Sacrée semaine et sacrée rencontre. Voilà maintenant Rhôz affublée d'un assistant. À vrai dire sa fonction reste pour le moment virtuelle, car il a fallu lui donner quelques jours de repos pour guérir des blessures malencontreusement reçues à l'infirmerie de l'Institut (dans des circonstances pas tout à fait claire). Cela a donné un peu de temps à l'étudiante pour réfléchir aux tâches qu'elle pourrait bien confier à son aide, elle qui s'est toujours attachée à s'occuper de ses affaires elle-même. Elle ne s'est pas encore fait un avis tranché. De toute façon, il s'agit surtout d'une couverture pour justifier de garder près d'elle un néophyte semblant avoir besoin d'accompagnement.

Elle a aussi profité de ces quelques jours pour faire des recherches à la bibliothèque de l'Institut sur les souterrains de la Cité et les rebelles qui vivent au Dehors, à proximité des remparts. Elle a établi une bibliographie – une copieuse liste de livres à lire et éplucher, qu'elle a seulement à peine entamée. Il est maintenant temps d'aller faire une petite virée chez les bouquinistes de l'Échelle du même nom pour voir ce qu'elle pourrait y trouver comme ouvrages complémentaires ou susceptibles de faire office de petit manuel à emporter sur le terrain.

Une journée en ville serait par ailleurs un bon commencement pour sa collaboration avec Lohan : une bonne façon de jauger son efficacité une fois remis sur pieds, et de ne pas attirer l'attention sur son rétablissement trop rapide. Signe encourageant, si elle a pris de ses nouvelles une fois ou deux (apparemment son état physique s'améliore), elle n'a reçu aucun appel au secours depuis leur première rencontre – elle en conclut que le repos a dû lui être profitable.

Pensée :
Rhôz lui donne rendez-vous en début d'après-midi sur la Place des Rapiéceurs – une placette située vers la bas de l'Échelle des Bouquinistes, non loin des Rigoles, qui doit son nom aux vendeurs à la sauvette qui l'avaient occupé à une époque, qui faisaient commerce de livres en pièces détachées ou, parfois, rafistolés de façons qui scandalisaient les puristes. Les Bouquinistes avaient fini par les chasser de là parce qu'ils empiétaient de plus en plus sur le reste de l'Échelle et – selon les versions – leur faisaient une rude concurrence ou faisaient fuir la clientèle la plus honnête et fortunée... Les rapiéceurs avaient disparu, mais le nom était resté.

C'était un bon endroit pour commencer une tournée des bouquinistes, en démarrant presque tout en bas de l'Échelle et en la remontant petit à petit.

 
La pensée de Madame Rose me surprend en pleine sieste. Aussitôt, mon R.A.T © - Répondeur Autonome Télépathique - se met en marche et diffuse son laconique message tandis qu'on joue, en arrière-plan, un pot-pourri des meilleures musiques d'ascenseur kil'dariennes :

- Son Eminence Chesmyr est actuellement en voyage d'affaire. Pour prendre rendez-vous, veuillez contacter sa secrétai...

Quel rêve idiot ! Je m'éveille en sursaut, complètement paniqué à l'idée de revivre l'épouvantable nuit qui m'aura vu devenir lanystha ! Et bien sûr, comme d'habitude, je m'explose la tronche dans l'étagère basse qui surplombe mon lit. Coup de bol, les bandages amortissent l'impact. Titus Javier-Valethian de Bouton-Brossard lève une paupière, me lance un regard explicite, soupire et se rendort...

L'esprit brumeux, j'essaie de me souvenir : c'était quoi, cette pensée ? Ah oui, un truc du style :

- Lohan ? Est-ce que tu te sentirais d'attaque pour faire des amphèt' demain ?

Fichtre. Elle est sérieuse ? Je suis censé répondre quoi ??
Attends, attends, ça ne colle pas avec le personnage. Tu dois t'emmêler les pinceaux. Remets tout ça dans le bon ordre :

- ... pour faire des omelettes sans les mains ? Non.
- ... pour faire dix ans plein de meth' ? Non plus.
- ... pour faire des empreintes de mes fesses ? Euh...
- ... pour-faire-des-emplettes-demain. Ok, c'est ça.

Tsss, l'érudite pourrait faire un effort, se concentrer et « penser » correctement, plutôt que de m'envoyer son message dans le désordre ou pire, en se trompant de lettres ! Voilà ce qui arrive quand on s'exprime trop bite...

Ah, d'autres pensées suivent et cette fois, c'est plus clair.
Nous prenons rendez-vous aux puces Koï : j'aime bien ce secteur, on y déniche parfois des perles, notamment d'anciens livres - rapiécés à la hache - qui font le bonheur des collectionneurs.

Je retire les bandages et fracasse le plâtre contre le bord du lit : comme prévu, je suis guéri ! Je me douche sur le palier, saute dans des fringues propres et file dehors au pas de charge : direction les puces !

 
Le lendemain, au début d'une après-midi plutôt ensoleillée pour la saison, Rhôz déguste un ka'afë bien chaud en attendant Lohan, accoudée au comptoir d'un bistrot-baraque en bordure de la place des Rapiéceurs. Les lieux gardent quelque chose de mignon malgré les traces de délabrement et de misère caractéristiques des bordures des Rigoles.

