Niché au coeur du quartier des Douces Chaumières, se trouve un grand bâtiment coloré, optimiste, irréductible dans son attitude bienveillante (car oui, ces briques et ce toit de chaume ont l'air très bienveillants.)
De jour comme de nuit, on y entend une dissonance constante de multiples bruits animaliers. Il y a des chiens, des chats, des boucs, des araignées, des mûghains un peu collants mais tellement mignons, des lézards, des canards, des coqs, et quelques bêtes d’élevage et de locomotion malheureusement atterries ici. En effet, le petit bâtiment n'est pas juste une chaumière comme les autres, non non non. C'est une chaumière spéciale. Qui abrite des animaux particuliers.

Par « particuliers », on entend ici des animaux un peu nuls. Un peu cassés. Un peu séniles. Un peu moche. Pas très intéressants, quoi.
Pourtant, le petit comité du Refuge des Animaux Particuliers y a toujours vu une opportunité de faire le bien. Comité un peu excentrique et aussi un peu nul (tout comme leurs protégés), il dévouait sa vie citoyenne à s'occuper de bestioles diverses, à les entasser dans leur maison, puis essayait de les refourguer à des petits enfants du quartier en espérant qu'une âme bienveillante donnerait une seconde chance à un tawhak atteint de nanisme et albinos. Curieusement, le comité ne rentrait pas vraiment dans ses frais.

Enfin, ça, c'était avant. Depuis que Bridgitte et Marlo, les fondateurs du comité, avaient été rejoints par la fille du savant Bel-Ami, les choses se passaient beaucoup mieux. Bridgitte et Marlo étaient tous deux des grands-parents comblés et bienveillants, mais pas très habiles avec les gens, rapport à leurs cheveux longs et gras, leur amour ineffable des plantes et des bestioles qui transportent des puces. Ugh. Curieusement, depuis qu'une jeune femme très accorte et persuasive tenait le comptoir, les petits animaux particuliers s'écoulaient à nouveau gaiement dans le quartier pour vivre une seconde vie auprès de jeunes enfants très déçus par leur acquisition, et de pères de famille qui se demandaient exactement pourquoi est-ce-qu'ils venaient de perdre une cinquantaine de krysoprases dans l'achat d'un iguane atteint de coliques.

Natisha y trouvait son compte : le refuge des animaux particuliers lui servait bien. Tout d'abord, elle ne désespérait pas de redorer son blason de paria et purgeait sa peine dans le service civique. Mais surtout, Bridgette et Marlo n'étaient pas les grands-parents les plus malins du monde. Elle usait de l'endroit comme cache de stockage, lieu de rencontre voir couchage, vu que les fondateurs n'avaient toujours pas compris qu'elle profitait honteusement de leur hospitalité. Elle pouvait aussi revendre les animaux aux cercles des Dessous, qui les utilisaient pour des jeux de paris truqués principalement. Voire même, et c'était un peu plus dégueulasse, user des cadavres – car il arrivait que les animaux particuliers claquent – comme mules pour des denrées interdites par le Talion. De plus, le refuge possédait une petite infirmerie pour les animaux qui fonctionnait aussi très bien pour les criminels, et qui était régulièrement fournie en drogues et denrées animales que Natisha détournait vers ses revendeurs habituels. Elle s'en voulait parfois un peu d'abuser ainsi de la gentillesse et de la naïveté du couple de petits vieux. Mais le pire, c'était la sensation de remords qui avait commencé à la travailler depuis qu'elle envoyait des animaux se faire décimer dans les Dessous pour les plaisirs des parieurs. Certes, c'était un petit commerce sur lequel ne crachait pas la Main d'Argent, et qui ne devrait pas l'affecter outre mesure. D'autant plus qu'elle n'était pas une grande fan ni des bestioles, ni des enfants, ni des familles qui venaient régulièrement dans l'échoppe. Pourtant, voir des gros bras embarquer deux vieux yloatakus dont la principale activité consistait à se déféquer dessus la rendait singulièrement triste.

Natisha était en train de réfléchir à un moyen de faire tomber discrètement ces cercles secondaires pour protéger les petits animaux mignons lorsqu'un nouveau client entra dans l'échoppe. Elle ré-ajusta son décolleté, qui était jusque là son arme de vente principale. Il s'agissait d'une femme accompagnée de son fiston un peu boudeur.

« - On lui a promis de lui offrir un chien pour son anniversaire », expliqua ce qui devait être la mère de famille.
«  - J'veux pas d'un chien vieux et qui pue ! » bouda le fiston en question.

Il fallait avouer que le magasin d'animaux ne faisait pas beaucoup rêver les enfants. C'était même plutôt un rapide moyen de leur causer de sérieux cauchemars, si on les amenait dans l'arrière salle pour voir les agneaux siamois bêlant et les perroquets élevés dans une maison de passe, ce que faisait toujours Natisha, bien entendu.

La vendeuse bénévole ajuste sa casquette ridicule et se lança dans un long discours sur l'importance de donner une seconde chance aux animaux, sur comment la façon dont on traitait des petits poussins lépreux réfletaient au fond ce que nous valions en tant que krolannes, etc. etc. Elle pouvait réciter le discours par coeur. Au terme de cet échange moralisateur, la jeune mère finit par accepter sans broncher d'adopter un clébard sénile, borgne, et puant.

«  - Mais j'en veux pas ! Il est pas beau !
- Tu as dit que tu voulais un chiot. C'est presque pareil. Tu t'en occuperas bien, jeune homme ! »

Le gamin lança un regard assassin à Natisha, qu'il savait confusément coupable de la situation. Pour sa part, Natisha se ré-installa dans le hamac tendu derrière le comptoir pour faire sa sieste, satisfaite de son petit méfait. Qu'il était bon de commettre ces petits actes un peu méchants, mais un peu inoffensifs, après une dure journée de criminalité !

Bien, il n'y avait plus qu'à atteindre les prochains clients et commencer sa sieste….