Les Chroniques de Oromonde
Chapitre 4 : IV. Une foi pour toutes
Ecrit le Le Luang 25 Manhur 815.
Je repensais, à ce moment-là, à ce que papa m’avait déjà enseigné quant au Un dans ce Jardin.
Selon lui, l’Un n’englobe pas que le Destin des kil’déens. Le Un régit, par-tout. L’univers est composé de forces vives, d’énergies conflictuelles, d’inertie, de mouvements, et d’entropie. Le Un est la force qui lie l’espace ensemble, qui s’immisce dans la matière inerte pour l’amener à la vie, qui gouverne à la fois sur l’espace et le temps, fait que les instants ne nous apparaissent pas saccadés mais liés dans un continuum sensoriel et mémoriel. Il est la perspective qui donne sens à la durée, là où tout n’est qu’instants éclatés. Le Un est le liant entre tout ce qui se déchire et s’attire, le ciment entre les briques, la mélodie qui donne sens à la note. Nos vies sont semblables à cela. Les évènements qui s’y produisent ne sont pas distincts. Un regard rétrospectif tend à donner sens à ces choses pourtant accidentelles qui lui arrive. C’est parce que le Un travaille au cœur et au corps, forme la trame de la vie. Ceci est le travail du Un.

Je me rappelle que la première fois qu’il m’avait expliqué sa théorie, je n’avais guère plus de sept ans. Evidemment, pour moi, c’était difficile à comprendre ; d’autant plus que je me considérai comme bête dû à mes nombreuses difficultés scolaires, qui avaient poussé les enseignants publics à me signaler auprès de mes parents. Néanmoins, quand papa parlait, tout paraissait simple. Plus ou moins. Il m’amenait en compagnie des plus jeunes au Jardin, et nous apprenaient à poser des tuteurs autour des plantes, à disséminer des graines, à arracher les mauvaises feuilles, à reconnaître les matériaux. Le soleil frappait fort ce jour-là sur nos dos couvert d’une simple tunique de lin. J’avais été contrainte de porter un chapeau, ce que je détestais, pour éviter toute insolation, et j’étais affairée à écosser des petits pois. Mon père ponctuait ce travail répétitif de ses petites leçons de philosophie. J’ai conscience que, à le lire, cela a l’air d’être une situation terriblement ennuyante. Pourtant, à l’époque, j’étais passionnée par ce que racontait mon père ; ses propos délirants me paraissaient avoir la force et l’impact des mythes. J’admets que cette éducation m’a beaucoup marqué, et que j’ai encore du mal, aujourd’hui, à faire la part des choses entre ses dires et mes propres pensées. Je ne crois pas être capable de reproduire les raisonnements de mon géniteur.

Je savais que mon père avait un point de vue peu orthodoxe sur la question du Un. Je l’avais déjà vu se disputer avec des Précepteurs du Concile, ou simplement avec d’autres habitants. La plupart des kil’déens ne s’interrogeaient que très peu sur ce que signifiait vraiment le Un, ou le Cantatère, ou si Scylla avait jamais existé. Le concept de « blasphème » ou « d’hérésie » n’existent pas au Kil’Dé ; si cela avait été le cas, les propos de mon père en auraient été très proches. J’ai déjà dit que nous n’étions pas une famille riche, ni particulièrement éduquée. Mon père n’était qu’un humble jardinier. Mais il aimait lire, et surtout, il avait ce regard patient et décrypteur sur les choses. Visiblement, la conjonction de ses œuvres les plus simples, les plus physiquement éprouvantes, à ce tempérament calme et observateur avait donné cet ésotérisme méditatif. Mon père était convaincu d’avoir réellement saisi l’essence du Un, qui ne se livrait pas sous la formule disait-il « abrutissante » du Cantatère mais à travers l’évolution physique, scientifique de la vie.

« - Scylla n’a eu autant d’impact non pas parce qu’elle pouvait prédire l’avenir – un don bien idiot et inutile : moi aussi je peux prédire que nous allons tous mourir ! -, non, sa vision, l’Audre, tient à autre chose. » Il se tapotait alors le front. « Il faut voir ce qui lie les êtres, les objets physiques : c’est cela, une prophétie. Un liant parfait qui unit ensemble chaque micro-seconde, chaque pensée déviante de multiples existences entre elles. Un moment idéal où tout prend sens. Souvent un apocryphe, d’ailleurs : on n’a jamais autant de destinée qu’après sa mort. Le travail de l’oracle n’est pas prospectif mais rétrospectif : il ne voit pas le futur, il s’en souvient. Je ne te parle pas des causes et des effets, Or, laissons cela aux esprits mesquins, je ne te demande pas de subordonner mais de coordonner, de relier et délier ! »

Je ne savais pas ce que voulait dire la moitié des mots employés dans cette phrase, mais la prose passionnée de cet homme frêle d’ordinaire si tempérant avait le don de me captiver. Je l’ai dit : ses mots faisaient mythes, et les mythes sont une autre sorte de Lois.