Au centre de la placette trône une vieille fontaine d'où ne sort qu'un filet d'eau. Quelques pigeons s'y baignent, surveillés de loin par un groupe de trois matous qui attendent peut-être que l'un d'eux commette l'erreur se s'ébrouer trop près d'eux.

Dans un recoin, une poignée d'enfants des rues se partagent un quignon de pain. Curieux qu'il s'en trouve toujours pour dormir dehors, alors qu'il y a tant de comités pour s'occuper des orphelins et les fugueurs. Mais le Kilsinite est fier, dès son plus jeune âge, et souvent préfèrera affronter la faim et le froid que de s'en remettre à ce qu'il perçoit comme de la charité. Ou bien toutes les zones ne sont pas aussi bien loties en comités philanthropiques.

La boisson encore fumante réchauffe les doigts de Rhôz pendant qu'elle attend son assistant.

 
Tout bien réfléchi, j'ai nettoyé et remis mes bandelettes en place.

Si je croise un étudiant ou pire, l'infirmière du comité universitaire machintruc de madame Rose, ma parfaite santé risque de faire tache. Et puis, avec ma tête de momie, je ne risque pas d'être importuné par quelque vieille connaissance - genre Slathy - en pleine rue. Même chose pour les béquilles : une double entorse soignée en deux jours, vraiment ? Je me suis renseigné : aucune chance de marcher droit en moins de trois semaines. Par commodité, j'ai troqué les deux échasses pour une canne : ça devrait suffire à sauver les apparences. Inutile d'attirer les ennuis plus que nécessaire, ils me trouvent très bien sans aide.

C'est donc en claudiquant et la tête emmaillotée que j'aborde la place des rapièceurs, fouillant la foule du regard afin d'y dénicher l'érudite...

 
Rhôz en est à la moitié de sa tasse déjà tiédie quand elle remarque une silhouette enrubannée qui ne peut être que celle de Lohan. Apparemment pas si retapé que ça, si ce n'est qu'il a troqué ses béquilles contre une canne. Il doit la chercher, autant lui faciliter la tâche.

Pensée :
Un petit signe de la main au moment où il regarde dans sa direction. D'un pas trébuchant, il s'engage dans sa direction.

Pensée :
Ses bandages font tout de même plus penser à ceux d'une momie mal réveillée et vite fagotée qu'aux pansements d'un patient tout frais sorti de l'infirmerie.

- Un petit ka'afë avant d'attaquer la montée de l'Échelle ?

 
Aux alentours, nombre de libraires sont déjà installés. La plupart d'entre eux utilisent des échoppes temporaires, voire de simples malles alignées le long de la butte d'Hernand (pour l'anecdote, Hernand fut l'un des principaux inspirateurs de la philosophie libertaire du kil'Sin, à une époque où ce dernier ne portait pas ce nom).

Tandis que je traverse la place, une idée me vient : et si j'offrais un petit cadeau à l'érudite ? Après tout, je lui dois bien ça, elle m'offre du travail et m'a sorti d'un bien mauvais pas...

Plongé dans mes réflexions, je manque de bousculer un petit étal posté à l'ombre d'un grand marronnier, quelque peu à l'écart des autres. Son propriétaire est assez jeune, il a de la présence et se démarque aisément de ses collègues :



Sa tenue rigoureuse est atypique, au kil'Sin. Sur son plastron, il arbore une belle médaille à l'effigie d'une jeune femme environnée de brumes : c'est une représentation de Scylla. Point n'est besoin d'être grand-clerc pour le savoir : ce bouquiniste est un prédicateur du kil'Dé. Un coup d'oeil aux ouvrages qu'il propose me le confirme sans ambiguïté : tous, sans exception, vantent les mérites de la foi en l'Un. Leurs titres sont très explicites : « L'art de l'augure », « L'illusion du libre arbitre », « L'hérésie libertaire »... Certains prêtent à sourire, même : « Calculez le jour de votre mort », « La divination pour les nuls »... mon préféré étant « Scylla : ses recettes minceur » ! Ils ne manquent pas d'humour, les bigots !

Le marchand m'observe avec un drôle de sourire tandis que mon regard accroche deux articles plutôt curieux. Il ne s'agit pas de livres, mais de petits coffres fermés à clé. L'un de ces coffres est doté d'une vitre claire sur le dessus, ce qui permet d'en voir le contenu (apparemment, quelques pièces jaunes) ; l'autre présente une vitre fumée complètement opaque.

- Intéressé ? Demande l'homme dans un patois parfait, sans se formaliser de mes bandages.
- Euh, je cherche p-plutôt un cadeau pour une d-dame... C'est quoi, ces ca-cassettes ? Des tirelires ?
- Non, monsieur. Ces deux boites détiennent une part de votre destin.
- P-p-lait-il ? De mon d-destin ?
- Disons plutôt qu'elles renferment le résultat d'un pari - un pari destiné à vous démontrer la supériorité de la pensée kil'déenne sur toute autre forme de philosophie - en invalidant par l'expérience le concept même de libre arbitre. Ce dernier, sans vouloir vous offenser, est absolument illusoire dans un monde complètement déterminé.

