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Un soir d'été
 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Sukra 30 Julantir 816 à 17h58
 

La Fortune lui fila entre les doigts sans qu'elle s'en soit réellement rendue compte.

Peut-être que ça avait d'abord commencé avec ces maux de tête récurrents.
Ou bien encore, lorsqu'elle avait trébuché sur le trajet, une perte d'adresse qui ne lui ressemblait guère.
Bien évidemment, l'existence de « voix » dans sa tête – par manque d'une meilleure définition – constituait un indice assez important de son état de dégradation.

Natisha n'avait pas réellement pris ces « voix » au sérieux, car bon, on ne devient tout de même pas lanyshta un beau matin en se réveillant, ça se saurait. De surcroît, la roublarde avait toujours eu une vie intérieure colorée et était suffisamment fantaisiste pour accorder qu'elle avait bien pu créer elle-même de toute pièces ces quelques altercations cérébrales.

Il fallait pourtant reconnaître que son état s'aggravait.

La donzelle se glissa hors des draps moites dans lesquels elle avait passé une nuit agitée près d'un jeune homme encore endormi. Elle se rendit jusqu'à la petite salle écaillée et malheureuse qui lui servait de salle de bain. Une bassine d'eau froide l'attendait. Se déshabillant, Natisha commença à se rincer et à se récurer. L'eau était glacée, mais vivifiante. Critique, le visage neutre, la voluptueuse criminelle se tança brièvement dans le miroir fêlé qu'elle avait posé sur un guéridon. Il renvoyait une image fatiguée, éclatée.

La piaule misérable faisait partie de ses planques. Elle avait coutume d'en changer régulièrement et retournait rarement en arrière. Parfois, elle habitait des chambres de gîte ou d'hôtels. Le plus souvent, ses pas sans abris la menaient dans les antres rôtissant des drogueries et des salons de fumée du Sin, où elle en profitait pour écouler son stock. Il lui était aussi arrivé d'entrer par effraction dans quelque taudis, ou simplement de charmer de jeunes proies naïves sous ses caresses joviales. Elle avait de l'affection pour l'air drôlement insalubre de cette piaule, cependant.

Retournant dans la chambre, elle réveilla le beau d'un soir sans ménagement :

«  - On ne pas y passer la matinée non plus, dégage. »


Elle étudia posément l'inflation et la nervure de ses os et de ses traits tandis que son visage changeait d'expression, basculant vers une indignation teintée de colère. Son passé à côtoyer les automates de son père lui avaient appris à adorer chaque expression de chaque visage, surtout les plus contorsionnées ; raison pour laquelle, entre autre, elle se faisait un plaisir de chercher à les provoquer, un peu comme un gamin jetant des galets à la surface d'une eau calme.

Une fois la dispute conjugale rompue et le départ consommé, la contrebandière s'équipa pour une longue journée en perspective. Ces derniers temps étaient des plus difficiles. La torpeur et la faiblesse dans lesquelles elle était tombée semblait aussi détruire les dons et qualités qu'elle avait développé toute sa vie. Elle courrait moins vite, s’essoufflait rapidement. Physiquement, elle se savait incapable désormais de remporter une victoire à mains nues ; et sa grippe, sur les pommeaux de ses couteaux, lui paraissait maladroite, étrangère. Comment égorger ou éviscérer un malotru, un rival, un curieux, dans ces conditions ? Cela réduisait ses activités de contrebande à peau de chagrin. Pour l'instant, elle avait réussi à donner le change en déléguant les activités les plus difficiles à ses jeunes recrues, prétextant quelque volonté d'enseignement des jeunes.
Mais Natisha se doutait que la mascarade ne durerait pas : quelqu'un dans la Main finirait par se rendre compte de son changement d'attitude. Elle n'avait rien d'une fille patiente et calculatrice, apte à superviser de loin ; on la savait fougueuse, et têtue, toujours sur le terrain. Pire, ses jeunes pourraient bien percer à jour son petit jeu et tenter de prendre sa place. Sans parler de la possibilité que des rivaux extérieurs le remarquent. La jeune femme avait toujours su se faire des ennemis passionnés. Et le monde de la drogue ne connaissait pas les arrêts maladie des comités les plus civilisés.

L'inquiétude la saisissait à la gorge. Combien de temps allait durer cette faiblesse latente ? Ne risquait-elle pas de signer sa fin ? Elle répugnait à faire appel aux soit-disant esprits qu'elle croyait capter. L'idée même qu'on puisse percevoir ses pensées la dégoûtait. Elle avait pourtant l'intimité facile, mais cet espèce de télépathie lui paraissait dangereuse. Faudrait-il pourtant en passer par là ? Se résoudre à aller à la rencontre de ces créatures ? C'était folie. Rien ne lui garantissait de porte de sortie au-delà de ça. Ne souffrait-elle pas plus simplement d'une fièvre ?

Natisha finit de se parer, une activité toujours assez longue, et inspira un grand coup. Dehors, c'était le fracas et le bruit : il lui faudrait gueuler fort, grimacer, s'éclipser, faire disparaître discrètement les doses, en distribuer chez les clients de la Main, et participer aux votes de ses comités de choix pour assurer sa citoyenneté, tout cela sans rien faire transparaître de sa faiblesse actuelle. Mais cela ne durerait pas. Un jour ou l'autre, il lui faudrait faire face à la réalité : elle allait devoir s'entraîner à nouveau, et durement, pour récupérer des forces. Comprendre ce qu'était ce monde de lanyshtas qui rôdait dans les coins de sa conscience. Marcher, ou bien périr. Sa nature de paria ne laissait pas de doutes sur ses chances de survie autrement.

Sourire aux lèvres, Natisha s'éclipsa discrètement, laissant derrière elle, dans la piaule à nouveau abandonnée, une pince de cheveux en bois en forme de chouette et un parfum de lilas et de framboise sur le matelas usé. Elle chercherait longuement cette pince plus tard dans la journée.


 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Merakih 3 Agur 816 à 18h23
 
Un autre soir d'été, quelques jours plus tard : impossible de retrouver sa pince à cheveux. C'était un petit détail, mais suffisant pour grandement l'agacer. Qu'avait-elle bien pu en faire ?

« Aléric :  - ...il faudra passer par les égouts, ce qui nécessite toujours de graisser la patte de ceux qui les tiennent.
Modie : - On ne lésine pas sur les faveurs des égoutiers.
Vilaine :- On sortira là. Ça mène directement dans la cave de Tristemine. De là, on pourra stocker et faire facilement la jonction et l'acheminement vers les points habituels.
Natisha : - L'échoppe de Roger le Grand, et la librairie d'Ilya.  Facile.»

Elle participait distraitement aux conversations de son petit groupe, à califourchon sur une chaise, dans un recoin des Dés d'Argent. Outre la disparition de sa pince en bois taillé, il y avait autre chose qui la tracassait. Quelque chose qui n'avait rien à voir avec un détail, ni même avec les plans d'optimisation de trajet que le groupe était en train de mettre en place. Ça avait à voir avec une lettre décorée qu'elle avait récupéré au Comité postal dans la matinée. Les blasons kildariens ne laissaient guère de doute sur la nature de l'expéditeur. Il n'y avait pas d'écriture. Eustache-Honoré de Trouvefaut n'était pas un homme à écrire tout haut ce qu'il voulait négocier tout bas. Cela voulait dire qu'elle avait devoir trouver son contact au Kil'Sin, dans la fumerie des Déliés, quartier des Chaumières. Tout un programme, quand on connaissait l'endroit...

«  Modie :- Il faudrait peut être mieux couper par la rue Coupe-chou.
Gris-Nez : - Carabistouilles ! Mets pas la wassingue avant les bœufs ; wala-t-y pas que tu nous fais passer près du territoire de Craing, hein. Nan, nan, vaut mieux emprunter l'Avenue aux Coquillons.
Modie :- Ma grand-mère habite là-bas…
Vilaine :- On s'en fout de ta grand-mère. 
Aléric :- ça fait combien de kilos par personne ? Et quelle heure, déjà ?
Gris-Nez : - Un sacré paquet…
Natisha : - Fais revoir la caisse, Modie chéri, tu veux ?»


