Les Chroniques de Oromonde
Chapitre 1 : I. Les "je" sont faits
Ecrit le Le Sukra 24 Jangur 815.
Je ne sais honnêtement pas ce que je fous ici, et pourtant je suis là.

J’erre, sans doute, dans des temps qui ne sont pas les miens. J’habite un vide, un creux, une flaque, un trottoir, une chambre. La chambre est petite, sous les toitures ; j’y couche cassée en deux, car j’ai beaucoup grandi depuis mon enfance. J’ai une table de chevet, c'est-à-dire une planche, sur laquelle je pose une bougie le soir et où je trouve mon nécessaire à couture.
L’heure de la lune est ma seule heure libre. Le reste du temps, je cours. Je plie. Je ploie. Je porte. Je nettoie. J’arrange. Je coupe. Je tranche. Je brosse. Je tisse. Je couds. Je récolte. J’épépine. Je transporte. Je marche. Je cours. J’apprends. Je rédige. Je regarde. J’observe. J’écoute. Personne ne me regarde. Personne ne m’observe. Personne ne m’écoute.

Je ne suis rien. Je suis Personne.

Je cours. Des crépuscules blancs tiédissent à l’abri de mon crâne. Je vais à droite, je vais à gauche. Je lisse. J’emploie. J’use. Je répare. Je cueille. Je prépare. Je cuis. Je bous. Je rage. Je pleurs. Je porte. J’apaise. Je nourris. Je panse. Je préférerais penser, mais c’est hors de question. Je questionne, du coup. Je n’ai pas de réponses. Je me lève. Je cours. Je me couche. Avant, je regarde la lune, et les toits cendrés tout jetés d’eau pâle dans la nuit.
J’écoute. J’écoute. J’écoute.
Je parle peu, par économie. Par crainte, aussi. Je préfère écrire. Ecrire me calme. Ecrire m’apaise. Parler…c’est différent. Difficile.

Je regarde.
On ne me remarque pas. On ne m’appelle que pour une raison : mon service.
Je sers. Je débarrasse. Je nettoie. Je cuisine. Je cours. Je lave. Je donne. Je rends. J’absorbe. Je me tais. Je couds. Je coiffe. Je braise. Je tiens. Je serre. Je vérifie. Je fais. Je casse. Je broie. Je mouds. Je pique.
C’est à peine si je rêve. Pourtant, je rêve beaucoup, mais les yeux tout ouverts. Depuis le temps, je ne fais plus attention aux tâches répétitives qu’on me donne. Les mains font, le geste parle, mais moi…moi, je suis ailleurs.

Je est un autre.
J’étouffe. J’étoffe. J’ajoute. J’aboie. Je jappe. Voilà ce que je suis : un chien. On me siffle ; j’adviens. Je fais. J’obéis. Je me tais. J’ajourne, j’exagère, j’exécute, j’y crois, j’embarrasse, j’atèle, je m’attèle, j’entasse, j’hais. Silence, silence, silence. J’étouffe. Je regarde. J’observe. J’écoute.
Voilà, je suis malade. Ou je vais être malade. Ou je le suis déjà. Je ne sais plus.
Mais c’est comme ça, c’est écrit.

Je vis, et pourtant je meurs. J’aspire, et pourtant je crains. Je veux, et pourtant je laisse. Je désire, mais en vain. Ainsi Destin incessamment me mène. Ainsi je suis, jusqu’aux os : une bête de Mauvais Augure, un rat, une souris. Laissée pour compte et laissée pour conte. Oh, ça tire des gueules de Cassandre, ça vous fait des minois de prédictions, des bouches à dire : « Je vous l’avais bien dit. » Je désespère. J’espère tant, pourtant. On me dit tant de choses fabuleuses. Que je fais partie d’un tout.

Que l’univers est comme un vase brisé, un vase cassé, et chacun est un fragment de cet objet. Je suis un fragment. Effectivement, je suis très fragmentée. Fragmentaire, aussi.
Au fond, j’ai un sens, un rôle à jouer. Qu’importe qu’il ne soit pas très heureux. C’est ainsi.
Je ne dis rien. Je ne dis jamais rien. C’est à peine si je parle.
J’écris. Cela m’apaise.

Ce que je vois, c’est que les « je » sont faits ; et dès lors, rien ne va plus…
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