Ben voyons. Pourquoi je me sentirais offensé ? C'est pas comme si tu t'essuyais les pompes sur la valeur cardinale de mon quartier... Quoi qu'il en soit, le discours du gaillard est sacrément efficace, puisqu'il m'a appâté ! Mi-agacé, mi-intrigué, je poursuis :

- Quel est le-le-le p-pari ?
- C'est très simple. Regardez :

Le krolane penche la boite au couvercle transparent et me montre son contenu : elle contient 5 pièces. Puis, pointant l'autre, il déclare :

- Il y a deux possibilités : soit elle contient une poignée de petits cailloux sans valeur, soit elle contient 50 pièces d'or. Le dilemme est le suivant : contre 6 pièces, allez-vous acheter les deux boites, ou la boite opaque seule ?
- Aheuu... je n-ne suis pas s-s-sûr de tout comp-prendre...

L'homme affiche un sourire matois :

- Vous savez ce qu'est la voie du Un, au moins dans ses grandes lignes, non ? Vous pensez sans doute agir en homme libre ? Ce n'est qu'une illusion et je sais déjà ce que vous allez faire. Donc, fort de cette information, j'ai déjà mis ce qu'il fallait dans la boite opaque : si vous achetez les deux, vous n'y trouverez que des pierres, en sus des 5 pièces d'or de la boite transparente ; vous perdrez donc une pièce. En revanche, si vous ne prenez que la boite noire, vous y trouverez 50 pièces d'or et ferez un beau bénéfice !

Le front plissé, je regarde les coffrets tour à tour :

- Vous me dites que-que vous avez déjà c-caché des p-pierres ou de l'or dans la boite s-ss-sombre ?
- Oui. Je l'ai fait en fonction du choix que vous allez faire.
- Et qui me d-dit que v-vous avez vr-vr-vraiment les 50 pièces d'or né-né-cessaires à votre p-p-pari ?
- Monsieur, je vous en donne ma parole de gentleman. Si cela ne vous suffit pas, apprenez ceci : comme tous les commerçants-puciers du Koï, j'ai une patente du Comité des Marchés en bonne et due forme. Cela signifie qu'il m'est interdit de mentir sur mes produits, sous peine d'une sévère amende et d'une cessation immédiate d'activité. Je ne peux pas tricher sur ce point : dans le coffret secret, il y a vraiment des pierres ou 50 pièces d'or. C'est l'un ou l'autre.
- Mais... quel est le b-but ? Vous risquez de p-perdre beaucoup d'ar-ar-argent !

Avec emphase :

- C'est sans importance. Ce qui m'importe n'est pas de faire fortune, c'est de vous édifier.
Un kil'sinite sûr de son fait ne croira pas en mon pouvoir de prédiction et m'achètera les deux coffres. En effet, quoi que je dise désormais, je ne peux plus changer leur contenu. Donc, autant tout prendre : contre 6 pièces, vous récupèrerez et le contenu mystère, et les 5 pièces déjà visibles. Au pire, vous perdrez une pièce. Au mieux, vous en gagnerez 49 !
Maintenant, si j'ai réussi à vous faire douter, si la voie de l'Un commence à vous titiller... vous m'achèterez le coffre opaque. Pourquoi ? Parce que c'est la seule façon d'en obtenir l'or, plutôt que les cailloux ! C'est du gagnant-gagnant : vous repartirez plus riche de 44 pièces et moi, j'aurai conduit un anarchiste égaré de l'ignorance à la vraie foi ! Si vous êtes un homme honnête, vous en tirerez les conséquences qui s'imposent et à terme... vous rejoindrez le bon kil.
Alors ? Que décidez-vous ?

Bordel, que faire ??

Ca a l'air plutôt simple : si le gars dit vrai, mieux vaut prendre la boite noire. S'il ment, mieux vaut prendre les deux ! Un prédicateur kil'déen peut-il vraiment savoir à coup sûr ce que quelqu'un va faire... avant même qu'il ne se décide ?
C'est alors que je reçois une pensée de l'érudite, puis vois son bras levé. Plus le temps de tergiverser, allez : je tente le tout pour le tout !

- Je vous p-prends le b-bouquin.
- Pardon ? Dit-il, complètement interdit.
- « Le bêtisier du Cantatère », là : je vous le p-prends ! Et faites-m-moi un paquet c-ca-cadeau s'il v-vous pl-plait, ajoutai-je avec un sourire en coin.

Le marchand se renfrogne, mais s'exécute. Ben quoi mon gars, t'avais pas prévu ça ? L'est pas au point, ton numéro ! Tu croyais vraiment que j'allais t'acheter pour quarante-six pièces d'or de mauvais gravier ? Ils ne doutent de rien, ces culs-bénis...

Mon présent sous le bras, je me dirige vers madame Rose et lui réponds :

Pensée :

Parvenu à sa hauteur, je la salue d'une classieuse inclinaison et m'exprime de vive voix :

- B-bonjour patronne. Tenez, si vous me p-permettez... ce n'est p-pas grand-chose...

Puis je lui tends mon paquet.

 
Cependant que Lohan s'achemine vers la baraque, Rhôz commande des ka'afës pour eux deux. Le fait que les bandelettes relèvent d'une ruse la rassure à la fois sur la santé et l'état émotionnel de son aide.