Le jeune homme au nez crochu et boutonneux traîna une petite caisse en bois auprès d'eux. Les contrebandiers étaient de deux espèces dans la Cité : ceux qui opéraient à l'intérieur des Sharss – et au Sin, ce n'était pas une occupation particulièrement dangereuse par comparaison avec les autres quartiers- , et ceux qui faisaient les liaisons extérieures. A cause des créatures et des risques inhérents à toute expédition, la seconde espèce était plus rare et plus difficile à trouver. La caisse qu'ils avaient reçu contenait des échantillons d'une drogue fabriquée clandestinement au Dara. Le fournisseur y avait gravé une série de symboles codés dont seule Natisha avait le secret, pour le moment. Elle ne doutait pas qu'Aléric, plus ambitieux que ses jeunes collègues, essayait de lui dérober la clé de lecture. Le pauvre pouvait chercher longtemps : Natisha avait couvert ses arrières avec ses fournisseurs, et il faudrait un sacré malin pour percer le cryptogramme utilisé.

Elle manipula la boîte quelques instants pour faire semblant de se remémorer le message. La tronche que tirait l'impatient Aléric l'amusait beaucoup dans ces occasions. Elle se doutait qu'il cherchait à reproduire en douce ses manipulations exagérées pour percer le secret des boîtes. Cherche toujours, mon grand…

«  - Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne »,
ricane-t-elle en mimant un air mystique. La référence passa largement au-dessus des têtes peu éduquées de ces kilsinites bandits, plus actifs lorsqu'il s'agissait de détrousser la ribaude que de suivre leurs classiques. Elle soupira. A ce propos, un objet oblong retomba brusquement à l'intérieur de la boîte. Surprise, Natisha le retira d'une main experte. C'était un livre relié. En pensant au loup...

« Natisha : - D'où ça sort, ça ?
Modie : - C'est moi qui l'ai trouvé. Lors du dernier casse. Ça traînait sur l'étagère et j'en avais besoin pour caler les roues du chariot.
Aléric : - Et qu'est-ce-que ça fout là ?
Modie : - Bah, j'ai trouvé que ça faisait cool, quoi. Comme presse-papier. Ça tassait bien les petits paquets à l'intérieur, voyez, pour éviter que ça s'éparpille…j'pensais le donner à grand-mère...
Gris-Nez : - Mais qu'il est con…
Natisha : - Putain, Modie, c'est le recueil unique de poésies illustrées d'Ysemine et Vaurien, écrit par…. »


A la tête inquiète de Modie et perplexe des trois autres, la contrebandière s'arrêta net. Il n'y avait aucune chance que ses compères aient jamais entendu parler de Vernon Pierre, un auteur classique de la littérature kilsinite. Pire, si jamais l'un d'eux réagissait, ce serait pour connaître le prix possible de revente d'un ouvrage dont elle pouvait déjà estimer la demande à plusieurs centaines de cailloux, à vue de nez. Elle avait toujours bien aimé les belles choses et les beaux livres, et même si elle n'était pas exactement une protectrice des arts ou une grande philanthrope, l'idée que l'unique édition du travail de Vernon Pierre finissent entre les mains grasses et boutonneuses de Modie comme cale de chariot la faisait bondir intérieurement. Elle prit note pour elle-même de tenter de trouver l'adresse de Vernon pour lui faire parvenir son œuvre.

«  Natisha : - Laisse tomber. Tu vas écraser nos putains de produits avec. Est-ce-que tu réfléchis, des fois ? Tu sais combien d'alchimistes kildariens ont perdu leurs sourcils et leurs doigts pour te concocter un truc aussi pur ? Et toi, tu fous un vieux truc plein de pigments dessus ! Avec la chaleur, on pourrait bien ruiner l'échantillon. Ce sera ta faute. »

Elle saisit le bouquin sévèrement, et balança la boîte à Modie. Le tour de passe-passe semblait avoir fonctionner. Ces moments flottants lui rappelaient à quel point son identité était double. Ni l'une, ni l'autre. Elle ne ferait jamais partie des Dessous, pas avec la même authenticité qu'un ambitieux Aléric ou qu'un futé Gris-Nez...elle le sentait en cet instant profondément. Mais pas plus ne ferait-elle partie du monde de Trouvefau ou de Sarif Bel-Ami... Le plus important était que les autres ne le remarquent pas.

«  Aléric : - Et sinon, pour l'horaire ? C'est à l'aube, c'est ça ? C'est à dire vers cinq ou six heures ?
Natisha : - Après que les poules se soient réveillées, Aléric. Dans deux jours. Ça vous laisse le temps d'aller démarcher les revendeurs et de briefer nos coursiers.
Vilaine : - Où est le stock ?
Natisha : - Ce tunnel, là, sur le plan. Attention, des petits malins ont inversé le Code dernièrement, probablement après ce fiasco il y a quelques mois, histoire de troubler les eaux.
Gris-Nez : - Il faut les inverser avec ce chtiot outil, là... »


Le vétéran – c'est à dire le seul contrebandier du groupe à avoir dépassé les vingt-huis ans – sortit un outil de géomaître imparable de l'époque : une série de cordes tendues qu'on pouvait ajuster en rapport à des droites pour mesurer les inclinaisons des bâtiments. En bref, un truc pour mesurer les angles. Natisha regarda le trentenaire faire sa démonstration. Les symboles étaient inversés sur un certain angle, susceptible d'être modifié par les comités officieux des marchés d'évasion.

« Modie : Faudra s'en rappeler…
Aléric : C'est pas vraiment compliqué.
Natisha : Je crois qu'on en a fini pour ce soir. Aléric, Gris-Nez, vous rencontrez notre gars dans deux jours au point de rendez-vous. Les autres, on reste sur le retrait, vous gardez vos armes à portée de main mais vous ne faites pas les malins. On planque, on retire, on distribue, la normale, quoi. Clair ? »


Il fallait encore régler quelques détails. Par exemple, Aléric voulait savoir quels seraient les prochains contacts avec importateur. Essaye de me doubler, petit con, et je te balance par-delà les Murs, songea Natisha en lui rappelant qu'il n'y avait qu'elle avec qui acceptait de traiter son contact. Vilaine voulait avoir des nouvelles du prochain contrat d'évasion – des ressources risquées que la Main d'Argent devait envoyer dans les autres Sharss, ce qui impliquait un passage vers l'Extérieur en pleine nuit – pas de quoi rassurer ni Vilaine, ni Natisha, en fait.

Cependant, le groupe parvint à un accord et se sépara petit à petit. Gris-Nez partait faire ses jeux aux dés, Modie probablement essayer de se faire lustrer par quelque accorte damoiselle, Aléric irait baver dans un coin en rêvant de grandeur, Vilaine rentrerait discrètement chez ses parents, et Natisha devrait prendre une sacrée cuite à l'ippini à la fumerie des Déliés.

D'ailleurs, elle allait commencer à boire ici, pour se préparer mentalement, car elle savait bien à quoi s'attendre aux Déliés. Une planque de camés qu'elle participait à fournir, ironiquement….et on ne pouvait guère y entrer sans accepter de boire l'ippini d'entrée, un breuvage fait à partir d'une plante triturée alchimiquement et devenue hautement hallucinogène lorsque le vigile vous l'enfonçait dans le fond du gosier comme tarif d'entrée. D'ordinaire, l'impétueuse Natisha ne se laissait pas impressionner par la perspective de passer une nuitée dionysaque sous le signe du délire, mais savoir que ce serait là que lui serait révélé le message de Trouvefaut l'irritait.

