Les Chroniques de Oromonde
Chapitre 3 : III. Les rejetons de la glaise
Ecrit le Le Sukra 24 Jangur 815.
Nous jouions tous les vayang après-midi. Ces rencontres entre différentes ligues étaient souvent violentes, agrémentées de luttes d’ailleurs encouragées : on pariait beaucoup. J’imagine que nombre de gamins kildéens un peu rebelles ont dû passer, un jour ou l’autre, par là. Lucien y revendait sa daube, Masse-d’Os cherchait ses futurs lutteurs, Clébard partait à la recherche d’indics potables. A l’exception de ces représentants de l’âge adulte (ils avaient, à l’époque, une vingtaine d’année), les stadiums n’étaient jamais fréquenté que par des enfants. Les plus grands rudoyaient les plus petits, « leur apprenaient la vie. » On partageait ses rapines du jour, venait en haillons. Les gamins les plus jeunes qui assistaient au Match (nous prononcions ce mot avec plus de religion que nous n’avait jamais espéré le Cantatère) avaient cinq, six ans. Les plus vieux en avaient une quinzaine. Ils portaient les plus petits sur leurs épaules, leur décrivaient avec assiduité ce qui se produisait. C’est ainsi qu’Ulysse s’occupa de moi, à mon tour, quand je touchais l’âge ; il me présentait avec avidité les formations et les joueurs :

« 4-4-3-2, ça ne marchera jamais contre les Charybdes ! »
« FAUTE ! FAUTE ! Mais qu’est-ce-que fout l’arbitre ! » (L’arbitre en question était, le plus souvent, en train d’être soudoyé/tabassé par un des hommes de main de Lucien, Clébard ou Masse-D’os, activité qui était toujours précédée de terribles courses-poursuites entre ces opposants, parfois meurtrières.) « Il simule, il n’a même pas mal ! » « Allez les Verts ! Allez les Verts ! »

Cette éducation précoce fût la raison pour laquelle je me désintéressai très tôt des instructions publiques : on y refusait que je prononce nombre de mots apparemment vulgaires que pourtant mes frères n’hésitaient pas à utiliser et encourageaient en ma personne – ça les faisait évidemment rire de brandir une mioche de six ans à bout de bras pour que je crache sur les supporters de l’équipe adverse et déverse mon fiel enfantin à leur encontre. C’était resté, bien sûr, et j’appris à marquer un but avant de savoir écrire. Nous étions des enfants de la boue et de la glaise, des bestioles de nuit, gorgée d’espoir et de violence.

Mes frères, moi, et certains de leurs copains formions une équipe très soudée de balle-de-pied. J’étais une des rares filles à apprécier ce sport. J’avoue, d’ailleurs, qu’à l’époque, mon rêve consistait à devenir une des star de la balle-de-pied, au même titre que Zikadine que tous les gamins connaissaient et adulaient pour son magnifique but en finale contre l’équipe des richards des Echelles Joyeuses, en 98. Alors que le temps du match touchait à sa fin, (et que l’arbitre gisait dans un coin, agonisant) on avait tous vu, le cœur sur la bouche, Zikadine glissait entre les jambes de son adversaire, s’emparer de la balle, et traverser, que dis-je, charger à travers le terrain, tout cela sous la pluie et les genoux dans la boue !, et dans sa course folle il avait attiré derrière lui toute son équipe qui était la nôtre, d’équipe, battue en brèche, et ça avait gueulé tout partout dans la foule, croyez-moi, une scansion interminable qui portait Son nom, et tous les mômes sur les épaules de leurs pères qui criaient si forts ; « Zikadine ! » comme un archange avançait impitoyablement, « Zikadine !» comme un démon esquivait les tacles, « Zikadine ! » divinement contournait ses adversaires, « Zikadine ! » dansait tel un diable autour de leurs défenses, et, dans un dernier élan, « Zikadine ! Zikadine ! » avait marqué contre le célèbre Emric, qui avait la réputation d’être le meilleur gardien de Kil’Dé tout entier !


