Chapitre 2 : II. Ciselé dans une vrille |
Ecrit le Le Sukra 24 Jangur 815.
Adolescente, je n’étais, en toute objectivité, pas très belle. Ni très douée scolairement. J’avais par contre un don certain : j’étais une excellente ailière au grand jeu de la balle-de-pied, et j’en tirais beaucoup de fierté. Cela me consolait de ma banalité physique criante.
Très grande, mais aussi très raide, mes camarades étaient plus prompts à m’accoler les titres de « balai », « planche à pain », « épouvantail » que de vanter mes charmes. Il faut dire, à leur décharge, que ceux-ci étaient inexistants. Ma mère, du temps où elle vivait encore, avait par ailleurs pris l’habitude de me pincer les côtes quand je ne faisais pas attention à elle. Elle faisait alors claquer sa langue contre son palais, désapprobatrice. Elle qui était autrefois cuisinière, et si bien en chair, ne comprenait pas comment elle avait pu enfanter d’une gamine sèche comme un os et si désespérément verticale. Mes frères, pour leur part, se moquaient de mon absence visible de poitrine. La nature étant bien faite, je manquais d’ailleurs de tout : aucune courbe, aucun cercle, aucun rond, j’étais un angle, une arrête. On me disait, par conséquent, et pour me consoler, que j’avais de beaux cheveux, qualité qu’on accordait à la plupart des filles – disons-le - moches. Ce fût la raison pour laquelle je m’empressais, plus tard, de les couper. Encore aujourd’hui, je déteste qu’on me fasse ce compliment.
Par ailleurs, je n’avais pas encore mes saignements, alors que toutes mes amies, elles, fleurissaient soudainement de partout et se vantaient d’être « déjà des femmes. » Je n’y comprenais rien. Les filles m’étaient étrangères en tout point, surtout parce que je leur ressemblais si peu. A ce sujet, maman et mamie Bellatinne tâchaient de me raisonner et avaient formé l’hypothèse que, si j’étais « en retard », cela était dû à ma fréquentation trop assidue des cercles de boxe clandestine et des terrains à balle-de-pied. Elles semblaient penser que le meilleur moyen de faire magiquement apparaître un peu d’horizontalité dans ce corps plat consistait à m’accoutrer de tenues ridicules et peu pratiques et de petites chaussures que je finissais toujours par abîmer, car je n’avais jamais cessé de me rendre clandestinement aux stadiums. Quant à la boxe, j’étais bien obligée d’en faire : quand on mesure un mètre soixante-dix à treize ans, et que vous devez vous faire une place dans un monde principalement masculin, il faut apprendre à mordre avant d’être mordue.
Il n’y avait que mon père pour m’apporter quelque réconfort. Il avait pris l’habitude de me demander de lire à voix haute ses lettres et ses livres, soit disant pour « profiter de ta voix, ma fille. » Je ne savais pas en quelle mesure cette demande était forcée par l’inquiétude que mes parents portaient vis-à-vis de mon alphabétisation tardive. Je fus une enfant vive et joueuse, peu encline à écouter les enseignants publics des bas-quartiers ou à m’intéresser à la littérature ; je savais que le don de ce journal intime et ces répétitions à voix hautes étaient, en partie, motivées par un désir tout parental de s’assurer que je maîtrisais la langue kildéenne. Mes difficultés scolaires faisaient aussi sourire mes frères qui me qualifiaient donc, et sobrement, « de planche à pain débile. » Je dois dire que mon impassibilité vient en grande partie des nombreuses vexations que m’a apportées la vie en commun avec des aînés aussi colorés qu’Ulysse, Achille, Cyrano et Figaro. C’est sans parler des cadets, Jhoann et Sorel ; mais sur ceux-là, j’avais beaucoup plus de pouvoir et de répartie, et de toute façon, j’étais en mesure de leur coller des beignes dès que les parents tournaient le regard.
C’est aussi à cette période que se produisirent trois évènements qui eurent beaucoup d’importance pour moi.
Premièrement, mon père me confia enfin quels étaient mes Augures. Certains parents du Kil’Dé s’occupent très tôt de faire partager ce savoir à leurs bambins, mais les miens avaient décidé de retarder cet apprentissage aux treize ans de chacun de leurs nombreux marmots. Le peu d’image ou d’espoir que j’avais pu former à propos de mon avenir…aurait dû voler en éclats à ce moment. Mais je n’ai jamais pu accepté, ni même comprendre, les difficultés auxquelles m’exposait le destin avec une cruauté particulièrement marquée, et ait par conséquent entretenu depuis lors une relation très ambigüe avec cet advenir qui me terrifiait, et me terrifie encore.