Cet endroit de vapes et d'abandon de soi était un refuge parfait pour le messager débile et défoncé de Trouvefaut, quoi que l'énigmatique kildarien lui veuille, à elle et à sa famille…elle le saurait, malheureusement, bien assez tôt.


 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Vayang 5 Agur 816 à 00h34
 


Quelques heures plus tard, voilà Natisha s'approchant de l'entrée des Déliés. Il faisait une nuit très calme, la lumière était pâle. Des noctambules à son image s'avinaient près des portes d'entrée. La bâtisse n'avait pourtant, de l'extérieur, rien d'exceptionnel. Il s'agissait d'une chaumière assez large, au toit rouge, décorée d'un petit signe représentant deux personnages sans visage dansant en rond, les mains serrées. Cette présentation sommaire et un peu enfantine faisait fuir, en général, les clients les plus perturbateurs. Les Déliés se voulait un refuge pour tout ce qui délire et rêvasse dans le Sin, et ça représentait, en plein coeur de la nuit, un sacré paquet de personnes. Heureusement pour Natisha, les Déliés n'était pas la seule fumerie du quartier et elle n'eût pas à attendre longtemps pour rencontrer la vigile, une grande femme athlétique aux yeux perçants.

«  - Tu connais le prix d'entrée ?
- Je le paierai.
- Bien. »


Natisha échangea rapidement de la monnaie avec la vigile. Sans rien dire de plus – les Déliés ne faisait pas dans le bavardage et le bruit -, la vigile lui tendit un bol. Natisha le prit de ses deux mains. Le contact était bouillant. Le breuvage exhalait une odeur affreuse, qui évoquait l'herbe grasse et pourrie, les champignons, la moisissure. La roublarde se retint de renifler plus avant la fumée répugnante de l'ippini. La simple odeur du parfum lui faisait déjà tourner la tête.

La vigile la tança d'un œil critique tandis que Natisha renversait la tête pour boire d'une traite l'immonde boisson. Elle se bénit d'avoir eu la présence esprit de ne rien manger ce soir. La vinasse qu'elle avait avalé aux Dés avant de partir lui avait au moins assez acidifié les papilles pour que l'arrière-goût amer de l'ippini ne lui reste pas trop longtemps en bouche. La jeune femme s'arc-bouta soudainement, secouée d'une vilaine toux. Le prix d'entrée : ne pas dégobiller son ippini fraîchement avalé sur les pavés, comme les badauds, l'air hagard et épouvanté, qui s'étaient assis un peu plus loin pour digérer leur erreur de jugement…

Au terme d'une lutte douloureuse de plusieurs minutes entre son œsophage et l'ippini, Natisha Bel-Ami parvint à relever le buste et à ravaler la boisson insipide. Sa figure avait pris une très laide teinte jaunâtre et elle pinçait nerveusement ses lèvres.

«  - Merci, » croassa-t-elle d'une petite voix.

Aussi arrogante qu'elle pouvait l'être, la morgue créature n'avait pas de quoi être très fière après cette rapide ingestion. L'ippini avait l'intérêt de cogner fort et vite ; fort heureusement, les nausées se dissipaient dans l'heure suivant la première prise. Quant à l'effet psychoactif du breuvage, il pouvait durer jusqu'à douze heures, parfois...une vraie partie de plaisir, du moins lorsqu'on aimait rester allongé sur un canapé en délirant sur l'origine de l'univers et de son moi intérieur pendant des heures entières. Le comité qui gérait les Déliés parlait de connexion au grand Tout et au cosmos, ce genre de choses. La vigile se poussa pour la laisser entrer dans la bâtisse. Natisha tituba à l'intérieur, se réceptionnant contre un mur recouvert de coussins et de douces tapisseries colorées, aux motifs chatoyants et...ondulants. Elle n'était déjà plus très vivace.

« - Aaaaaah »
, soupira-t-elle de joie. C'était si merveilleusement doux ! Pendant quelques minutes, Natisha se frotta la tête contre les coussins doucereux à la manière d'un chat. Un peu plus loin, divers personnages représentatifs du Kil'Sin n'en menaient pas beaucoup plus large….l'un d'entre eux criait quelque chose concernant des lézards et des reptiliens. L'ippini était une drogue salement hallucinogène, le genre à vous exploser la cervelle sans demander son accord d'abord à votre conscience. Il fallut quelques instants à Natisha pour se rappeler de la raison première de sa venue ici. Le messager de Trouvefaut. Saleté.

Elle avait anormalement chaud et soif. Essayant de se focaliser sur la carte à l'héraldique kildarienne dans sa poche, Natisha se força à avancer dans le couloir, enjambant difficilement différents clients hébétés. Le couloir donnait sur une grande salle agréablement fraîche. Une dizaine de krolannes y était affalée, dans des états plus ou moins avancés et plus ou moins dénudés. Une vingtaine d'autre s'étaient regroupés autour de musiciens tout aussi éméchés qu'eux, et dansaient de manière étrange, comme balancés uniquement sur la plante de leurs pieds. Certains paraissaient discuter presque normalement, ou se tenaient timidement la main. Comme dans la majorité des fumeries de ce type, on trouvait des coins généralement lourdement voilés où se produisaient des échanges discrets, pas toujours de très bonne foi. Les couleurs, en particulier, lui apparaissait avec une tonalité très vive. Elle aurait pu jurer que ce violet vif serpentait tranquillement vers cette vieille femme allongée, la nuque renversée ; elle en retint un frisson. La musique, aussi, bourdonnait dans ses oreilles, avec des accents exotiques qu'elle était sûre de ne jamais avoir entendue auparavant. Ça faisait un bruit ambiant, un peu dansant, un peu délirant, très strident, quelque chose qui sonnait comme ça. L'air lui donnait envie de rejoindre le petit groupe, de partager leur danse lascive et dodelinante.

Il lui fallut un second effort de volonté pour dévier sa course. Plus tard. D'abord, il lui fallait trouver le messager. Elle ne lui connaissait pas d'autres noms, d'ailleurs. Il était simplement cela : un messager.

Elle le trouva à sa place habituelle, derrière une tenture qui formait de très jolies arabesques platine. Cela lui demandât un gros effort de se rappeler que la matière n'était pas réellement solide pour oser traverser la tenture. Le jeune homme aux yeux de crapaud qui se trouvait accroupi derrière releva une tête globuleuse à son approche, et agita une langue ophidienne sur ses lèvres fines, se déplaçant sur les coudes et les genoux pour se rapprocher par à-coups. Une petite table basse striée de dessins inexplicables les séparait.

« - Nati, Nati, Nati-chat-chat-chat. Chapeau de paille, chapeau de paille...paille à… paille à...à quoi . ..CHUT ! Chut, je le savais ! » Ses mains extrêmement maigres sursautaient par à coup. Il paraissait fébrile. Comme d'habitude, elle dût réprouver un sentiment de malaise et de dégoût en apercevant le corps tatoué, squelettique, et la figure blafarde et ophidienne du camé. Il y a bien longtemps, le Messager avait peut être été quelqu'un d'important. Elle avait cru comprendre qu'il avait été le fils adoptif de Trouvefaut. L'ancien scientifique avait de toute évidence mal tourné à force de mauvaises fréquentations. Il avait dérivé, à peu près au même âge que Natisha, vers des lendemains plus audacieux qui s'étaient soldés en cette carcasse déliée et incohérente. Paradoxalement, ses déboires avaient permis au Messager d'acquérir une mémoire quasi-parfaite, et Trouvefaut l'employait encore pour négocier avec ses rares contacts. Par pitié, peut être, ou simplement pour en retirer le macabre amusement de savoir qu'il mettait nécessairement ses contacts en douloureuse situation pour parvenir jusqu'à lui…

«  - Trouvefaut m'a laissé un message »
, articula-t-elle péniblement. Pas de flagornerie dans sa voix, cette fois. Le Messager la répugnait bien trop pour ça.