Quand son comparse lui fait une révérence c'est tout de même un certain embarras qui s'empare d'elle. Elle prend le paquet en le remerciant mais se sent obligée de remarquer :

- Par tous les Frobekhs, Lohan ! Que tu tiennes à me vouvoyer, passe encore, si tu te sens plus à l'aise comme ça, mais ne m'appelle donc pas patronne, enfin... Le comité t'emploie pour m'assister, mais nous sommes avant tout collaborateurs.

Elle ouvre le paquet et lit le titre de l'ouvrage avant de le feuilleter.

- Ah, un bêtisier du Cantatère ! Ça me rappelle mes années de pensionnat. J'en avais reçu un, une fois, en fin d'année... Je crois que je ne l'ai pas lu celui-là.

Se détournant un instant des pages du livre :

- Eh bien merci encore pour ce cadeau.

Les deux ka'afë sont servis, bien chauds.

- J'ai fait une partie de ma scolarité dans un pensionnant des Myriades*. Je ne sais pas si tu connais leur philosophie. Elles n'étaient pas toujours très tendre avec le dogme du Un...

Mais trêve de souvenirs. Il faut que je t'explique la mission du jour : nous allons faire quelques boutiques dans le quartier pour voir ce qu'on peut trouver comme livres sur les sujets qui m'intéressent le plus en ce moment : les souterrains et les quartiers abandonnés, la langue et les coutumes des Krynänns, l'écologie de la Mûghanne.

Ça te va ?


* Voir la Chronique IV de Rhôz.

 
Aouch : c'est ma première phrase de mon premier dialogue de mon premier jour de mon premier emploi, et je me fais déjà rembarrer par ma supérieure hiérarchique. J'aurai pas perdu de temps...

- A v-vos ordres b-boss !

Oh purée elle se crispe, je vois une petite veine battre à sa tempe gauche : ben quoi, j'ai encore dit une connerie ? Cette fois je vais m'en prendre une... Deux bourdes d'affilée sans violence, c'est juste surréaliste ! Vite, enchainer avant qu'elle n'ait le temps de cogner !

Baissant la tête en prévision d'un coup (qui ne vient pas), je dis précipitamment :

- Pas de q-quoi, je v-viens juste de l'acheter à ce d-drôle de boutiquier, là-b-bas. Il est v-vêtu comme un p-pr-prédicateur ki-kil'déen, mais je crois q-que c'est juste une c-couverture pour a-a-a pour a-a-a pour a-arna a-anarqu-aa-merde p-pardon d-duper les gens...

Lorsque les k'äa-fes (un des rares mots que je peux dire d'une traite sans jamais me tromper) arrivent, je me relaxe un peu. Le pensionnat des Myriades ? Si je ne m'abuse, Lulu-la-Goulue, une des stars du bordel maternel, y a usé ses premières culottes... hum, je vais garder cette information pour moi, d'autant qu'elle n'a rien d'avérée...

- Les Myriades, euh... leur philosophie ? Non, je n-ne la c-connais pas (Lulu ne m'en a rien dit). Ceci étant, je ne c-connais guère de kil'sinite t-tendre avec le d-dogme du Un. A titre p-personnel, ses adep-dep-tes me hérissent le p-poil !

Houlà, fais gaffe Lohan : tu ne sais rien des opinions de l'érudite. Attends d'en savoir plus avant d'exposer les tiennes, tu vas encore te prendre les pieds dans le tapis !

- Faire des b-boutiques, ça me va très b-bien. J'aime lire, c'est une ac-ac-ac activité p-plaisante et sans risq...
Hein ? Les s-souterrains ? Les quartiers a-aban-ban-abandonnés ? Les c-coutumes Krynänns ??
Ca semble, euh... d-dangereux, c-comme thèmes de l-lectures, n-non ? Les coutumes k-krynänns, à p-part rançonner ou-ou émasculer l-leurs v-visiteurs, elles c-consistent en q-quoi ?

 
Rhôz jette un œil du côté que lui indique Lohan. Il y a effectivement ce bouquiniste racoleur, devant l'échoppe duquel elle est parfois passée sans qu'il ne lui inspire jamais grande confiance.

- Hum, oui, il se pourrait que ce soit surtout un bonimenteur. D'ailleurs ce serait curieux qu'un véritable disciple du Un vende un bêtisier dans sa boutique.

Même si ça parle effectivement du Un, à sa façon.

- La philosophie des Myriades ? C'est difficile à résumer en deux phrases, mais disons qu'elles considèrent qu'une chose n'en est jamais une seule à la fois, qu'elle a toujours plusieurs aspects, de multiples facettes. C'est une vérité que tout le monde connaît plus ou moins, mais que beaucoup ont du mal à reconnaître.

Pourtant nous sommes tous pétris de contradictions, et il n'est pas rare, non plus, de rencontrer des personnes très différentes au fond d'elles de ce qu'elle affichent publiquement. Parfois par sournoiserie, parfois parce qu'elles se leurrent elles-mêmes.

C'est une philosophie qui est par bien des points une sorte d'inversion du dogme du Un, et pourtant c'est de là qu'elle est issue... Avant de devenir une hérésie invitée à aller voir hors de Kil'dé. Je crois que leur façon de penser a influencé la mienne. Mais je n'ai pas pour autant d'aversion particulière pour la culture kildéenne. J'y vois l'une des multiples facettes de la Cité.

À l'énoncé des sujets de recherche de l'étudiante, Lohan semble s'inquiéter.