« - Regarde ces pousses, Or. Tu ne le vois pas, mais elles sont déjà en train de lutter. Quelles racines gagneront le territoire le plus riche ? Quelle plante parviendra à assombrir ses voisines assez tôt pour s’assurer la plus grande part d’éclairage ? Laquelle sera, par chance, plus arrosée par tes soins que les autres ? Il en va de la vie et de la mort. Ces sèves ont un rôle à jouer l’une pour l’autre, aussi meurtrier soit-il. Il suffit maintenant que, par mégarde, tu marches dessus, ou qu’une limace vienne s’en repaître…et ce fragile organisme est modifié à jamais. Il évolue. Un simple petit évènement, la plus minuscule des limaces suffit à influer le cours du Destin dans son ensemble. A la façon des ondes qui se répercutent dans l’eau…le Un est le milieu physique (et non pas spirituel !) qui nous unit en tant qu’êtres et organismes, et qui englobe tout ce qui existe.

- Euh ?
- Le Un, c’est…c’est comme un grand vase qu’on aurait laissé tomber au sol, si tu veux. S’il est cassé, il est divisé en parties, tu comprends ?
- Ben oui, comme le verre que j’ai fait tomber tout à l’heure.
- Oui. Eh bien tu sais, chaque morceau de verre composait le verre auparavant, tu es d’accord ? »

J’avais un peu de mal à suivre ce raisonnement, aussi me fallût-il quelques minutes pour comprendre ce qu’il voulait dire. J’acquiesçai.

« - Elles ont donc un lien, une connexion entre elles : elles faisaient partie du même vase, ou verre, si tu veux.
- Euh…peut-être…
- Ce que je veux dire, ce que chaque être vivant est comme un morceau d’un grand vase brisé. Si on les réunissait tous exactement au bon endroit, cela donnerait le Un. Un seul corps, tu te rappelles ? »

Cette allusion au corps unique faisait référence à la première prédiction du Cantatère. Bien sûr que je m’en rappelais. L’instructeur public nous le faisait réciter tous les jours, quand il ne nous le dictait pas. Selon ses dires, je m’illustrais par une réinterprétation orthographique complète des œuvres de notre Prophète, ce qui faisait beaucoup rire les autres enfants de la classe. Pour ma part, je n’avais même pas encore compris la blague. Tous les enfants apprenaient les passages les plus importants du Cantatère par cette méthode, quand on ne tentait pas de nous l’apprendre par cœur. J’avais à l’époque déjà abandonné l’idée d’acquérir une telle mémoire et avais entrepris de rédiger des « aide-mémoires » que je dissimulai dans la couture de mes chaussettes. Pour le moment, je m’en tirais assez bien. Je dois dire que j’utilise encore aujourd’hui assez souvent cette méthode fort pratique.

« - Nous sommes tous des parties du Un. Il est ce qui nous unit, du plus petit au plus grand. Et le moindre grain de sable affecte tout l’ensemble. »

Cela avait été une idée plus facile à comprendre que le reste des théories métaphysiques de mon père sur la composition de l’univers, du temps, de l’espace, et de ce qu’il appelait organismes. J’étais bien contente d’avoir saisi au moins cela.
Mais, si je me remettais cette leçon en lien avec ce qu’il venait de me dire à l’instant, elle ne m’apportait guère de réconfort. Les Augures auraient donc aperçu des fluctuations dans le Destin, menant à la révision des prédictions concernant ma famille – entre autres chantiers de rénovation citoyens. C’étaient ces dernières innovations que papa essayait de m’expliquer, mais mon estomac s’était retourné aussitôt qu’il m’avait appris qu’il allait décéder sous peu.

« - C’est complètement débile ! » rageai-je fort utilement. « Ils se sont trompés, tu verras.
- Ma chérie, les Prédicateurs ne se trompent pas.
- Mais si ! Ils viennent déjà de changer les prédictions ! C’est qu’elles étaient fausses !
- C’est plus compliqué que ça…
- Comment ça pourrait être plus compliqué ? Il leur suffit pas de regarder dans leurs gros bouquins pour savoir ce qu’il va se passer ? Une personne ne peut pas connaître trente-six Destins différents, tout de même !
- Si, justement, c’est cela le problème.
- Mais ça n’a pas de sens !
- Oromonde, tu crois que tout doit avoir un sens, c’est un grand défaut de ta part. Car quel sens attends-tu, si ce n’est le tien ? », s’exaspéra mon père en réajustant ses lunettes. J’étais énervée, c’est vrai, et en colère par ce qu’il venait de me dire. Mais j’aimais aussi beaucoup mon père et je prenais à cœur toutes ses remarques critiques. Aussi finis-je enfin par me taire, matée par cette petite pique.