Le camé émit un son bizarre qui devait être un rire, et il grouilla sur la table de ses mains fines et spasmodiques. La vision incompréhensible signalait qu'il ne restait plus beaucoup de temps à Natisha avant que l'ippini lui fasse totalement perdre ses moyens et sa cohérence.

«  - C'est vrai, il l'a fait, il l'a fait...Il m'a dit...dit-dit-dit-direction, tion, tion, et puis c'est quoi après, je l'avais là pourtant... »


Elle perdait patience. Elle tenta d'attraper l'épaule du camé pour le secouer, mais ce dernier s'évada , et se recroquevilla en couinant dans un coin.

«  - Non ! Pas touché ! Pas touché ! Gentil, gentil, je suis gentil…
- Dis-moi ce qu'a dit Trouvefaut !
- Chat-chat-chat… »


Le Messager n'était plus guère bon à sa fonction. Impatiente, Natisha parvint à attraper son bras et le força à lui faire face, une vision dont elle se serait bien passée. Le messager la regarda, ou plus exactement regarda quelque chose à travers elle que seul son esprit bouffé par l'ippini pouvait percevoir. Il couina de plus belle, et gargouilla d'effroi. De la morve coulait de son nez blanchâtre. Natisha resserra sa prise, dégoûtée.

«  - Où ? » articula-t-elle difficilement. Elle n'avait qu'une envie, c'était de sortir de cette alcôve et d'aller rejoindre les autres, là où les couleurs tombées du ciel dansaient joliment. Trouvefaut. Il fallait se concentrer sur Trouvefaut d'abord.

« - Il a dit dans une semaine, c'est ça, une semaine, à la guitoune. Le vol du Lusitania à destination du Dara. Le billet est déjà réservé, aller-retour, au nom de Priss Bel-Ami. Le vendeur, il s'appellera Marcio Lutoni, et le numéro, c'est le 13...le 13. C'est à la station de transport, il y a deux-cent-soixante-treize planches de bois sur la cabane, je les ai compté, et il y a cinq-cent-quatre-vingt-treize marches sur l'escalier qui va tout en bas, tout en bas... bas-bas-bas-bal d'été…
- Arrête ! C'est bon...merci…
- Si, si, si,...silence ?! »

Le camé était retourné dans son monde intérieur, que la jeune femme ne tenait pas spécialement à partager. Elle tenta d'émerger de l'alcôve, s'y reprit une seconde fois. Merakih, la semaine prochaine, la guitoune, le vol...le noter quelque part, rapidement, s'en rappeler...Tout ça pour mettre la main sur Trouvefaut...trouve-faut...comme un faux-semblant ? A quoi pensait-elle, déjà ? Le vol…est-ce-que les lanyshtas pouvaient voler, tiens ? Avoir des ailes ? Ce serait drôlement bien, comme sensation.

Natisha se traîna vers le groupe dansant, qui maintenant lui paraissait démesuré, une ronde primitive et archaïque venue de la nuit des temps, peut-être du Grand Tout. Toujours cette espèce de musique incompréhensible qui tapait dans son crâne, tandis que l'ippinni modifiait ses réceptions sensorielles, motrices, cognitives. Plus que quelques heures à traîner, avant de se réveiller avec un sacré mal de tête….




 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Matal 9 Agur 816 à 23h22
 
Il faisait une chaleur écrasante. Et ce n'était pas une façon de parler. Ceux qui n'avaient pas à faire dans la rue s'étaient retranchés chez eux, ou dans des espaces ombragés de discussion désormais surpeuplés. Les mouches elles-mêmes paraissaient peinées à bourdonner au-dessus des étals. La chaleur engluait tout, pénible euphorisant. Au loin, seul point volant et léger : la guitoune élancée du transport motorisé du Sin.

Là où Natisha adorait ces temps d'été interminables où même la pensée se meurt, la jeune Priss, elle, préférait les bises vivifiantes des temps froids. Aussi détestait-elle savamment (mais froidement, attention) chaque seconde passée à attendre son transport. Ce fût avec soulagement qu'elle parvint enfin à monter à bord du Lusitania. Elle ajusta ses lunettes rondes et la veste sobre et élégante qu'elle s'était procurée pour ces négociations. Un Bel-Ami devait, en toutes occasions, faire bonne figure.

Priss : c'était le nom que s'était donné l'alter-ego de Natisha. Ce n'était pas une seconde personnalité ou une élucubration fumeuse de son esprit ; mais une identité secondaire, appréciable, dans laquelle elle aimait parfois se glisser pour conduire ses affaires personnelles. Là où Natisha était une vilaine fille, Priss était une oie blanche. La fille sage. Ennuyeuse à mourir, quoi. Et sérieuse. Si sérieuse ! Priss ne jouait pas de son charme. Priss ne parlait pas aux inconnus. Priss comprenait le sens des mots « thermodynamique » et « circonvolution. » En somme, elle présentait bien, pour un public averti, quoiqu'à sa manière elle n'était pas moins archétypale que son pendant plus vulgaire. D'ailleurs, peu parmi ceux qui avaient côtoyé l'extravagante contrebandière l'aurait reconnu dans cette attitude fluide et sévère.

Il fallait bien ça pour négocier avec Trouvefaut, quoi que ce dernier lui veuille...après ces derniers jours passés à se remettre de sa cuite mémorable à l'ippini, mieux valait que ce qu'il ait à dire soit intéressant.

Après avoir fait contrôler son ticket, Priss se dirigea vers la cabine qu'avait réservé le scientifique kildarien. Ce dernier bénéficiait d'une certaine fortune qu'il parvenait à maintenir de par ses multiples investissements dans son quartier d'origine. C'était un vaporologue important, à sa façon, et influent dans les domaines qui y étaient liés. Trouvefaut adorait sa personne et en conséquence il adorait les espaces privés, où il pouvait s'enfoncer dans une complaisante observation de ses propres pensées. La foule, cette « commune vulgaire foule de traîne-misère », le débectait. C'était la raison pour laquelle il n'acceptait que rarement de rencontrer ses contacts à l'extérieur, et plus encore de sortir de chez lui ou de ses cabines privées. Il effectuait la plupart de ses tâches relationnelles à l'intérieur de ces vaisseaux motorisés, à l'abri des villes qu'il trouvait « sales », et entouré de ce qu'il aimait le plus : son chat persan à poil longs, sa perruche, son domestique, son fauteuil préféré de cuir, et bien sûr sa réserve personnelle d'alcools forts et rances.

Priss traversa le Lusitania après avoir pris connaissance de la topographie générale du bâ timent. Il y avait un certain nombre de passagers, principalement des gens qui lui parurent jeunes. Elle les dépassa avec désintérêt. Il avait été suffisamment difficile de libérer le temps de cet aller-retour ; ses activités à la Main ne lui permettaient guère de folâtrer tous les jours.

Arrivée à hauteur de la cabine indiquée par le Messager, elle eût à peine le temps de frapper à la porte que déjà cette dernière s'ouvrait déjà. Une majordome (dame?) d'une cinquantaine d'années, le visage tiré à quatre épingles et le dos raide, se tenait derrière l'entrebaîllement. Ses cheveux grisonnant étaient rabattus sur sa nuque et des yeux verts d'une étonnante lucidité la dévisageaient de façon peu amène.

« - Mademoiselle Bel-Ami, Mr.Trouvefaut m'a dit qu'il vous attendait. Si vous voulez bien entrer…
- Merci, Alinoska. »


Alinoska baissa la tête sans rien dire pour laisser passer la fille de Sarif Bel-Ami. Elle s'effaça discrètement pour préparer un plateau de rafraîchissements, auquel ni Trouvefaut, ni Bel-Ami ne toucheraient, comme d'habitude.

