*** Le soleil est déjà haut dans le ciel, et une légère brise rafraîchit juste assez l'atmosphère enfiévrée de ce coin du quartier pour que l'air ne soit pas irrespirable. Tant de gens se pressent, par ici... Mes doigts me démangent, l'envie de se glisser sous une veste ou dans une poche se fait plus pressante à chaque badaud qui me frôle. Mais je me retiens; je ne maîtrise pas encore assez les us et coutumes locaux pour me risquer à devoir me débattre contre un membre du Comité de Vigilance.

Me voilà donc flânant, le nez en l'air, observant la disposition des échoppes, repérant les failles utiles pour dérober, le moment venu, un quignon de pain chaud ou une pomme juteuse qui composeront mon frugal déjeuner. Voilà une situation tout à fait Kil'sinite: sans domicile, sans travail, et presque sans une krysoprase vaillante. Bienvenue dans le monde des Lanyshtas, songé-je ironiquement.
De loin en loin, des pensées me parviennent, via ce que je nomme le 'Flux commun' des transformés; je m'efforce de ne pas y prêter attention, et j'ai remarqué que la plupart du temps, ce n'est que lorsque je me focalise dessus que les conversations sont réellement audibles. Cependant, la nostalgie violente que m'inspire le fait d'entendre parler patois de Kil'dé me pousse à ignorer le plus possible cette nouvelle capacité.
D'autant que je m'en sens d'autres, plus puissantes, inimaginables, inconnues, attirantes. Tout est là, latent, cherchant une porte par laquelle commencer à s'exprimer. Effrayant, aussi. Mais ma nature enjouée me conduit à espérer plutôt faire face à ces nouveaux changements de mon être plutôt qu'à les redouter.

Je marche, je déambule, et quelque chose attire mon attention - quelqu'un, en vérité. Une étrange émanation vient de sa personne, quelque chose de familier; est-ce là la reconnaissance entre Lanyshtas ? Je n'ose pas poser la question, pour les motifs de vocabulaires sus-mentionnés, mais je m'approche tout de même.
Celui que je suis à présent est un jeune homme, un peu plus âgé que moi, blond, tapageur - on n'entend quasiment que lui, au niveau de l'étal où il s'est arrêté pour commenter bruyamment les étoffes. Curieuse, je me rapproche imperceptiblement, fascinée par son aura - un mélange de crâne et d'insolence, verni d'orgueil, avec un soupçon de... douleur ? ***

*** L'altercation me stupéfie. Le jeune homme blond a bondi sur l'étal, provocateur, forçant le marchand à abandonner sa tranquillité et jouer son jeu idiot. Pourq...

Minute.

Mon regard accroche un mouvement, si leste que je ne suis pas certaine de l'avoir vu. Poussée par mon intuition, je reste à l'écart, regarde le gros bonhomme frapper l'autre assez durement pour le faire choir de son perchoir (pas mal, celle-là), et tenter de retourner à ses occupations tandis que l'autre s'éloigne l'air de rien.
Je souris. Elle est bien là, accrochée à sa ceinture, se balançant négligemment au rythme posé des pas du blondinet. Je m'élance, en deux pas je suis à son niveau, en un quart de seconde la bourse est dans ma main, puis dans un repli de ma chemise - juste à temps. Il se retourne à l'instant même où l'absence de son butin se fait sentir. ***

*** Mais loin de paniquer, je me pare de mon air outré le plus maternel - maman savait vous faire sentir plus misérable qu'un insecte rien qu'avec son regard - et attends la diatribe qui ne manquera pas de suivre.
Et comme toute mon attention est portée sur cet homme, je perçois nettement le lien qui nous unit. Télépathie.

Lanyshta.

Je sens une goutte de sueur glacée rigoler au niveau de mes reins, mais je m'accroche à ma mine sévère comme à une bouée. ***

*** Je m'apprête à ouvrir la bouche pour répondre, lorsqu'il tend un doigt pour me bousculer légèrement. Mon indignation feinte devient d'un coup réelle: la colère embrase mon visage, et je vais le tancer d'importance lorsque.... ***

*** Le marchand s'est aperçu de l'arnaque, et ne va pas tarder à nous repérer. Le voleur -douce ironie- me saisit alors le poignet et m'entraîne à sa suite, sans que je puisse protester. De toutes façons, je n'ai pas envie de rendre sa bourse au corpulent commerçant qui vocifère plus loin; autant filer, et s'expliquer ensuite.