- Ah ! Les livres en eux-mêmes ne présentent pas de danger, même si certains sujets sont peut-être plus dangereux à étudier sur le terrain que d'autres... Mais on n'en est pas là.

Rhôz hoche la tête comme pour méditer sur ses propres paroles mais en profite pour ajouter télépathiquement :

Pensée :
À l'évocation des coutumes barbares des Krynänns, Rhôz reprend son aide :

- Il y a des gens dans les quartiers les plus épargnés par les duretés de la vie qui diraient exactement la même choses des habitants des Rigoles, tu sais.

C'est vrai qu'il existe une certaines brutalités dans les mœurs des Krynänns, mais je crois qu'il doit aussi y en avoir parmi eux avec lesquels ont peut faire une sorte de commerce, ou qui peuvent faire office de guide au Dehors.

À moins que je confonde avec les Ist'taghs ou d'autres sortes de rebelles ? C'est justement pour m'éclaircir les idées que j'ai besoin de faire ces recherches.

Elle finit son ka'afë.

- On y va ?

 
- Ou-i, je finis mon k-ka'äfe...

Pas facile de boire avec des bandelettes. Je fais comme je peux, règle l'addition et suis l'érudite.
Elle connait le quartier certainement mieux que moi, s'il s'agit de dénicher des livres. Mais s'il est question de s'y planquer, j'ai plusieurs cachettes en tête... à chacun ses habitudes et ses priorités !

Je me laisse guider dans le dédale pentu qui constitue l'ensemble des puces Koï, trop heureux de n'avoir rien à décider pour l'instant : ça fait bien longtemps que je n'ai pas ressenti ça, cette quiétude, cette sérénité... la tranquillité de celui qui n'a pas à se préoccuper de quoi que ce soit... alors, j'en profite tant que ça dure. Si, à terme, nous devons passer des dangers virtuels de la littérature à ceux, plus tangibles, des réalités du terrain, la paix de l'instant présent pourrait bien n'être que provisoire.

Tout à mon bonheur simple d'une ballade improvisée, je ne prête guère attention à la foule des chineurs qui nous entoure. Mon oeil exercé se pose pourtant sur une silhouette familière, une silhouette que je n'avais pas particulièrement envie de croiser ici et maintenant : celle d'Armande Chesmyr, ma mère !



Pour les habitués du radiateur et les retardataires du dernier rang, je rappelle qu'Armande - plus connue dans la profession sous le sobriquet de « Sultane » - est à la fois la tenancière et la propriétaire du bordel mondain « Le Harem » sis au 13, rue de la suie...

Instantanément, je me tasse et baisse la tête, réduisant ma hauteur d'une bonne dizaine de centimètres comme si j'étais soudain frappé de progeria. Déguisé en momie, je suis méconnaissable mais on ne sait jamais : si maman me voit en compagnie d'une femme, je suis bon pour une scène de cauchemard comme on n'en lit que dans les mauvais rom

- LOOOHHAAAANNNNN ?? YOUHHOUUUU, C'EST MMMMOOOIIIIIIIIII !!! (*)

J'ai juste le temps d'envoyer un court message mental à madame Rose...

Pensée :

... et l'élégance faite mère m'attrape par le bras sans ménagement !

(*) avec la voix de la mère d'Howard dans « The Big Bang theory »

 
L'urgence dans la voix de Lohan est telle que Rhôz s'écarte prestement sans poser de questions.

Va-t-elle revivre une scène du même genre que l'autre soir avec Cal ? Va-t-il encore lui falloir s'improviser comptable, ou allez savoir quoi, pour sauver une vie ? Certes, la voix qui a appelé son assistant n'avait pas les intonations haineuses de celle d'Al le Tavernier, mais pourquoi cet empressement à la tenir loin de lui ?

Se retournant, elle trouve son aide en bandelettes aux prises avec une grosse dame de style vulgaire qui semble l'avoir reconnu tandis que lui donne tout l'air de ne pas se souvenir – ou d'avoir envie de se souvenir – de qui elle est.

Se tenant à côté d'un vieux rayonnage de livres miteux, Rhôz assiste stupéfaite à la scène, avant de se ressaisir et se préparer à intervenir à la première manifestation d'un danger plus grand qu'un gros embarras pour Lohan.

 
Le choc. Le stress. L'angoisse. La honte...
La honte !!

Vibration

J'allais oublier le Dé. Lui, en revanche, se rappelle à mon bon souvenir : un battement d'aile de papillon plus tard, je deviens...
Mort' Lehman, alias Morty : Anarchiste radical éprit de poésie, j'inscris mon nom dans l'histoire du Kil'sin au gré de mes rimes et de mes attentats !!
Mes cibles ? Toute organisation, quelle qu'elle soit, qui se pique de vouloir encadrer la vie des gens pour mieux les priver de leur liberté !

...

Foutrecul, qui est donc cette grosse truie suspendue à mon bras ??
La repoussant et levant haut ma canne, je m'écrie :

Qui es-tu, femme obèse ? Et qui t'aura permis
De me hurler céans de pareilles inepties ?
Te prends-tu pour ma mère, infatuée crétine ?
Ai-je donc vraiment l'air d'aimer la race porcine ?

Va, poursuis ton chemin et retourne à la ferme,
Courir rendra ta couenne et tes jambons plus fermes !
Ton destin t'y attend sous la forme du couteau
Qui te fera boudin ou saucisse de Morteau !