Le maître des lieux était assis derrière un bureau acajou. Ilredressa la tête vers elle à son entrée, et se déplia pour venir la saluer. « Déplier » n'était, en ce cas précis, pas un mot exagéré. La bête était impressionnante : un cou de taureau, presque deux mètres de chair épaisse, un crâne jovial rasé de près et une peau rougie par on ne sait quel soleil, vu son caractère sédentaire. Les manchettes de la chemise de soie du scientifique paraissaient démesurément serrées sur ces avant-bras, qui n'auraient pas déplu à un boucher. Son veston noir et or était en accord avec l'ameublement de la petite pièce : trois fauteuils recouverts d'un tissu noir, une bibliothèque feutrée, et un pendule doré qui battait les secondes sourdement. La régularité grave de cet objet fixe déplût aussitôt à Priss-Natisha. Elle couvait une haine infinie pour les gens qui appréciaient les montres à gousset et pour les horloges en général. Quelque chose dans le battement des aiguilles lui donnait l'irrépressible envie de prendre un gros marteau et de tout casser autour d'elle.

« - Mademoiselle Bel-Ami, c'est un plaisir de vous retrouver. Vous avez fait bon voyage ?

Bien que d'origine kildarienne, Trouvefaut parlait les trois patois avec excellence. Il lui avait toujours parlé en patois kilsinite, affichant par là une certaine suffisance.

- Très bien, Eustache-Honoré. Mais quelle chaleur !
- J'ai ouï dire que l'astre solaire n'était guère clément. Une raison de plus de vous remercie de votre venue. Prenez place, je vous prie. 
- Merci. »


Dans un tel environnement et avec un tel échange de platitudes, Natisha aurait depuis longtemps bondi et sorti les griffes. Priss, elle, gardait la tête froide. Trouvefaut était un homme à cérémonies : il ne fallait pas brusquer ce méticuleux mimétisme des belles œuvres et de l'aristocratie kildéenne qu'il avait mis au point. Il en prendrait ombrage. Priss n'avait aucun intérêt à s'aliéner ce précieux partenaire.

«  - Je suis navré pour ce message que j'ai dû vous envoyer. Il était sans doute fort abrupt. »

Priss se rappela avec mauvaise humeur son passage aux Déliés. « Abrupt » ne commençait même pas à décrire le sentiment que lui inspirait chaque rencontre nécessaire avec le Messager.

«  - Mais un...incident est survenu dont il fallait absolument que je vous fasse part. »

ça, par contre, c'était nouveau. Tandis qu'Alinoska déposait des macarons devant eux et leur présentait, en vain, un des énièmes whiskeys rarissimes et coûteux qu’affectionnait le scientifique, Priss tendit l'oreille. Trouvefaut chercha rapidement son regard, s'assurant de son silence attentif pour poursuivre son récit.

«  - Une des caisses que je faisais transporter pour les travaux de recherche de votre père a subi des avaries sur le transport. Les douanes l'ont alors remarqué et saisi.
- Que contenait ce chargement ? »

Eustache-Honoré Trouvefaut fit un geste vague de son impressionnant poignet. Le pendule retentissait sourdement. «  - Des ressources de production pour ses mannequins. »

Une façon de dire : tu n'as pas à le savoir. Priss resta impassible, malgré la tentation qu'elle éprouvait de tirer les vers du nez tordu de son interlocuteur. Son histoire n'était pas nette : ceci dit, l'homme lui-même n'avait jamais été net. C'était ce qui arrivait quand on fréquentait un vaporologue outre-scientiste…

«  - Les biens ont-ils été saisis ?
- Non, non, évidemment. »
Un infime plissement des lèvres. « - Nous avons trouvé un...arrangement. 
- Mon père n'est pas au courant, je présume ?
- Sarif ? Ah ! Non, il n'a pas à le savoir. Votre père doit se focaliser sur son travail. Comment avance-t-il, d'ailleurs ? »


Priss lui adressa un sourire doux et hypocrite. Sarif et Trouvefaut étaient d'anciens amis, liés par leur pratique scabreuse des sciences et leur obsession compulsive concernant l'automatisation des corps krolannes. Leur amitié s'était tarie depuis quelques années et ils ne communiquaient plus qu'à travers Natisha, qui servait d'intermédiaire pour régler leurs échanges d'informations et de ressources, et de façon générale pour régler tout problème. Un rival trop curieux, une recette mise au point quelque part qu'il fallait aller dérober, ou quelqu'un de gênant dont il fallait se débarrasser...voilà pourquoi elle avait été éduquée, et depuis longtemps.

«  - Nous sommes proches d'une solution concernant le problème de la production d'épiderme régénératif.
- Bien, bien.
- Il est certain que les ressources que nous devrions recevoir de votre part mettront un terme aux derniers points problématiques de notre expérience.
- Parfaitement. Je ferais en sorte d'acheminer au plus vite tout ce dont Sarif a besoin. C'est d'ailleurs l'objet de votre visite, jeune demoiselle. »


Natisha l'aurait probablement étranglé.

«  - Suite au contretemps que je vous évoquais plus tôt, j'ai pris les mesures nécessaires pour effectuer un remplacement. Malheureusement, nos efforts de persuasion sur les douanes vont de pair avec un arrêt temporaire de mes activités de passage sur celles-ci ou vers votre père. Disons que nous avons attiré une attention concurrente dont je vais, bien sûr, me charger. La caisse est donc restée dans un entrepôt du Kil'Sin. Il faudrait que vous vous chargiez de l'amener à votre père de ma part. Discrètement, bien entendu. Je vous le demande comme une faveur dont je vous serai redevable.»


Mais qu'est-ce-que Sarif pouvait bien trafiquer qui oblige son camarade à tourner autant autour du pot ? Les justifications de Trouvefaut lui paraissaient curieusement alambiquées.

«  - Je ne suis pas sûre de bien comprendre. Comment une de vos cargaisons a-t-elle pu se retrouver bloquée au Kil'Sin ?
- Une malheureuse chaîne d'infortunes, jeune fille. »
Le géant essuya de sa manche la sueur qui perlait sur son front rougi. Ses doigts boudinés revinrent se poser sur les accoudoirs en velours brodé. «  - Rien qui ne doit vous tracasser. Les ressources pour votre père n'iront guère loin toute seule, cependant. Aliska va vous communiquer l'adresse et...et ces choses-là, dont vous avez besoin. »

Trouvefaut lui adressa un sourire poli.

«  - Encore une fois, mademoiselle Bel-Ami, je vous adresse mes plus plates excuses pour ce contre-temps. Veillez à les transmettre à votre père.
- Mademoiselle…, »
murmura Alinoska derrière son épaule en lui tendant un papier.

Il était écrit « entrepôt de boucherie des frères Ajizan, allée des Chats Bossus. Sous-sol. Cinquième pile. Cargaison scellée et fragile. Poids conséquent. » Priss enregistra les informations et glissa le document dans sa veste. Elle s'en débarrasserait plus tard.

«  - Il nous reste encore quelques heures à passer avant que le Lusitania ne parvienne à destination et que vous repartiez chez vous. Souhaitez-vous boire quelque chose ?
- Non, merci.
- J'insiste. »


Comprenant qu'elle n'avait pas son mot à dire, Priss laissa Alinoska lui donner presque de force un verre en cristal à peine rempli d'une liqueur probablement trop forte pour avoir le droit d'exister.