Nous nous faufilons donc en zigzaguant dans la foule, et je me surprends à déplorer les occasions qui me passent sous le nez; voleur un jour....

Parvenus dans une ruelle plus calme, je pile brutalement, forçant mon kidnappeur improvisé à faire de même, et secoue violemment le bras pour me défaire de son étreinte. Fugacement, une sensation de plaisir inattendue me traverse, et bien que je sois dorénavant libérée, je sens encore le contact de ses doigts sur ma peau. Est-ce là un effet de la transformation ?

Quoi qu'il en soit, je prends enfin la parole pour protester: ***

*** J'aurais pu le traiter de sale voleur, mais je n'aurais pas vraiment été crédible, avouons-le. ***

*** Je me campe fermement, bras croisés, pendant qu'il déblatère. A lui, cette bourse ? Et puis quoi encore ?
Alors que je m'apprête à répondre, il chuchote. Une Sourde ? C'est ainsi qu'il nomme ceux qui n'ont pas été réveillés ? Hum... plutôt judicieux, à la réflexion.
D'ailleurs, maintenant que je le regarde, il n'est pas si mal, pour un voleur d'opérette. Par contre ces yeux.... Bleus, glacés, démentant le sourire qui menace de poindre sur son visage juvénile. Non, décidément, il n'inspire pas confiance - à supposer que je sois capable un jour d'accorder ce privilège à quiconque. En plus, il déborde de suffisance et d'inconscience! J'écarquille les yeux devant son outrecuidance ( faut vraiment que j'arrête les vieux romans) et l'apostrophe à mon tour: ***

*** Le mot est ponctué de guillemets manuels. Je fais un pas en arrière. ***

*** La main tendue demeure là, dans le vide, je la considère un instant avant d'ajouter, piquée au vif: ***

*** Non mais! La bourse est bien cachée dans mes vêtements, il devra les enlever pour la retrouver! Qu'il essaye seulement et je lui arrache ses yeux d'assassin souriant.... ***

*** Jusqu'ici, je ne m'en sors pas trop mal. Je me demande comment me tirer de ce mauvais pas car il n'a pas l'air de vouloir lâcher l'affaire, mais c'est alors qu'il me saisit par le col et menace de me fouiller.
Je vois immédiatement rouge, toutes mes barrières volent en éclat.

Intrusion.

Mon genou part en avant, percutant brutalement son bas-ventre, et mon poing droit s'élance vers son visage. Les frappes simultanées atteignent leur cible au même instant, me permettant de me reculer pour reprendre mon souffle et une certaine contenance. Mes poings sont crispés, mon visage est empourpré de rage, la sueur dégouline de mon front. Une véritable furie, voilà à quoi fait face désormais ce blanc-bec aussi doué qu'une palourde des bois!
Je fulmine: ***

*** Sur ces mots, je sors prestement l'objet de mes poches, prends une poignée de son contenu que je lance de toutes mes forces vers mon agresseur. Et voilà ta fortune volée! On continue de jouer au plus malin ? ***

*** La leçon a porté ses fruits, le voilà qui s'effondre - voire se liquéfie - sur le sol poussiéreux. Instantanément, ma colère retombe, et je me mords les lèvres; j'y suis peut-être allée un peu fort.
Embarrassée, je m'accroupis pour ramasser les pierres qui ont valdingué ici et là; fort heureusement, la plupart n'a pas roulé bien loin. Puis, une fois la majeure partie de l'objet du délit rassemblée dans son petit sac de cuir huilé, lui-même rangé à l'abri de l'une de mes nombreuses poches, je me dandine d'un pied sur l'autre avant de lâcher: ***

*** Enhardie par le silence douloureux du jeune homme, je m'approche de lui et me laisse tomber au niveau de son visage pour le regarder dans les yeux. Ils sont troublants, mais lui offrent le charme d'une vision de ciel gelé dans un minois rieur. Oui, même maintenant, son visage semble ricaner à la face de l'adversité. Je me lance: ***

*** A nouveau gênée, je fourrage dans ma tignasse sombre, lui jetant des coups d'oeil nerveux. Comment va-t-il réagir ?
Après un petit soupir, je tend brutalement la main vers lui. ***

*** Je me détends progressivement, appréciant le caractère heureux et magnanime de mon nouvel... ami ? Oui, considérons les choses de la sorte, ce sera plus facile pour contrôler ma paranoïa. Plus facile aussi pour éviter une nouvelle altercation musclée comme celle qui vient de se produire - j'ai horreur d'en venir aux mains pour autre chose que du charpardage, mais mes trois grands frères m'ont appris - à mon corps défendant - à affronter les mâles, alors....