Pourquoi donc en ce jour joyeux, ensoleillé,
Dois-je subir l'assaut d'une mère improvisée
Que personne néanmoins n'aurait pu engrosser ?

Lâche mon bras sur-le-champs et garde tes distances
Si tu ne veux subir, outre mes remontrances,
Quelques bons coups de canne sur ton énorme panse !

Armande se recule, soudain blême, puis tourne les talons tandis que quelques rires fusent aux alentours.
Qu'elle m'ait reconnu ou non est le cadet de mes soucis... je n'ai pas de mère, je n'ai pas de père :
Ni dieu, ni maitre !!

Revenant vers l'érudite, la seule dont j'accepte - car tel est mon choix - l'autorité, je conclus :

Pardonnez cet éclat
Et ce ton énervé
Je vais suivre vos pas
Sans plus me dissiper

Et je lui souris, prêt à repartir...
Comme si de rien n'était.

 
Est-ce un soubresaut que vient d'avoir Lohan ? En tout cas, Rhoz a senti comme un frémissement, et le voilà maintenant plein d'assurance et d'une verve toute... versifiée ? En tout cas on se croirait au théâtre.

Le voilà qui éconduit la grosse dame, l'assaisonne de propos peu amènes, quoique bien emballés, laissant entendre qu'elle ne peut être sa mère – ce qui sous entend qu'elle pourrait bien l'être, plutôt qu'une ancienne voisine ou quelconque admiratrice... Et la voilà qui s'en va, quasiment sous les quolibets de la foule, plus que vexée.

Un mystère que Rhôz n'aura pas le temps d'éclaircir puisque voilà déjà Lohan qui revient vers elle, altier, pour reprendre leurs courses. Elle pourrait bien lui faire quelques remontrances mais, en dehors de questions de manières, il lui manque des éléments pour cerner le fond de l'histoire. Elle se contente d'une moue dubitative avant d'entraîner son aide plus haut dans l'Échelle. Le questionnant un peu, quand même.

- Tu t'es mis à prendre de drôles de manières tout d'un coup... Qui était donc cette dame ?

L'échoppe vers laquelle elle emmène son assistant se situe cinquante mètres plus haut et se nomme Les Ensembles et les Entiers – non parce que l'établissement se spécialiserait dans les mathématiques, mais parce que c'est un marchand d'occasions qui, pour se démarquer des rapiéceurs d'antan, se fait un point d'honneur à vendre des livres entiers et des tomaisons complètes.

L'établissement, dont les rayonnages s'étalent dans d'ombrageuses profondeurs, est flanqué d'une librairie spécialisée en « Estampes édifiantes et récréatives » et d'un marchand de beignets.

 
Souriant, frappant le sol de ma canne en rythme, je réponds :

Cette tyrannique et laide tenancière de bordel
Qui tient d'une main de fer son petit personnel
Se prétendit ma mère, il y a fort longtemps,
Lorsque ça l'arrangeait d'avoir un descendant

Comme un maitre-chanteur, elle se servit de moi
Pour plumer ses clients, du clochard au bourgeois :
Prétendant qu'ils étaient « le père du pauvre enfant »,
Elle détruisait leur vie et prenait leur argent

Lorsque je fus trop vieux, c'est-à-dire à dix ans,
Pour que l'odieux mensonge perdure davantage,
Elle me chassa céans de son aréopage

Mais sentant l'âge venir, sa santé déclinant,
S'imaginant mon coeur et ma mémoire volages,
Elle voudrait me revoir téter à son corsage...

Intrigué, je regarde l'érudite plus attentivement :

Mes façons, de banales, seraient devenues drôles ?
C'est donc la providence qui m'a donné ce rôle 
Je suis bien fortuné d'avoir en condottiere
Une comitaire savante appréciant mes manières !

Nous parlons, devisons, mais nous n'avançons guère
Oublions le passé, demain vaut mieux qu'hier
Mon histoire est une farce écrite à l'imparfait
Mieux vaut n'en rien savoir, ce qui est fait est fait

Avisant la devanture « Des ensembles aux entiers » :

Irons-nous prudemment d'étagères en travées
En laissant le hasard décider à la fin
De ce que nous lirons, couché sur le velin ?

Ou bien, forts de l'étoffe dont je nous sais tissés,
Dirons-nous sans ambages au joyeux margoulin
Quel est notre projet, ergo, notre dessein ?

 
Quel individu étonnant, tout de même, que ce Lohan, soudainement si prolixe et verbeux. Sa personnalité semble recéler bien des facettes, et fort contrastées... Ses explications confirment en tout cas bien une parenté avec la grosse dame, sociale sinon génétique. La vie ne l'avait apparemment pas beaucoup gâté.

La longue tirade de l'assistant a attiré le boutiquier sur son perron, qui regarde le spectacle. Au moment du dernier sizain, il se renfrogne un peu :

- C'est-y que j'ai entendu « margoulin », là ?

Rhôz se dépêche d'étouffer tout incendie avant qu'il ne prenne.

- Je crois que c'était surtout pour la rime, vous savez. Il est dans une veine d'inspiration.

- Mouais... Et z'êtes venus icite pour chercher quèque chose de précis ?