«  - Peut-être pouvons-nous passer le temps en discutant, mademoiselle Bel-Ami ? Je serais très curieux d'en apprendre plus sur les travaux de votre père. Vous n'avez guère été prolixe en détails, après tout. Comment avance le projet Gen-ève ? »


 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Matal 16 Agur 816 à 18h09
 


«  - Comment avance le projet Gen-ève, papa ? 
- Lentement. Outre la question de l'épiderme et de la capillarité, il nous reste encore à régler les détails liés à la reproduction de la circulation sanguine. »
Sarif Bel-Ami secoua la tête, perdu dans ses pensées.
« - La peau et le sang, ma fille : voilà ce qui est le plus profond chez le krolanne. Qui l'eût cru ? On peut imiter le mouvement du coeur – ce n'est, après tout, qu'une grosse pompe. Reproduire un appareil digestif. Créer des poupées qui dansent ou des pantins articulés capables d'exécuter des gestes basiques. Le système sur lequel est construite Gen-ève n'est pas un problème : nous le maîtrisons, malgré sa complexité. Mais la surface des choses, voilà bien le plus grand des obstacles... 
- Et la solution qu'avait proposé Edgar ? 
- Il faudrait pouvoir l'améliorer. L'hydrofluide évite en tout cas une perte et un asséchement trop rapide de l'épiderme extérieur. A long terme cependant, elle n'est pas suffisante pour que le pantin puisse être confondu avec un krolanne. Sans même parler de notre ambition finale : développer la parole...Mais une chose à la fois.  »


Natisha acquiesça. Après son entrevue avec Trouvefaut, elle avait laissé s'écouler quelques jours avant de retrouver la cargaison qu'il lui avait indiqué. Pour une contrebandière, ce n'était pas un trop gros défi que de se trimballer ce genre de marchandises discrètement. Mais entre sa mutation en lanyshta, la gestion de ses affaires à la Main d'Argent, les ambitions d'Aléric, et les problèmes que lui soulevaient Trouvefaut, ces dernières semaines avaient été épuisantes. Elle reprit une gorgée de vin pétillant pour accompagner le veau laqué aux asperges qu'avait cuisiné Edgar pour son arrivée.

«  - Si tu as les plans et les formules, je peux regarder pour toi si je trouve un produit plus productif. Tu peux me passer le sel ?
- Bien sûr.»


Sarif Bel-Ami et sa fille étaient en train de déjeuner dans la salle à manger de leur demeure. Bien que Sarif était un personnage connu dans certains cercles du Sin- particulièrement ceux qui avaient trait à l'université ou aux sciences -, son caractère asocial avait fait de lui un lunatique marginal aux yeux de la population. Il avait essayé de vivre aussi éloigné qu'il le pouvait des quartiers centraux du Sin. La périphérie lui convenait très bien. L'homme ne parlait guère à ses compatriotes et la possibilité d'une vindicte flottait sur sa tête comme une épée de Damoclès. Ce triste sort lui avait pour l'instant été épargné, sans doute parce que les habitants appréciaient un doux foldingue quand ils en voyait un. Dans le genre cramé du ciboulot, Sarif se posait plutôt bien, mais il restait inoffensif. Ancien marionnettiste, il s'était reconverti dans la mécanique biologique dans l'espoir de produire une entité automate capable d'être confondu avec un krolanne. Cela faisait vingt ans qu'il consacrait sa vie à cela.

La résidence dans laquelle avait grandi Natisha était exceptionnellement luxueuse pour les goûts plus égalitaires du Sin. D'inspiration kildéenne, l'architecture restait sobre, mais offrait un immense jardin et des entrées protégées et surveillées. Sarif et Edgar employaient de surcroît des hommes et des femmes issus de l'école kildéenne du Locus Solus. Sous leur air austères et paisibles, ces majordomes et jardiniers bénéficiaient aussi d'une éducation d'hommes de main ; Sarif souffrait d'une paranoïa aiguë. Il était convaincu que des concurrents mal intentionnés cherchait à percer ses secrets de production et à lui dérober son travail. Jusque là, ses employés avaient eu raison de quelques cambriolages rapidement avortés et, à quelques occasions, de comités en colère qui ne partageaient pas les vues scientistes de la famille. Le tout s'était résolu sans aucune violence.

Tout l'édifice de recherches et de confort sur lequel reposait l'existence de Sarif et qui avait vu grandir la petite Natisha s'appuyait sur Trouvefaut. Outre l'aide et l'appui de Trouvefaut, le chercheur bénéficiait de plusieurs investisseurs, principalement étrangers, qui s'intéressaient aux applications concrètes de ses travaux. Natisha les avait parfois rencontré ; certains étaient restés anonymes. La passion de Bel-Ami pour les automates, marionnettes, mannequins et autres pantins attisait en général la curiosité, et plus jeune, le chercheur avait participé à quelques expositions à ce sujet. Plus pragmatiquement, ses travaux avaient permis de mettre au point des prothèses anatomiques qui trouvaient un certain marché chez les mineurs, bûcherons et autres artisans manuels vulnérables. « Un pied-de-bot Bel-Ami, c'est pour la vie ! » disait la comptine.

Sarif n'était plus tout jeune. Mais le temps ne semblait pas avoir de prise sur lui. Il faisait partie de ces krolannes qui vivent d'une seule obsession, qui les consume intellectuellement mais leur confère cependant une étrange dynamique physique. Très grand, mat de peau, le visage fin, il possédait un certain charisme, à sa façon misanthrope et compulsive. De complexion peu expressive, Sarif Bel-Ami ne faisait pas dans le sentimental ou le relationnel, et n'hésitait pas à le faire remarquer aux importuns qui se risqueraient à le déranger. Il n'acceptait que deux personnes auprès de lui : Natisha, qu'il avait élevé, et Edgar, son compagnon de recherche et amant occasionnel. C'était à peine s'il adressait un mot à ses employés. Quant à Edgar, bien que fin cuisinier, il ne venait jamais aux repas de famille. Tout aussi timbré que son père, Edgar ne quittait presque pas leur laboratoire commun, au sous-sol – dont l'entrée lui était interdite depuis qu'elle avait abrégé ses études pour vivre ce que son père appelait pudiquement et avec dégoût « une petite année sabatique ». Bel-Ami restait convaincu que sa fille verrait la raison et retournerait travailler avec lui, loin de ce monde extérieur et de sa kyrielle de sauvageons analphabètes. Il avait pourtant un caractère sympathique malgré sa sociopathie aiguë.

«  - Si tu as fini, je vais te montrer notre dernier prototype. »

Sarif plia soigneusement la serviette qu'il avait posé sur ses genoux et la déposa à côté de son assiette, l'invitant à le suivre dans le hall secondaire.

Le duo quitta la large et obscure salle à manger pour se diriger vers un espace imposant, sans fenêtres, si ce n'est pour quelques lucarnes camouflées par de la verdure. La lumière extérieure filtrait à peine à travers les buissons et renvoyait un rayon tortueux, verdâtre à travers le verre oublié. 'Pour éviter les regards indiscrets', disait Sarif. En conséquence, la pièce était éclairée principalement artificiellement. Le hall était dénudé, les murs en pierre blanche ne laissaient paraître aucune décoration. Un point principal, cependant, attirait le regard.

Il s'agissait d'une petite colonne à colombages, au socle large. Sur la tête de la colonne reposait un pantin d'un mètre vingt environ. Le pantin était taillé dans un bois-de-rose tendre et laqué qui conférait un teint pâle à ce dernier. Dans la pénombre, il paraissait presque krolanne. Mais les yeux bleus vides d'âme et de conscience ne suivaient aucun objet ; ils restaient posés, éternellement, sur les visiteurs qui s'approchaient. Le pantin était très beau à observer. Les articulations des muscles, des os, et des cartilages étaient rendues à l'aide de tendeurs et de mécanismes qui fonctionnaient à la vapeur. Pour le moment, le pantin n'était pas alimenté et restait docilement immobile. Sa tête ronde et pâle était délicate, féminine. De longs cheveux blonds – du crin traité – voilait en partie les lèvres boudeuses et inexpressives de l'objet. Ils camouflaient aussi des câbles et cordes susceptibles d'imprimer des mouvements dansants à l'automate.

Le pantin était un double exact, quoique plus petit, de Natisha. On ne pouvait pas se tromper sur ce drôle de doppelgänger.