La victoire de l’Equipe Unie des Fissures avait été si éclatante que personne ne s’était vraiment remis de ce moment. Zikadine avait obtenu la Coupe du Kil’Dé, et avec lui tous ceux qui avaient un jour ou l’autre habité ici, passé ou à venir. Suite à cet évènement, qui marqua durablement les esprits des kildéens qui frayaient dans ce type de milieu ou appréciaient simplement le sport, il fût un temps question d’élever l’art de la balle-de-pied à un niveau Inter-Sharrs ; à l’époque où je jouais, nous étions tous certains que ce projet mené par notre héros allait voir le jour. Par conséquent, nous pensions que, si nous jouions assez bien et nous démarquions maintenant, nous pourrions être les premières générations à participer à la Coupe des Kils. C’était en tout cas l’idée que je m’en faisais, et ce que j’attendais que mes Augures confirment avec impatience. Malheureusement, la Coupe des Kils ne fût jamais acceptée et la disgrâce dans laquelle tomba par la suite Zikadine avec ses usuriers (qui mena, par ailleurs, à son suicide) finit d’enterrer le projet, qui ne dépassa jamais l’ébauche. La grande victoire de 798, celle qui avait vu notre quartier de misère briller comme une comète hilare, n’était plus. L’idée n’aurait, de toute façon, jamais été acceptée par la Loge du Destin, aux yeux de qui la pratique de la balle-de-pied ne faisait pas partie de l’ordre du monde, ou alors seulement à un niveau mineur, presque contingent : c’est dire à quel point l’activité constituait une nuisance pour les autorités.

Toujours est-il que je m’envisageais alors comme une future joueuse, espérant m’attirer un jour la renommée que Zikadine s’était lui-même attiré, et je jouais furieusement, participai à tous les entraînements, dans l’espoir de parvenir à mes fins. Inutile de dire que cette affection pour le sport musclé avait fini de me faire passer pour la dernière des brutes écervelées et masculine auprès de mes camarades, et que ma mère s’inquiétait au plus haut point de mes fréquentations.
Mes frères et moi formions une équipe que je pensais indestructible : les Champions de l’Audre. Ce vayang-ci, nous jouions contre les Fuscusciens Rouges, une équipe arriviste qui regroupait différent joueurs de différentes zones, dont le seul trait commun était la fréquentation des cercles de boxe. Nous menions un à zéro lorsqu’Iolain, sorti de nulle part, est apparu ; pendant la micro-seconde où je savais tomber désespérément amoureuse de cet être mirifique, il me tacla, me jeta à terre, m’écrasa la cheville et s’empara de la balle pour finir par marquer un but honteux du genou contre notre gardien, qui s’y fêla un côté. Boitillante, je dus quitter le terrain et Camphre me remplaça au pied levé. (Camphre s’appelait ainsi en vertu de son odeur. Le garçon étant muet, on n’avait jamais su son véritable nom.) Je passais le reste de la rencontre à contempler la vivacité athlétique de cet attaquant mystérieux. Il me paraissait aussi beau, aussi fort, aussi vif que Zikadine lui-même : il jouait exactement comme je voulais jouer, avec rapidité, fluidité, et surtout avec une puissance calculée et féline – vicieuse, certes, mais on ne faisait de vieux os dans les Fissures si on la jouait propre et réglo. Il était de coutume, après le match, de serrer la main à l’équipe adverse, ou d’échanger des coups de poing, selon l’honnêteté de chacun ; quand je me présentais devant le jeune homme, il s’excusa pour mon pied avec une hypocrisie que j’étais alors incapable de remarquer. Je ne fis qu’acquiescer et répondre que ce n’était pas grave, que c’était le jeu. (C’était très grave : je n’allais plus pouvoir jouer pendant quelques semaines.) C’est au son de ma voix qu’il comprit :

« Mais…tu es une fille ?! »
Au regard rapide et examinateur qu’il me jeta ensuite, il devint clair que mon absence de poitrine et mon maillot détrempé n’étaient pas exactement en ma faveur, et que j’avais lamentablement manqué l’occasion d’impressionner cet ange boueux.
« Je m’appelle Oromonde », tenté-je malgré tout.
Il me regarda avec perplexité, probablement pas très sûr de ce qui me poussait à me présenter ainsi. Il répondit brièvement : « Iolain », puis, apercevant un autre joueur, s’en alla pour le saluer.
Pendant les semaines qui suivirent, je vivais persuadée que je devais revoir un jour Iolain. Le Destin, sans doute, avait parlé à travers cet échange sportif ; et je ne doutais pas qu’il avait placé ce garçon sur mon chemin pour une raison précise.

A cause de ma cheville, je ne pus plus assurer les entraînements et les matchs, et ma blessure provoqua la colère et l’indignation de ma mère, ce qui signifie qu’elle provoqua, par ricochets, celle de mon père. Quant à mes frères, ils avaient de suite pris en dégoût le truculent personnage qui avait ruiné leur victoire. Seul Ulysse ne semblait pas me tenir responsable de cet échec ; j’ignorais à l’époque qu’il était allé « discuter » sur un cercle de boxe avec Iolain pour éclaircir certains points quant à la pratique de la balle-de-pied. Ulysse ne me confia ceci que bien plus tard, peu avant, d’ailleurs, son dernier départ en tant que Conjurateur.