- Plusieurs choses en fait. Mais je connais déjà le rayon des langues et celui de botanique, puisque je suis déjà venue...

- C'est vrai, vôte tête me dit quèque chose.

- Mais je n'ai pas encore eu l'occasion de visiter celui d'architecture et d'urbanisme.

- On a ça, au fond d'la boutique, 'côté de l'arrière-cour. Mon fiston va vous l'montrer... Luluuu !

Un adolescent malingre sort de derrière un rayonnage et fait signe à l'étudiante et son assistant, qui n'a pas quitté ses airs grandiloquents. Il les conduit le long d'une enfilade de petites pièces aux murs encombrés de livres, puis d'une galerie mal éclairée et tout aussi fourbie, avant de déboucher sur une pièce un peu plus grande, avec une porte à vitrage donnant effectivement sur une cour.

- C'est sur le mur du fond.

Il enlève quelques livres qui traînaient sur un escabeau puis fait mine de leur chercher un autre rangement. Rhôz se dirige vers les rayons indiqués.

 
J'emboite le pas de l'érudite, non sans lâcher au libraire bougon :

Vous n'aimez pas les rimes
Et détestez la prose ?
La poésie s'exprime
Et ça vous indispose ?

Même si cela vous gène
Le client est le roi
Tant que sa bourse est pleine
Il est dans son bon dr...

Plop

Mon nom est... Lohan ?
Putentraille ! Qu'est-ce qui m'arrive ?! Cette maudite breloque va me faire tuer !!

Perdu, lessivé, complètement déboussolé, je suis l'érudite en silence. Portant les mains à mon col, je tripote nerveusement le pendentif, ne sachant trop que faire pour m'en débarrasser : le jeter ne sert à rien... le brûler, peut-être ? Le broyer ?

Saloperie... ce Dé, c'est pire qu'une maladie vénérienne ! J'ai chopé ça au Comité de l'Octroi(e), je dois le ramener là-bas ! A moins...
A moins que ce ne soit un « truc » de lanystha ? Une espèce de tare associée à mon nouvel état ?

Si au moins je pouvais contrôler ces changements d'identité... si je pouvais choisir moi-même qui vient, et quand, sans m'en remettre au Dé...

Nous arrivons dans une cour. J'entends, sans vraiment l'écouter, le prénommé Lulu parler du « mur du fond ». Ah oui, la mission : les souterrains, les anciens kils, les rebelles...
Que du bonheur.

Pris d'un léger vertige, je m'appuie sur ma canne.
Au train où vont les choses, je ne passerai pas l'hiver...

 
Pendant que le gamin range et dérange des bouquins, ou bricole quelque chose dans la cour, restant vraisemblablement dans les parages pour garder les deux clients à l'œil, Rhôz commence à parcourir les rayonnages, sans vraiment prêter attention à l'accalmie de Lohan.

Des voûtes et de la taille des clefs

Encyclopédie des péristyles, vol. VII

L'Art de creuser les tunnels, par un ancien prisonnier

Parfois, la seule lecture des titres est déjà un plaisir

Les mines, trois siècle de tradition kilsinite

Guide d'orientation en souterrains

Ce dernier est tout à fait dans le genre qu'elle cherche.

- Je crois que j'en ai trouvé un qui pourrait utile, Lohan.

C'est à ce moment qu'elle remarque que, depuis cinq minutes, il n'a guère bougé de sa position campée sur sa canne.

- L'inspiration théâtrale est passée ? La fatigue revient au galop ?

 
- Euh, en qu... en quelque s-sorte...

Quand je pense que j'étais nul en poésie, le peu de temps où mam'zelle Alma a bien voulu m'instruire... Comment l'érudite peut-elle croire un seul instant que je suis non seulement capable de m'exprimer correctement en rimes mais qu'en plus, je le fais à la volée ? Encore heureux que l'ami Marty s'est contenté de blablater ! Pour ce qu'il m'en souvient, il est aussi du genre à poser des bombes, pour un oui ou pour un non...

- Un p-petit coup de m-mou... ça va p-asser...

Faut que je me rende utile. Voyons voir ces bouquins ?

Je commence à farfouiller un peu partout, la tête penchée pour mieux saisir les titres des livres rangés. La plupart des ouvrages, assez techniques, s'adressent à des ingénieurs, géomètres ou étudiants architectes. D'autres, sans doute plus appropriés, regroupent des cartes et des relevés qui renvoient au passé du kil et notamment, aux différentes étapes de sa croissance.
Mais c'est dans le grand bac en osier posé par terre, parmi les oeuvres non classées, que je découvre une perle :

Les mystères des catacombes
Contes, mythes et légendes des mondes enfouis

Je n'ai jamais lu ce recueil, mais je me souviens très bien des histoires sombres que narrait Alma, les soirs d'hiver où la neige trop épaisse décourageait les clients : elle les tirait de là, de cet opuscule jauni tout rapiécé. Rédigé en krolane, il compile les histoires présentes et passées - le plus souvent horrifiques - que les égoutiers, les mineurs, les puisatiers et autres prolétaires de l'ombre racontent à leurs enfants, pour les distraire et pour les effrayer... serait-ce le même exemplaire ? Surpris, je le prends et le retourne...

Bingo ! En quatrième de couverture, le nom d'Alma est toujours écrit dans un coin, à moitié effacé par les ans ! Il s'agit bien de son livre ! Elle a du le revendre pour un quignon de pain après mon départ...