«  - Salut, Priss. La forme ?
- Tisha ! Je t'ai déjà dit de ne pas les appeler comme ça. Ça les dérange. »


Sarif avait baissé d'un ton. Il chuchotait toujours dans cette pièce. Il ne savait pas se l'expliquer.

«  - C'est le dernier prototype de Gen-ève. Malheureusement imparfait. L' humidification oculaire n'est pas bien réglée sur ce dernier. On a des soucis aussi avec le diaphragme artificiel : il n'est pas assez puissant pour maintenir normalement la cage thoracique...rien de bien grave. Le nouveau prototype est bien plus performant. On va bientôt passer à la phase d'implantation capillaire. Pour le moment, il est au laboratoire.
- Dans lequel je n'ai pas le droit d'entrer. »


Sairf hocha la tête, sans rien dire de plus. Il restait béat devant son œuvre. Natisha entreprit de faire le tour du pantin. Au niveau du dos, la tige de bois et de caoutchouc qui reproduisait la colonne vertébrale paraissait curieusement tassée, comme un accordéon plat. 'Papa a dû retirer l'alimentation de vapeur', songea Natisha. Sarif plaçait généralement l'alimentation au niveau du coeur et des poumons. L'impulsion énergétique suffisait à enclencher les petits mécanismes de valve et de pompe et à animer pendant quelques heures l'automate. Cependant, Sarif n'avait pas encore réussi à résoudre le problème de l'indépendance énergétique de ses productions. La dernière fois où il avait essayé de construire un pantin doté d'un « moteur » autonome à base de charbon de bois, l'expérience avait explosé, causant quelques vilaines brûlures au chercheur et à sa fierté.

«  - Tu devrais te concentrer davantage sur les innovations électriques », marmonna Natisha en caressant du doigt la joue de sa jumelle automate immobile.
«  - N'importe quoi. L'électricité  doit encore faire ses preuves. La vapeur, elle, les a déjà faites.
- J'ai entendu parler de recherches sur le courant alternatif…
- Foutaises. »


Natisha se tut. Trouvefaut et Bel-Ami avaient grandi dans l'ombre d'un Kil'Dara outre-scientiste gavé de vapeur. Aucun des deux ne voyait d'un bon œil les expériences des plus jeunes chercheurs de la Cité sur les courants électriques. On ne pouvait guère le leur reprocher, tant celles-ci restaient marginales et peu convaincantes.

« - Sarif ! »

La voix d'Edgar. Ce dernier avait quitté le laboratoire et se tenait à l'orée du hall. Il portait encore son équipement de laborantin et transpirait abondamment, ses cheveux bruns en pagaille et collants. La vapeur…

« - Ah. Bonjour, Natisha. Tu vas bien ?
- Très bien, merci, Edgar.
- Si tu m'excuses un instant, j'ai besoin de ton père. Sarif, j'ai eu une idée pour perfectionner l'hydrosolution. Tu ferais bien de venir voi
r.
- Bien sûr. » Avant de quitter la pièce, le chercheur se retourna brièvement vers sa fille : «  - Tu restes encore un peu, n'est-ce pas ?
- Je dois récupérer quelques affaires.
- J'ai laissé ta chambre en l'état. Fais comme chez toi. »


Natisha regarda l'étrange couple partir avant de se retourner pour observer Priss.
La poupée était faite à son modèle. A son image.
Jusqu'aux tâches de rousseur et aux grains de beauté….


Elle s'avança dans le hall mal éclairé. A sa droite et à sa gauche, des rangées d'étagère sur lesquelles étaient rangées des petits poupées, des marionnettes, voire des automates à taille krolanne.
Leur regard vide semblait la suivre le long du corridor qui menait à sa chambre. Petite, elle avait passé ses récréations dans cette pièce, à monter ses propres poupées, ou à jouer avec celles que son père avait crée.

Toutes restaient immobiles et désarticulées dans le noir.
Toutes à son image.
Exactes. Imparfaites. Inachevées.


 
Natisha Bel-Ami
Paria
Kil'sin  
Le Dhiwara 9 Otalir 816 à 11h22
 
Elle traversa le hall secondaire et le corridor blanc.
Les poupées et les silhouettes immobiles, élégantes mimiques krolannes, ne l'ennuyaient pas, quand bien même ne faisaient-elles que reproduire à l'infini son image.

Elle pénétra dans sa chambre. La pièce était plus vaste que certains appartements ou centres de comité ; au fil des ans, elle y avait entassé un certain nombre d'objets sans importance. Ses vieux travaux universitaires, qu'elle avait soutenu au Dara, sur la prosthétique manuelle. Une caisse de bijoux désuets qu'elle avait dérobé à une vieille femme lors d'un séjour au Dé, dans son adolescence. Des déclarations d'amour sans fin de la part d'un énième prétendant doublé d'une plume pathétique. Une petite représentation de tigre mécanique qu'elle avait construit à ses onze ans pour se tenir compagnie. D'un geste vif, la jeune femme se pencha pour l'extraire d'un tas de vêtements féminins qu'elle ne savait plus mettre. Elle tourna posément le ressort avant de le reposer au sol. Le machin s'allongea sur ses pattes artificielles et battit mollement de la queue, dans une position prédatrice. C'était à peu près tout ce qu'il savait faire. Alternativement, il pouvait aussi servir de pendule.

Ce n'était pas le seul animal mécanique qu'elle s'était construit. Il faut dire qu'elle n'avait pas fréquenté grand monde dans son enfance, si ce n'est pour ses précepteurs du Locus Solus, triés sur le volet. Sa collection de reproductions grotesques d'imageries animales lui plaisait beaucoup. Cela lui rappelait ce sentiment sans fond de solitude qu'elle avait pu éprouvé, et qui continuait de l'habiter comme en creux. Elle tourna la tête pour arranger le tableau qui faisait face à son lit avec affection, et pris bien garde à le laisser de travers. Il penchait vers la droite.



Plusieurs étagères représentant des versions antérieures du projet Gen-ève étaient fixées au mur. La décoration, franchement de mauvais goût et un peu glauque, en aurait inquiété plus d'un.

Natisha se laissa tomber à la renverse sur le matelas princier, rose, et trois plus grand qu'elle. Depuis son « année sabatique », comme l'appelait son père, elle avait peu eu l'occasion de retrouver ce genre de luxe, si peu habituel au Sin. En observant le tableau angoissant – son père l'avait commandité auprès d'un peintre un peu taré du quartier, il y a une vingtaine d'années de cela -, elle fût prise de quelques rêveries. Il lui arrivait parfois de se demander laquelle avait vraiment survécu à l'accident. Priss et Natisha étaient très jeunes à l'époque, et vivre dans un univers solipsiste enfermée dans un laboratoire géant faisait perdre le sens des réalités. Peut-être était-elle le corps de Priss avec les souvenirs de Tisha. Ou l'inverse. Ou bien Priss n'avait jamais existé. Elle ne le savait honnêtement pas.

Comme elle trouvait ce fil de pensées dérangeant, la contrebandière se leva nerveusement pour finir d'empaqueter les quelques affaires qu'elle était venue chercher. Des tenues onéreuses, principalement, parce qu'elle répugnait à adopter les styles d'accoutrement désuets des Dessous. Un carnet d'adresse épistolaire, puisqu'elle aimait envoyer du courrier. Le carnet lui permettrait de plus de remettre la main sur ses anciens précepteurs, ce qui serait nécessaire pour se remettre à niveau. Et aussi son félin mécanique. Elle savait qu'elle pourrait sans doute le revendre, mais elle éprouvait un certain attachement à l'objet.