Comme dans mes souvenirs d’enfance, le soleil brûlait aussi le sol où nous nous tenions. Il était plus tard dans l’après-midi et des bancs de nuages écarlates signalaient l’approche de la fin du jour. J’avais toujours mal aux chevilles suite à ma rencontre musclée avec Iolain, et je me disais que c’était le jour le plus triste de ma vie. Même la beauté, simple et précieuse, de ces jardins jetés sous la clarté rougeoyante des astres ne parvenait pas à me dérider. J’avais les yeux gonflés de larmes que j’essayais de retenir pour avoir l’air d’une dure, d’une « vraie ». Rappelons que j’avais treize ans et demi à l’époque, que j’allais bientôt en avoir quatorze, et que cela avait été, jusque là, ma seule préoccupation dans la vie…

« - Excuse-moi, ma grande. Je n’aurais pas dû me fâcher. La journée a été longue. » Aujourd’hui, je me demande ce que cela peut coûter d’annoncer sa propre mort à ses enfants et de leur livrer les dernières pièces de sagesse qu’on croit les plus nécessaires à leur épanouissement futur.

« - Ce n’est pas à nous de juger du droit ou non des Augures. Ils ne sont pas heureux de nous transmettre ces modifications. Mais cela est leur devoir, comme il est de notre devoir d’assentir à notre Destin. Si nous avons une place sur cette scène étrange qu’est le monde, alors nous ne pouvons rien faire de mieux que jouer notre rôle. Il est normal qu’un jour, celui-ci se termine. Cela n’est pas triste, ma fille. Oh, si, un petit peu : on a mal au cœur, la personne vous manque. C’est normal. Mais c’est la Loi du monde. Nous avons tous eu notre place, et nous la laissons à d’autres qui la prendront à leur tour. Que voudrais-tu donc : une société où l’on accepte stoïquement la mort de l’autre, conscient qu’il a accompli son Destin, ou une où l’on pleure et souffre parce qu’on ne sait jamais si on est allé jusqu’au bout de ce qu’on avait à faire ? Ici au Kil’Dé, nous avons cette chance de ne pas avoir à nous poser la question. Dans les autres Sharss, les Sans-Destins errent, plein de confusion et de peine. Ils vivent leur existence à tout-va sans savoir pourquoi. Et ils ne le savent jamais. Puis ils meurent, et leur dernier moment est de se demander si cela valait le coup, s’ils ont fait tout ce qu’ils avaient à faire. Ils ne le savent pas non plus. Et la vie, ainsi, s’enchaîne. La liberté, ma grande, ce n’est pas la gesticulation émotionnelle, ce n’est pas l’abrutissement de la motricité ignorante. La liberté, c’est le savoir. Nous avons ce savoir. C’est un grand bonheur.
- Oui, bon, ça va, ‘pa. J’ai pigé ! Mais pourquoi ils ont changé le Destin alors ?
- Mais non, ils n’ont pas « changé » le Destin. Ils ont juste…eu une vision différente des choses.
- Mais comment c’est possible ? Le Destin, y en a qu’un seul. Ils ne le connaissent donc pas ?
- Le Destin n’est pas fixe, ma grande. Il…bouge. Il évolue.
- Quoi ? Mais c’est notre futur. Comment il peut évoluer ?
- Parce que le Destin est un état de constatation futur dont nous prenons conscience, parce qu’il remonte vers à nous à travers le temps. Il voyage dans son passé, c’est pour ça que je te disais autrefois que les Augures étaient prospectifs et non pas rétrospectifs. Et ce faisant, il modifie son passé et sa structure à venir. Tu comprends ?
- Euh…non.
- Un jour, peut-être. »

Mon père n’avait pas l’air de croire lui-même à ses propos. Il faut bien admettre qu’ils étaient assez obscurs, et il ne paraissait pas convaincu à s’écouter lui-même. Finalement, il se résolut à être plus direct.

« - Bref, trêve de théologie. Le soir tombe et je dois encore parler à tes frères. J’ai tes Augures avec moi. Je peux te les énoncer, mais tu es assez grande maintenant pour les lire toute seule. »
Je prenais la main pour saisir le morceau de papier froissé sur lequel mon père avait probablement recopié les énoncés oraux des Prédicateurs. Mon cœur me faisait mal, presqu’autant que mon ventre tordu par la peur et l’abattement. Je n’avais pas plus envie de lire mes augures que ça après tout ce qu’il s’était passé, aussi est-ce presque par simple réflexe que mes yeux les parcoururent.
Lorsque je les levai à nouveau, mes mains tremblaient. Mon père tâchait d’éviter mon regard.

« - Ce n’est pas juste. »

Il ne dit rien.
« - Ce n’est pas vrai », rajoutai-je. « Je ne vais tout de même pas…et puis de toute façon, qu’est-ce-que ça peut vouloir dire ? « Une maladie » ? Laquelle ? Je ne comprends pas… »
Il poussa un soupir, se redressa, et me tapota le crâne affectueusement.
« Rentrons, ma grande. Ta mère doit nous attendre. »
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