la fin. S'il y avait bien eu une constance depuis le début de cette convention, c'était ceci : tout se joue d'avance.
Ils attendaient, ils espéraient, ils craignaient... Ils n'avaient pas compris que la réponse de Lhyn aussi douée soit-elle pour la rendre cryptique, était déjà donnée. Pas lors de cette ultime étape, à les renvoyer tous dos à dos, non : juste avant, lors des attentes des Comités. Il était normal de définir les objectifs, de s'ancrer dans l'histoire. Mais il y avait différentes façons de le faire. Mandhanne avait l'esprit d'initiative, le Secrétaire réunissait. Les Tépésistes savaient quand cesser de respecter autrui. Mais le principe premier, ce qu'il restait lorsqu'on grattait encore et encore, la liberté intrinsèque au Kil'sin, elle passait par l'adaptation. Et l'adaptation, c'était elle.

Jade, vient s'il te plait.

Ils avaient espéré, ils avaient craint... Et ils avaient eu leur réponse. En bien ou en mal, il fallait le temps de la digérer.
Alors que Jade, prête, s'avançait aussitôt pour revenir sur le devant de la scène, une seule autre personne dans toute la salle semblait avoir compris à l'avance ce qui se jouait : Monsieur Tepes laissa échapper un petit rire satisfait.

Puis...
Ce fut le chaos.
Chacun donnait libre court à ses opinions, à cet ultime coup de théâtre, produisant un boucan tel qu'un feu d'artifice tiré dans la salle n'aurait pas été beaucoup plus pénible.
Les premiers à agir furent les Racheteurs, à hurler leur frustration, à balancer de vaines accusations incapables de renverser la tendance désormais un très curieux "choix sexiste !" aidant certains à réaliser que, ah oui tiens, c'était encore une femme qui tenait les rênes. Mais dans la foulée, les Guetteurs, pas forcément trop emballés mais respectueux des traditions, et conscient qu'on leur avait demandé quelques heures auparavant de ne pas trop chahuter la personne qu'on venait de rappeler sur l'estrade, commencèrent à applaudir, en un rythme devenant rapidement uniforme. Les Justiciers, prêts à une protestation virulente et un peu déstabilisés, durent prendre pleinement consciente de la colère des Racheteurs pour se décider à manifester une joie sauvage et très, très bruyante.
Dans le public hors Comités, c'était très variable, mais quelques uns eurent sans doute la meilleure idée de la soirée en se dirigeant rapidement vers les sorties, avant que les choses ne dégénèrent.


Sur l'estrade, oeil de cyclone entouré de tourmente, Jade et Lhyn ne disaient rien, se contentant de se tenir par la main en regardant la salle.
Il n'y avait rien à dire, après tout, les deux femmes comprenant sans doute l'autre mieux que qui que ce soit d'autre dans la Cité.
Et quand bien même y aurait-il eu quelque chose à dire, lutter contre le bruit ambiant était mission impossible...


Généralement, dans un tel cas, les différents discoureurs venaient féliciter, ou au moins échanger quelques mots, avec la personne plébiscitée. Mais après un clin d'oeil complice, monsieur Tepes avait vite été englouti dans la cohue, préférant mettre celle-ci à profit avant qu'on ne se rappelle un peu trop à quel point certaines personnes voulaient lui causer. Geoffrey Mandhanne, lui, démontrait sa capacité à mener les foules dans des démonstrations de force en parvenant à organiser ce qui devait pouvoir s'apparenter à une "sortie outragée, mais néanmoins digne" de la quasi totalité des Racheteurs.
Le Secrétaire, lui, perturbé par ces bouleversements et par la cohue, attendit que le regard de Jade se pose sur lui pour lui adresser un signe de tête et quelques mots silencieux, mais exagérément articulés. "On se parle bientôt".

Bon, petit bilan provisoire.
- Les Justiciers étaient avec elle. Mais pas à elle. Le retour, même temporaire, de monsieur Tepes en pleine lumière allait exciter ceux qui n'en avaient justement pas trop besoin. A surveiller.
- Les Guetteurs étaient majoritairement avec le Secrétaire, qui était majoritairement avec elle. Mais elle allait devoir tenir ses engagements envers lui, sans avoir eu le temps d'infiltrer et de noyauter correctement l'ensemble. C'était un arrangement idéal pour l'année prochaine, là, elle n'allait pas pouvoir se permettre d'avancer couverte, et risquait de mettre deux fois plus de temps pour parvenir à l'optimum.
- Les Racheteurs étaient partis. Et pas que de la salle. A de rares exceptions près, elle pouvait les considérer comme hostile. Le tout était de savoir si cela allait se traduire par une multiplicité des petits Comités indépendants, ou si Geoffrey allait parvenir à les unir en un gros conglomérat, peut-être un "Consortium des Comités de Sécurité des Denrées Mercantiles" ou quelque chose de ce genre, un mix entre commerce et vigilance. L'assassinat était à exclure à court terme, à part pour favoriser l'émergence d'un pire, ou provoquer une sorte de guerre civile, ça ne servirait à rien.


Elle allait continuer à avoir besoin de Lhyn, ou du moins du réseau de celle-ci, avant qu'il ne devienne son réseau.
L'an prochain se profilait déjà : Geoffrey serait le principal opposant, pour sûr, et à moins qu'elle ne réussisse à faire quelque chose de ce champ de ruine, le Secrétaire pouvait aussi la mettre en difficulté.
Au final, cela avait tout d'un cadeau empoisonné.

Les gens sortaient, certains se pressaient pour venir la féliciter sans encore trop oser l'approcher, mais le bruit avait suffisamment baissé pour que Lhyn puisse se permettre quelques mots.


Alors, une envie pour fêter cela ?
- Dormir.
- Ah ça, ma chère, je crains que ça ne devienne plus problématique. Je dormirais pour toi.
- Noté.


Un cadeau empoisonné, oui... Mais elle était du genre à se mithridatiser.
Bordel... Elle avait gagné !



La perfection est amorale.

Page : 1 2

Vous pouvez juste lire ce sujet...