Deuxièmement, et suite à cette révélation, je devais être mise sous la tutelle de Maître Li Yun. Mon père avait en effet consulté des Précepteurs du Concile qui avaient affirmé que le destin du vieux maître et le mien seraient liés sous le sceau de l’enseignement. J’étais soulagée d’apprendre qu’on cesserait bientôt d’essayer de me faire lire des livres, et que je pourrais à la place commencer à apprendre un emploi solide. Je n’avais, à l’époque, aucune connaissance de la sévérité et de l’exigence de Li Yun, et n’avais pas vraiment compris les implications de son travail qu’on me présenta comme « Grand Enlumineur et Imprimeur. » Ce changement de vie signa aussi la fin de mes activités sportives clandestines, à ma grande déception.
Troisièmement, je rencontrai Iolain pour la première fois.
C’était un vayang soir, quelques jours avant que mon père ne se décide à me parler.
Iolain était beau. C'est-à-dire qu’il était grand, plutôt musclé, blond, armé d’un petit sourire en coin insolent et de yeux bleus que je trouvais très incongrus dans notre quartier, où les traits des individus étaient aussi pauvres et bâtards que leurs personnes par ailleurs. Je ne sais pas pourquoi il m’impressionna tant. Avec le recul, Iolain n’était pas franchement aussi beau ou intelligent que je le croyais, mais j’ai longtemps vécu sous l’emprise de cette première image qu’il fallait bien appeler « coup de foudre ». Coup de foudre : oui, je fus comme marquée et brûlée, sans doute sonnée, toute secouée de cette apparition masculine proche de l’épiphanie divine, d’autant plus que la dite apparition avait concordé avec un tacle magistral du bellâtre qui en avait profité pour m’écraser la cheville et marquer contre mon but. C’était lui, c’était lui, c’était lui, et d’ailleurs il était trop : son existence débordait de partout, et par conséquent je le trouvais magnétique là où il était juste bordélique. Mais ma vie, mais mon cœur – j’ai honte de le dire – s’étaient ciselés dans cette vrille étrange du temps, où un demi-sourire, une apparition, un fantôme, un coup – et puis quoi ? – Rien. Rien, mais tout m’est, par la suite, devenu Iolain : Tout. La ville parlait de Iolain, le quartier aussi, et puis mes murs, la sècheresse pauvresse de mon corps, les grands toits cendrés dans la nuit : une énigme dont je croyais que son nom devait être la clé. Est-il utile de préciser ici que ce choc émotionnel ne fût jamais qu’unilatéral ? Seule sa mort, au fond, par mes mains qui plus est, m’a enfin fait recouvrir une lucidité que j’ai perdue à cet instant. Mais ce n'est pas le sujet ici.
C’est arrivé un après-midi où, comme d’habitude, je faisais le mur avec mes aînés pour aller jouer aux stadiums. Mais vous n’avez sans doute jamais entendu parler de ces endroits où les rejetons des Fissures dilapidaient leurs joies, leurs peines, leurs vies. Les stadiums, c’étaient ces terrains vagues, ces déchetteries, ces espaces clos que les gamins ménageaient aussi ergonomiquement que possible. Des palaces d’ordure, des manoirs délabrés, des recoins toujours nouveaux aux tréfonds de la cité. Les stadiums : c’étaient nous. Comme tous les parents n’approuvaient pas de la présence de leurs mioches dans des lieux considérés, à juste titre, comme mal famés, et où des requins de la pègre comme Lucien, Masse-d’Os et Clébard recrutaient précocement leurs futures recrues, nous autres enfants gardions la localisation de ces stades aussi secrètes que possibles et ne révélions l’emplacement des prochaines réunions qu’à l’aide d’un système crypté avec beaucoup de soin.
A treize heure trente pile, place de l’Horloge, l’un des nôtres, Chaton, faisait sortir ses chiens ; selon la couleur et la race du dogue, nous concluions de l’emplacement du match de la soirée. Il parcourait ensuite la place selon un schéma déambulatoire précis ; selon qu’il suivait ou non le sens des aiguilles de l’horloge, nous pouvions déterminer l’horaire de la rencontre, et les participants. Ce système fonctionnait presque à merveille, car malheureusement, parfois, les chiens se sentaient l’envie de se vidanger, ce qui perturbait tout le cryptogramme et avait mené à de très fameuses erreurs d’interprétation.
Mais laissez-moi expliquer à quel point la balle de pied était un jeu important pour les mioches dépenaillés dont je faisais partie.
Aucune illustration disponible pour ce chapitre. |