« Or, ma fille, viens voir, s’il te plaît. »

Quand mon botaniste de père prenait cette voix lasse, je savais que cela signifiait que maman était mécontente et que j’allais passer un sale quart d’heure, peut-être même copier des lignes, en tout cas certainement rester enfermée à la maison pendant quelques jours où je serais contrainte à cuisiner, faire la vaisselle et coudre. Faire attendre cette voix-là…n’était pas une bonne idée.
Mon père m’attendait à la table de la cuisine. Maman, à côté, tapotait du pied contre le sol. Elle avait les bras croisés et les lèvres serrées ; je devinais que ma punition allait être particulièrement sévère.
Père jeta un coup d’œil alternatif à maman, puis à moi, et dût avoir pitié de ma carcasse allongée et roide.

« J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à replacer les tuteurs dans les Jardins, et il faut se débarrasser des lilas sauvages : je n’arrive pas à empêcher ces mauvaises herbes de pousser. Tu m’accompagnes ? »

Un regard à ma mère me suffit à comprendre que je n’avais pas vraiment le choix. J’étais surprise par cette demande ; papa ne m’avait pas amené aux Jardins depuis une paire d’années. Je me demandais ce qu’il voulait me dire qui lui fût si important et lui causa tant de peines. Allait-il me livrer ses « concis de philosophie », comme il aimait à les appeler, à l’époque où creuser des trous dans le sol et planter des graines de salade m’amusait encore ?
Je n’en savais rien, aussi allais-je tête basse et dépitée à la suite de mon père. Le trajet s’effectua dans le silence, un silence très pesant, très lourd. Une tristesse tout à fait étrangère à l’espièglerie et à la tendresse naturelle de mon père émanait de sa personne. Sa démarche même ne paraissait pas naturelle : elle était tordue en deux, voûtée, comme par le poids des ans. Bien qu’âgé, mon père n’avait jamais cédé à la pesanteur du temps ; maman, elle, avait pris du poids – sept enfants étaient en cause de cela -, et ses cheveux avaient blanchis, et elle avait vieilli visiblement, mais papa…papa était invincible. Papa était un roc. J’étais jeune, et je n’avais jamais connu que la mort des chiots que je recueillais ; j’avais déjà vu des adultes pleurer, bien sûr, comme Mamie Bellatine lorsqu’elle avait perdu Papi Mirot, notre vieux voisin avec qui elle s’entendait si bien, et puis j’avais vu Cyrano pleurer une fois quand il s’était fait rossé et piqué son goûter. Lorsque papa avait appris ça, il avait retrouvé la trace des enfants bagarreurs et leur avait assené plusieurs coups de balai bien sentis en criant : « Sacripants ! Voyous ! Canailles ! », Drôle de mots qui m’étaient toujours restés en tête sans que je parvienne à savoir ce qu’il voulait dire. Après ça, il avait pris Cyrano à part ; le lendemain, Cyrano avait donné un coup de boule à Gros-Lard, et on ne l’avait plus jamais embêté.

En bref, j’étais profondément inquiète par la vulnérabilité soudaine que je percevais chez mon père. Il ne m’en donna une explication que plus tard, lorsque nous étions arrivés au Jardin. C’était le début du printemps. Il y avait beaucoup de travail à faire, et je retrouvais sans difficulté les gestes répétitifs que m’avaient appris papa à l’époque où je l’accompagnais souvent ici.

« Tu es une grande fille, maintenant, Or », commença maladroitement mon père, tout en s’en prenant minutieusement à une liasse de lilas sauvages qui étouffaient un plant de rosier. « Tu vas bientôt avoir quatorze ans. »
« Oui, ‘pa. » Je me demandais où il voulait en venir. Je ne tardais pas à avoir ma réponse.
« Ta mère et moi…nous avons reçu un correctif de la part du Concile, quant à nos Augures, et aux vôtres. Il y a quelques…modifications. L’Un, tu le sais, est en résonnance avec chacune de ses parties ; un battement d’aile de papillon quelque part entraîne…enfin, tu sais. Enfin… » Mon père paraissait en difficulté. Sans plus de tact, il laissa tomber la nouvelle :
« Ta maman va mourir cette nuit. Je ne tarderais pas à la rejoindre.
Et nous avons décidé, en conséquence, de te révéler quels étaient tes Augures. »
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