Je l'écoute me décrire le mode de pensée du quartier, et rougirais si je n'avais pas la peau si brune de ma naïveté: la notion de justice est inexistante, ici. Probablement un reste de mon éducation à Kil'dé.

On se serre la pince, et je m'installe à même le sol à ses côtés pour m'étirer un peu. Notre fuite précipitée et la petite bagarre qui a suivi ont crispé mes muscles; je m'étire comme un chat afin de relâcher la pression des derniers instants.

A la question posée je hoche la tête. ***

*** Les légendes courent sur les Lanyshtas et leurs prétendus pouvoirs extraordinaires; pour commencer, la télépathie. De mon point de vue, ce n'est pas vraiment un cadeau, toutes ces voix étrangères qui baragouinent tous les dialectes en permanence dans ma tête.... J'en ai parfois la migraine. ***

*** Voilà que je me mets à imiter mes auteurs de philosophie. Les livres, ma passion et mon dam; je suis imprégnée par tout ce que je lis, de façon définitive. Un don Lanyshta ? ***

*** Une vague... Oui, l'image convient. Des dizaines, voire des centaines de nouveaux appelés dans le même laps de temps. Je ne peux m'empêcher de me demander, encore et toujours, pourquoi ; pourquoi ce don m'était apparu à un moment de ma vie où je ne savais quelle route choisir - hasard ?

Non, selon Cal. Il parle de Destin, de musique, des Sourds encore. J'apprécie le choix de ses mots, et éclate de rire devant tant d'emphase - il devrait être comédien, le monde est son public et la vie son théâtre. J'applaudis la tirade qu'il note et me lève à mon tour. ***

*** Je ris, et m'incline profondément, jouant le jeu de la mise en scène. ***

*** J'en apprends de plus en plus, avec cet énergumène. Natif du quartier, kilsinite pur souche sans aucun doute: comment alors aurait-il cette gouaille, cette confiance en lui émanant par tous ses pores, transpirant de suffisance et pourtant charmant ? Comme si le fait même d'avoir un tel égo se justifiait par lui-même. Voilà ce que je dois apprendre pour ne pas trop me démarquer ici: faire comme si tout était à moi, tout en ne l'étant pas. Personne n'a rien, personne n'a tout, ici. D'accord.
Et personne ne te dira ce que tu dois faire....

Je ris quand il soupire en parlant des autres Kil's. ***

*** J'essaye de copier sa façon de parler, et de fait hausse un peu trop la voix. Trop aiguë, signe de malaise et d'incertitude; décidément, j'ai beaucoup à apprendre de Cal. J'espère qu'il déteindra sur moi aussi vite que mes lectures.
Je lui emboîte le pas, direction les Estaminets. De ce que j'ai entendu, ce n'est pas le coin le plus sûr.... mais qu'importe. Kil'sin c'est l'aventure à chaque tournant, alors allons-y gaiement! ***

*** Nouvel éclat de rire. ***

*** Je commence à prendre le pli... ***

*** Je secoue énergiquement ma crinière brune pour appuyer mes propos. ***

*** J'acquiesce aux propos de Cal quant à l'aversion des Kilsinites pour les Lanyshtas. Il faut rester discret, encore et toujours, même si ici les précautions sont à prendre pour des raison légèrement différentes. Bah, pour la paranoiaque que je suis, ça ne posera aucun problème.

Lui, un dictateur ? Carrément!! J'éclate de rire en le lui disant, et il continue à bavarder. Sa compagnie est plus agréable que je l'imaginais, et je dois m'avouer que j'apprécie le fait d'être non plus toute seule mais avec un homme dans ces rues peu fréquentables. Oui, bon, d'accord, voilà, j'avoue: je suis une faible femme. Enfin, pas si faible que ça, vous répondrait mon ex-ennemi - dont les attributs doivent encore se souvenir de mon genou.... Hum. Je lui offrirai quelque chose en compensation.... Non, ni des bonbons ni des noix, ce serait d'un goût.... douteux. Ahem.

Mais parle, parle, insouciant du fait que je ne l'écoute que d'une oreille - en fait je l'entends même à l'insu de mon plein gré, à cause de la télépathie; bref, je ne peux échapper à son bavardage. Quelque chose finalement retient mon attention, et me fait piler net en ouvrant des yeux grands comme des soucoupes: ***

*** J'ai des étoiles plein les yeux, rêvant déjà de montagnes de plomb changé en or, et lui lance: ***

*** Je ris. ***