Voyant que l'érudite jette un oeil sur ma trouvaille, je grommèle, ému malgré moi :

- Ce n'est q-qu'un livre p-pour enfants, m-mais qui s-sait... Certains de ses c-contes p-pourraient av-avoir un fond de v-vérité ?
Je... je l'achète.

S'il me reste des sous !

 
Ah, les contes ! Ils font rêver, ils font peur, et parfois il peuvent effectivement contenir leur part de vérité... Ceux qui l'ont le plus marquée dans sa vie, après tout, ne sont autres que les récits, sans doute arrangés pour un public enfantin, que sa mère lui donnait du monde de l'Extérieur. Qui sont une des raisons pour lesquelles elle ne perçoit pas le Dehors avec la même peur et angoisse que beaucoup de Citadins. Peut-être aussi une des raisons pour lesquelles elle collectionne les connaissances sur l'Extérieur, parmi ses sujets de prédilection (dont la liste est toutefois longue).

- Tu veux te l'acheter pour toi ? Sinon j'avais prévu une petite cagnotte pour les livres qu'on trouverait...

Rhôz fouille un peu parmi les ouvrages plus cartographiques et déniche une Cartographie diachronique de Kils'in contenant plusieurs cartes de la ville à diverses époques, avec une bonne quantité de texte explicatif. Sûrement une autre bonne pioche.

Son œil est alors attiré par un rayon voisin : il s'agit d'une petite section consacrée aux recueils de gravures. L'un des dos de livres, relié d'un cuir teinté rouge, un peu noirci, lui semble sortir du lot. Elle ne saurait dire pourquoi elle remarque cet ouvrage en particulier. Il n'a pas l'air si différent des autres... et pourtant.

Quand une chose attise sa curiosité, elle doit l'examiner. Pendant que Lohan feuillète un livre, elle sort le sien de son rayonnage. Il n'y a aucun titre sur la couverture extérieure, seulement des entrelacs pyrogravés. Elle l'ouvre et trouve la page de couverture qui indique qu'il s'agit d'un « Recueil de poème et lithographies » intitulé Sous l'écorce du monde : contemplation de l'aubier. Titre énigmatique. Poétique sans doute. Il y a effectivement quelques poèmes, et surtout beaucoup de gravures plus ou moins abstraites, pour les illustrer. Il se dégage quelque chose de ce livre...

Elle tire son assistant de son inspection bibliologique :

- Tu as vu ce livre ?

Instinctivement, elle pose la seconde question par télépathie :

Pensée :

 
- Oh, je... j'aimerais la-la l'acheter, oui... m-mais ça ne v-veut pas dire que j-je me-me le réserve... v-vous pourrez me l'emp-prunter quand v-v-vous voudrez, ça va de ss-ss-sss-ssss ça va d-de soi ! C'est juste que j'ai b-bien connu sa dernière p-propriétaire...

Je cherche désormais avec moins d'entrain, l'esprit focalisé sur ma trouvaille. Un autre ouvrage retient pourtant mon attention ; il est en piteux état mais le titre, ou du moins ce qu'il en reste (il est aux trois quarts effacé), taquine mon imagination :

...LTIMES SECR... DE L'UNIV...

J'ouvre la chose : ses velins sont rongés, fripés, déchirés ! Pourtant, vers le centre, une pleine page a résisté aux vers et aux champignons. Rédigée en vieux kil'sinite, elle se conclut ainsi :

... de notre quête du savoir, et je ne suis pas peu fier de vous l'annoncer : les immenses souterrains de l'en-delà, ces tunnels aux dimensions insensées, sont bien ce que le docteur O...and...rthus supposait ! Et si les rebelles des portes ressentent un appel, c'est parce qu'ils y sont attirés par la plus extra...inaire et la plus implacable créature de Syfaria : cet être, qui tire les ficelles du monde, qui est à l'origine de la mat.. ...oire - sa nature et son rôle exacts sont détaillés page suivante - et que les ...s nomment "Hög...", vient de l'envers du...

Le coeur battant, je tourne la page, impatient de lire la suite ! Je ne suis pas déçu :

...plombier entra. Ulma, dont la serviette de bain souli...ait les formes sensuelles, guida l'ouvrier vers la s... d'eau. Ce dernier, excité par la fragrance de la jeune fem..., laissa courir ses yeux sur sa peau d'...bâtre, une peau que la chaleur du bain rosissait par endroits. Les mains cal...uses du jeune homme se posèrent d'elles-mê... sur son s... turgesc...

Foutus rapiéceurs ! L'ouvrage d'origine s'arrête là, le reste tenant du mauvais roman cochon !
C'est à ce moment que l'érudite interrompt ma lecture. Comme un gamin honteux, je remets le bouquin dans sa malle en osier et bégaie aussitôt :

- Ce-cece-celui-là ? Qu-quoi ? Non-non-non, non-non ! Il n'est p-pa-papa-pas ààà m-moi !!

Inspire un grand coup, làààà, voilà...
Quelque chose de spécial ? Coup d'oeil rapide à l'incunable dénué de titre : Bah non...
Mais madame Rose, elle s'y connait en livres. Forcément. Et puis... j'ai pas envie de la contrarier :

Pensée :

Hum.