Elle repartait à la recherche de Sarif lorsqu'elle entendit des cris.
Elle dévia sa trajectoire et partit au petit trot vers l'entrée de la demeure, où Edgar avait saisi une carabine qu'il agitait dans les airs en criant :

« - Sale voleur ! »

En l'apercevant, Edgar lui fit signe. « Tish, chope-moi ce crétin avant qu'il se tire ! Je me suis luxé le genou, je crois. »

Natisha doutait que le cambrioleur en herbe ait pu pénétrer dans la demeure ; Edgar lui aurait sans doute explosé la boîte crânienne autrement, étant donné la paranoïa qui l'habitait vis-à-vis du laboratoire. Bien que ce dernier fût hautement sécurisé, les deux scientifiques continuaient à pinailler dès qu'un gosse malheureux venait quémander des bonbons à la porte.

La contrebandière lâcha son sac et commença à courir après la figure maladroite et assez effrayée qui traçait un sprint devant elle. Depuis sa métamorphose en lanyshta, Natisha se sentait plus lourde, moins agile ou rapide. Elle le restait néanmoins assez pour rattraper ce qui était de toute évidence un amateur. Elle tacla la figure au niveau des buissons et le couple hasardeux roula dans les ronces, ce qui était toujours un véritable plaisir pour débuter la journée. Le voleur avait bien l'air de tenir quelque chose dans sa main gauche ; de la droite, il tenta de frapper à l'aveuglette Natisha. Il était évident cependant que la contrebandière était plus costaud et entraînée que son adversaire, qui se débattait comme il pouvait. Natisha parvint à l'immobiliser en bloquant le cou sous le genou et en prenant le bras en clé. De la main libre, elle retira la capuche et le masque artisanal du visage du voleur.

Qui se trouvait être une jolie jeune fille. La peau rougie par l'effort, haletante, elle la fixait avec de grands yeux bleus écarquillés. Ses cheveux blonds en pagaille collaient à son crâne transpirant. Elle ne devait pas avoir plus de dix-huit printemps. La ressemblance ne lui sauta pas tout de suite aux yeux, bien que l'apprentie voleuse la releva de suite :

«  - Toi aussi ! »

Moi aussi quoi ? Se demanda Natisha. Mais avant qu'elle pût l'interroger plus avant, la jeune fille lâchait son bien : «  - C'était pour toi ! Je le jure ! On voulait te prévenir, c'est tout ! Le laisse pas m'attraper s'il te plaît ! »

Sur le sol, elle avait laissé une petite boîte de porcelaine désuète. Tout en maintenant sa prisonnière, Natisha se résolut à l'ouvrir. La boîte contenait des dents – des dents de lait, de ce qu'elle pût en juger. Ainsi qu'un court message rédigé à la main : « tu es la prochaine. »

«  - La prochaine à quoi ? » demanda-t-elle posément.

Derrière elle, les bruits de pas de Sarif qui accouraient. La gamine paraissait paniquée.

«  - Le laisse pas m'attraper, je t'en prie ! »

« - Qui t'a donné ça ? »


« - J'vais le dire ! J'vais le dire ! C'est un monsieur ! Il venait pas d'ici ! Il m'a dit qu'il était en train d'enquêter ! Sur ma sœur Lydia ! »

Qu'est-ce-que c'est que cette histoire ? Tisha restait interdite, et peu convaincue par la description très vague de la gamine. Jusqu'au moment où celle-ci ajouta :

«  - C'est à propos des caisses sur le dock dans l'autre quartier ! S'il te plaît, laisse-moi sortir !»

Les caisses sur le…. Son esprit se rappela brusquement de la déclaration volontairement vague de Trouvefaut, la semaine passée. Ce dernier avait bien parlé d'un problème qui était survenu avec la cargaison, au Dara. Il avait mentionné avoir trouvé un arrangement pour régler ça. Mais quand on trouvait des arrangements, il y avait toujours un bon comitaire qui voulait bien faire son passage et qui venait vous causer d'éthique et de vindicte...

«  - Et où est-il, ce monsieur ? »

Sarif n'était plus très loin désormais.

«  - Il a dit qu'il rentrait chez lui, dans son bureau ! » glapit la gamine.

Sans trop savoir pourquoi, Natisha la libéra d'un seul mouvement : « Dégage ! » Sans demander son reste, la jeune fille fila aussitôt, laissant derrière elle sa boîte. Natisha empocha le message et les dents et fit semblant de se tenir le visage.

« - Tish ! »

C'était Sarif Bel-Ami. Comme l'homme n'était pas un grand sportif, il n'avait aucune chance de rattraper l'adolescente apeurée, même s'il la regarda de travers.

«  - Puteborgne, Tish ! Si on n'a pas de chiens de garde ici, c'est parce que je t'ai élevé toi ! Qu'est-ce-que tu as foutu ?! » Sarif ne s'énervait jamais, et il gardait un ton froid et calme.

« - Il a réussi à me frapper, c'est tout. La chance du débutant. » Elle lui tendit la boîte en se relevant. Les ronces lui griffèrent les vêtements et la peau. « - Il tenait ça.

- Elle », corrigea machinalement Sarif. Il prit la boîte et l'examina minutieusement, comme si elle risquait de lui exploser entre les doigts. «  - Eh bien, ça n'a pas l'air piégé...mais je vais l'ouvrir à l'intérieur. »

Natisha et Sarif rentrèrent vers la maison, qu'Edgar gardait toujours à l'aide de son fusil. Sarif marmonna raidement :

«  - Edgar, contacte Vanaya Krell. Il va nous falloir plus de personnel compétent ici. Tish n'est pas très en forme ces derniers temps. 

- Hey ! » protesta l'intéressée. Ceci dit, il n'avait pas totalement tort. Elle était bien en-deçà de ses capacités normales. Déconfite, Natisha se résolut à laisser son père et son compagnon, qui de toute façon étaient absorbés par l'inquiétude provoquée par cette presque-intrusion.

Elle repartit en début de soirée. Bien que la tentation de rejoindre le tripot de la Main d'Argent et d'y faire tourner quelques têtes, y compris la sienne, accompagnée de la bibine locale était forte, Natisha se trouvait à son tour préoccupée.
Elle n'avait plus la boîte de porcelaine, mais elle fit jouer les dents de lait enfantine entre ses doigts, dans sa poche. Pourquoi des dents ? L'affaire la plongeait dans une grande perplexité. Elle n'avait vraiment pas le temps de s'occuper de ça. S'agissait-il d'un coup monté ? Le message avait tout l'air d'une menace. Mais elle doutait que quiconque dans les Dessous soit assez intéressé par son histoire pour monter une telle intrigue. C'était à peine si ses propres supérieurs la prenaient pour autre chose qu'une contrebandière vaguement excentrique qui allait sans doute claquer dans l'année à venir.
Quant au reste de ses relations dans le Sin, aucune ne lui paraissait assez rancunière pour faire partie d'un tel échafaud. Non, l'intrigue devait être véridique. Mais elle n'arriverait pas seule à en remonter tous les éléments. Des dents de lait, c'était un indice très vague, et puis Natisha n'avait rien d'une enquêtrice, même si elle avait adoré dévoré les histoires de célèbres détectives à son adolescence. Il y avait bien la présence de ce "monsieur" dont parlait la jeune fille, mais maintenant qu'elle l'avait laissé s'échapper, elle doutait de pouvoir l'interroger davantage. Qu'est-ce-qui lui avait pris, aussi, de la laisser partir ? Parce que bon, un monsieur qui rentre chez lui dans son bureau, ben...ça pouvait être n'importe qui. Restait la cargaison perdue de Trouvefaut au Dara, qui était pour le moment le seul élément récurrent de cette affaire.

Préoccupée, elle se résolut à prévoir, quand ses affaires à la Main d'Argent le lui permettraient, un voyage au Dara. Il lui faudrait aussi prendre de nouveaux contacts pour tirer cette affaire au clair. Au risque de paraître cliché, celle-ci lui donnait comme un mauvais pressentiment. Le reste était à suivre.


*Fin de l'acte I*




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